À Chacun Son Temps

Tout a son temps

Géraldine Martin, après sa retraite, ne reste pas les bras croisés. Elle fait partie de ces optimistes inébranlables qui semblent se recharger à la lumière du soleil. Elle ne se plaint pas de la vie; pourquoi le feraitelle? Elle sest mariée par amour, a eu une fille, et même si le mariage sest dissous, elle a continué à avancer. Les amis, le travail quelle aimait, les voyages laccompagnent.

Ce sont les voyages qui remplissent maintenant le vide créé par la retraite. Pas des circuits guidés, mais de véritables escapades en solitaire. Elle apprend à réserver des auberges de jeunesse, à tracer ses itinéraires et à attraper des autos-stop. Dans son sac à dos, un carnet regroupe les adresses de personnes prêtes à lhéberger nimporte où en France.

Un jour dautomne tardif, elle se dirige vers un petit village du HautRhin, célèbre pour ses maisons à colombages. La pluie tombe depuis laube, transformant les ruelles en rivières miroitantes. Géraldine, légèrement trempée, arrive devant la résidence quelle cherche: une bâtisse en bois sculpté, avec un grand porche. Serge Dubois, vieil ami de son amie, doit laccueillir pour deux nuits.

La porte souvre sur un homme grand, légèrement voûté, aux cheveux encore fournis malgré les grains, et aux yeux dun bleu dautomne dune clarté surprenante.

Entrez, Géraldine, je vous attendais, ditil dune voix calme, comme à un vieil ami.

Lintérieur exhale le parfum du cèdre, de la chaleur du feu et dune senteur familière dapéritif aux pommes. Serge est dun naturel réservé. Il lui tend silencieusement une grande serviette éponge, place un théière sur la table et sort, la laissant se réchauffer près du feu.

Le soir, ils partagent le thé. La conversation ne décolle pas; il est fermé, elle se sent invitée mais étrange, comme une invitée de trop. Lorsque le sujet glisse vers les voyages, une étincelle apparaît dans ses yeux.

Jai beaucoup parcouru le pays, lancet-il soudain. Géologue. Jai sillonné toute la France.

Il se lève et lui donne une vieille carte usée, couverte de notes, de tracés, de symboles étranges.

Cest votre vie, constate Géraldine sans poser de question.

Cétait, corrigeil doucement.

Le lendemain matin, la pluie cesse. Serge, à sa surprise, propose de lui faire visiter le village. Il ne lemmène pas sur les rues principales, mais dans les ruelles que seuls les locaux connaissent. Il montre la maison où est né un peintre célèbre, puis une forge abandonnée dont la porte porte encore une serrure noire, rongée par le temps. Il parle peu, mais chaque mot est précis, comme celui dun homme qui a appris à ménager sa voix.

Géraldine lécoute, le regarde, et se surprend à être profondément captivée. Ce nest pas le même émerveillement que celui des places ensoleillées de Nice ou des marchés bruyants de Lyon. Cest un intérêt calme, profond, comme leau dun lac de montagne.

Elle doit repartir dans deux jours, mais elle ne part pas. Elle dit que litinéraire peut changer. Serge acquiesce, sans surprise ni enthousiasme. Le lendemain à laube, il la réveille.

Allonsy, ditil. Je veux vous montrer un endroit.

Ils marchent sur un sentier humide de rosée, au milieu dun sapinier. Lair est lourd et enivrant. Soudain, la forêt sécarte, dévoilant la surface lisse dun lac, immobile et brillant comme un miroir. Le ciel avant laube, rose et doré, se reflète. Le silence est tel que lon entend la terre respirer.

Ils restent immobiles. Dans ce silence, il ny a aucune gêne, seulement une plénitude: le moment, la nature, les mots non dits qui flottent entre eux.

Après la mort de ma femme, jai cru que ma vie était terminée, raconte Serge, les yeux fixés ailleurs. Je ny trouvais plus de sens. Vous êtes arrivée et vous avez parlé du lever du soleil. Jai alors rappelé ce que cest que de vouloir à nouveau le voir. Cest pourquoi nous sommes ici.

Géraldine regarde ses mains solides, les rides près des yeux, le regard clair et paisible. Elle ne dit rien de grandiloquent. Elle pose simplement sa main sur la sienne. La chaleur se rencontre.

Je resterai un jour de plus, si ça ne vous dérange pas, proposet-elle.

Il se tourne vers elle, et dans ses yeux elle voit non le froid de lautomne, mais le soleil dété le plus éclatant.

Je suis contre? répliquetil. Jy suis pour.

Ils retournent, et le silence entre eux devient différent: profond, compréhensible, comme la surface dun lac. Leurs mains se frôlent parfois, geste le plus naturel du monde.

Chez Serge, sans quon le demande, il commence à empiler du bois pour la cheminée, et Géraldine trouve dans la cuisine de la farine et un pot de miel.

Vous voulez des crêpes? crietelle par la fenêtre du jardin.

Un ricanement doux, entre un toux et un rire, répond depuis la remise à bois. Elle se met à la tâche, étonnée de se sentir si à laise dans cette cuisine étrangère mais chaleureuse.

Il revient, se lave les mains.

Ça sent le paradis, ditil simplement, et pour Géraldine cest le plus beau des compliments.

Elle ne reste pas seulement un jour. Une semaine passe comme ce matin au bord du lac. Ils parlent de tout. Serge lui montre ses carnets géologiques, ses croquis de roches et de minéraux. Elle raconte ses compagnons daventure, dont une nuit passée dans une église abandonnée dun village du Massif Central. Ils rient, beaucoup, et leurs rires résonnent comme un écho dans leurs cœurs.

Mais les billets sont achetés, la fille attend sa mère à Paris, et la réalité rappelle son poids. Deux jours avant son départ, Géraldine est assise sur le porche, observant Serge réparer un nichoir.

Je pars bientôt, ditelle, comme pour tester la solidité de ces mots.

Il hoche la tête, les mains toujours à lœuvre.

Je sais.

Le soir, au dîner, il pose soudain sa fourchette.

Jai une affaire à vous proposer, Géraldine, ditil avec une formalité inhabituelle. Il y a un site, à trois heures de route, un failles peu connues où apparaissent des roches uniques. Je compte y aller pourriezvous maccompagner comme guide amateur?

Elle regarde ses yeux, les plus sincères quelle ait jamais vus, et comprend que cest sa façon de dire ce quil ne peut articuler. Sa façon de linviter à rester.

Pour combien de nuits? demandetelle, feignant le sérieux.

Pour autant que vous voulez, répondil, soutenant son regard. Lendroit est sauvage, aucune auberge. Seulement une tente.

Elle comprend que ce nest pas une simple proposition. Cest une invitation: dans son monde, son silence, sa vie.

Je suis libre les deux prochains jours, sourittelle. Très libre.

Le lendemain matin, ils partent dans son vieux «bobine» sur une route cahoteuse entre lacs et sapins. Le vent souffle à travers les vitres ouvertes, et lhabitacle sent le sapin, le chien et quelque chose dindéfiniment masculin: peutêtre les outils, peutêtre la route ellemême.

À lorée du même failles, sur un précipice abrupt au-dessus dune rivière turquoise, Géraldine sarrête. Ce nest pas quune belle image; cest la puissance, le silence millénaire, la grandeur.

Il se tient à côté, ne regardant pas le paysage, mais elle.

Alors? demandetil doucement.

Je reste, Serge, répondtelle tout aussi doucement, en se tournant vers lui. Longtemps, si ça ne vous dérange pas.

Il sourit.

Je suis contre? répètetil leur première plaisanterie. Je suis pour.

Et haut au-dessus de la rivière, sous les cris des oiseaux solitaires, deux retraités qui se sont trouvés aux carrefours de la vie sétreignent avec une intensité telle quils craignent de lâcher ce bonheur nouveau, fragile et incroyable. Il arrive trop tard trop tard pour la jeunesse mais exactement au moment où il était nécessaire.

Оцените статью