Sœurs de Cœur

Il y a longtemps, dans lune des vastes pièces dun immeuble communal du 19ᵉ arrondissement de Paris, vivaient deux vieilles sœurs, Albine et Valérie. Elles étaient réellement sœurs, et si lon ne tenait pas compte de leurs quelques années décart, on aurait pu les prendre pour des jumelles. Toutes deux étaient maigres, fines, avec des lèvres toujours pincées et des mèches de cheveux grisonnantes en bataille. Elles revêtaient chaque jour le même costume gris, austère, qui se confondait avec les murs décrépis. Lensemble de loccupants de limmeuble les haïssait, les craignait et les méprisait.

Les jeunes du quartier les détestaient parce quelles ne manquaient jamais dun commentaire acerbe, toujours insatisfaites, que ce soit à propos du bruit de la musique trop forte, des fêtes nocturnes ou des retours tardifs. Les enfants les redoutaient, car les vieilles dames se plaignaient systématiquement aux parents pour la moindre incartade: une lumière qui restait allumée dans les toilettes, un emballage de chocolat jeté dans le hall.

Micheline, douce et bienveillante, était la cible de leur mépris. Elle navait pas fait détudes supérieures, contrairement à Albine et Valérie qui, malgré la guerre, avaient réussi à obtenir un diplôme. Elle navait ni mari, ni enfants, et sa façon dintervenir constamment dans les affaires des autres était jugée odieuse. Pourtant, elle ne simmisçait jamais. Quand les gamins Victor et Sébastien rentraient tard ou jouaient à se chamailler, elle ne protestait jamais. Les deux jeunes hommes, eux, sen moquaient; ils savaient bien que les sœurs étaient des sœurs.

Les enfants, en revanche, adoraient Micheline. Elle ne dénonçait jamais les parents, quoi quil arrive, et lorsquelle souriait dun air espiègle, ils se taisaient, complices. Limmeuble était toujours plein de bruit et de bavardages.

Souvent, Albine, la plus âgée, sortait de leur petite salle et, les lèvres pincées, réprimandait les jeunes :

«On ne peut pas crier ainsi, il y a peutêtre quelquun qui repose! Le père Pierre vient de revenir du travail, et Madame Valérie, par exemple, écrit un livre!»

Elle désignait la porte derrière laquelle sa sœur, effectivement, sattelait à la rédaction dun manuscrit. Tout le monde se moquait delle, à lexception de Micheline, qui, toujours en tête, restait impassible.

«Valérie, quand finirastu ce livre? Jattends avec impatience de le lire, sécria la vieille dame en éclatant de rire.»

Valérie serra ses lèvres fines, entra dans la pièce et éclata en sanglots sur lépaule de sa sœur :

«Albine, pourquoi parler de ce livre? Ils se moquent déjà de nous.»

«Quils rient, quils rient, répondit Albine. Ce nest pas par méchanceté. Ce sont nos voisins, presque notre famille. Ne te laisse pas atteindre, ne pleure pas.»

En 1940, la guerre éclata, et en septembre, lOccupation sinstalla. La faim ne se fit pas tout de suite sentir, mais le froid arriva rapidement. Limmeuble shabitua lentement aux nouvelles conditions: les cartes de rationnement, les pièces vides, les sirènes qui hurlaient, labsence dodeurs de cuisine, les visages pâles et émaciés, le silence oppressant.

Les jeunes ne jouaient plus de la guitare, les enfants ne se cachaient plus. Tout était calme, et ce silence déchirait les âmes plus que le vacarme davantguerre. Albine et Valérie saffinèrent encore davantage, mais continuaient à porter leurs costumes gris qui pendaient sur leurs épaules comme des drapeaux de deuil, veillant désormais à un ordre nouveau.

Micheline ne sortait plus que par nécessité. Un jour, elle disparut totalement. Elle ne revint jamais. Albine et Valérie la cherchèrent pendant plusieurs jours, en vain. Elle sétait évanouie comme si elle navait jamais existé.

Au printemps 1942, la première mort survint dans limmeuble: la mère de Théophile, le petit garçon du quartier, mourut, le laissant tout seul. Tout le monde compatissait, mais la guerre ne laissait guère de place aux consolations. Le temps reprit son cours, et on oublia rapidement Théophile. Les deux sœurs, elles, ne loublièrent pas. Elles prirent le garçon sous leur aile, le nourrissant, veillant sur lui. Il navait que onze ans en octobre. Plus tard, quand les parents de Vincent et Henri disparurent, le père étant parti au front sans nouvelles, Valérie et Albine devinrent leurs protectrices, comme pour tous les enfants de limmeuble, qui étaient nombreux.

Chaque jour, à la même heure, les sœurs préparaient une soupe unique. Elles la mijotaient longuement, y ajoutant tout ce quelles pouvaient trouver: un peu dorge, des miettes de pain rassis, parfois un morceau de viande en conserve. Le résultat était une soupe dune saveur surprenante, qui nourrissait tous les gamins affamés. Elles lappelèrent «la Bêtise», en référence à une vieille expression de leur région.

«Maman Albine, pourquoi «la Bêtise»?», demanda Théophile, intrigué par le nom.

En entendant le prénom de Victor, les yeux dAlbine se remplissent de larmes, même si le garçon était mort depuis six mois. Elle répondit :

«Anatole! Nous la cuisinons à la façon de la Bêtise, cest pourquoi elle porte ce nom.»

«Comment?», répliqua le petit.

«Cest simple: on y jette tout ce quon trouve, du froment à lavoine, on lassaisonne avec de la colle de bricolage, et si la chance nous sourit, on ajoute une cuillère de ragoût en conserve.»

Albine pressa un minuscule morceau de sucre sur la langue du garçon, pour quil ne perde aucune parcelle en le passant de main en main.

«Théophile, va voir si Valérie a trouvé de la colle! Il faut bien assaisonner la Bêtise.»

Bientôt, tous les orphelins furent rassemblés dans la petite pièce des sœurs. Ils vivaient ensemble, plus chauds, moins effrayés. Ils se blottissaient les uns contre les autres, et Valérie leur racontait le soir des contes tirés de son propre manuscrit. Ce livre, inachevé depuis longtemps, avait fini sur le feu, mais elle mémorisait chaque histoire et en inventait de nouvelles. Les enfants réclamaient sans cesse :

«Maman Valérie, racontenous aujourdhui la Belle des Monts de Glace.»

«Je le ferai,» répondait-elle, et débutait son récit.

Chacun avait un rôle: Théophile faisait brûler le feu, Vincent ramassait le bois, les filles allaient chercher de leau, les cartes de rationnement étaient distribuées, la soupe était aidée, et tous chantaient le matin, même si la voix de Henri était hésitante. Un jour, Albine ramena une petite fille du quartier, à bout de forces, presque morte. Plus tard, Valérie en rapporta un autre garçon, puis encore dautres…

À la fin du blocus, douze enfants vivaient sous le toit des sœurs. Tous avaient survécu, comme par miracle. Même après la guerre, la «Bêtise» continuait dêtre servie. Les enfants grandirent, séparpillèrent, mais jamais on noublia jamais Albine ni Valérie. Elles vécurent presque jusquà cent ans, chacune gardant son livre de contes, que lon rebaptisa «Ma chère communauté». Chaque 9mai, jour de la libération, toute la famille élargie se rassemblait chez les deux vieilles dames, tant quelles étaient en vie, formant une grande fête familiale qui sétendait aux petitesenfants, aux arrièrepetitesenfants

Et vous savez quel était le plat principal? Exactement, la soupe «la Bêtise». Rien ne goûtait mieux que cette soupe du siège, assaisonnée de bonté et de lesprit indomptable qui avait sauvé tant denfants.

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Sœurs de Cœur
La vie continue toujours