«Jen ai assez de porter tout le monde sur mon dos! Plus un seul centimealors nourrissezvous comme vous voulez!», hurla Amandine en bloquant la carte.
Elle poussa la porte de lappartement et entendit immédiatement des voix depuis la cuisine. Son mari, Guillaume, discutait avec sa mère, Madeleine Dubois. La vieille dame était arrivée ce matin et sétait installée, comme dhabitude, dans la cuisine.
«Alors, le téléviseur?» demanda Guillaume.
«Il est vraiment vétuste,» se plaignait la bellemère. «Limage est à la hâte, le son grince. Il aurait dû être changé il y a longtemps.»
Amandine enleva ses chaussures et se dirigea vers la cuisine. Madeleine sirotait son thé à la table, tandis que Guillaume jouait avec son téléphone.
«Ah, Amandine est là,» déclara son mari avec un sourire. «Nous parlions juste du téléviseur de maman.»
«Quel est le problème?» demanda Amandine, épuisée.
«Il est complètement cassé. Il faut en acheter un nouveau,» répondit Madeleine.
Guillaume posa son téléphone et fixa son épouse.
«Cest toujours toi qui paies ce genre de choses. Achètela un téléviseur. Nous navons pas envie de toucher à notre argent.»
Amandine resta figée, le manteau encore enfoncé dans ses bras. Il le dit avec la même désinvolture que sil achetait du pain.
«Je nai pas envie non plus. Et toi?» rétorqua-telle.
«Tu as un bon travail, un salaire correct,» argumenta Guillaume. «Le mien est modeste.»
Amandine le regarda dun air interrogateur, comme pour sassurer quil était sérieux. Le visage de Guillaume irradiait la certitude davoir raison.
«Guillaume, je ne suis pas une banque,» murmura-telle lentement.
«Allez, ce nest quun téléviseur,» balaya-til la remarque.
Elle sassit à la table, repensant aux derniers mois. Qui avait payé le loyer? Amandine. Les courses? Amandine. Les factures délectricité, deau, de gaz? Encore Amandine. Les médicaments de Madeleine, qui se plaignait sans cesse de sa tension et de ses articulations? Amandine. Et le crédit que la bellemère avait souscrit pour des travaux, abandonné après trois mois? Amandine lavait repris.
«Tu te souviens?» demanda Guillaume.
«Je me souviens bien de qui a tout réglé depuis deux ans,» répliquatelle.
Madeleine intervint: «Amandine, cest toi la maîtresse de maison, cest à toi de prendre les responsabilités. Ce téléviseur, ce nest quun achat pour la famille.»
«Pour la famille?» répéta Amandine. «Et où est la famille quand il faut dépenser?»
«Nous ne sommes pas inactifs,» rétorqua Guillaume. «Je travaille, et maman aide à la maison.»
«Aider à la maison?» sétonna Amandine. «Madeleine ne fait que venir prendre le thé et raconter ses maux.»
La bellemère se vexa. «Je ne fais que parler?Je vous conseille sur la bonne gestion du foyer.»
«Des conseils pour que je finance tout?» rétorqua Amandine.
«Qui dautre?» demanda Guillaume, sincère. «Tu as un emploi stable et un bon revenu.»
Amandine regarda son mari comme sil venait de lui révéler une vérité absolue.
«Et que faistu de ton argent?» demandatelle.
«Je le mets de côté,» réponditil. «Au cas où.»
«Pour quel cas?»
«On ne sait jamais, une crise, un licenciement il faut un coussin de sécurité.»
«Et où est mon coussin?»
«Tu as un emploi sûr, ils ne te licencieront pas.»
Amandine resta calme. «Il est peutêtre temps que vous décidez vousmêmes ce que vous achetez et avec quel argent.»
Guillaume sourit. «Pourquoi parler comme ça? Tu gères largent à la perfection, et nous essayons déjà de ne pas trop te solliciter.»
«Pas me solliciter?» La colère monta dun cran. «Tu penses vraiment ne pas me mettre de charge?»
Madeleine intervint à son tour. «Nous ne te demandons pas dacheter quelque chose tous les jours, seulement quand cest indispensable.»
«Un téléviseur, cest indispensable?»
«Absolument!Comment vivre sans télé?Les infos, les émissions»
«On peut tout regarder en ligne.»
«Je ne comprends pas Internet,» coupa Madeleine. «Il me faut une vraie télé.»
Amandine réalisa que le débat tournait en rond. Tous deux croyaient fermement que cétait à elle de subvenir à leurs besoins, tandis quils thésaurisaient chaque centime.
«Très bien,» ditelle. «Dismoi le prix du téléviseur que vous voulez.»
«On peut en trouver un bon pour quarante mille euros, grand, avec internet,» annonça Guillaume, tout content.
«Quarante mille euros,» répéta Amandine. «Ce nest pas grandchose.»
«Tu sais combien je dépense chaque mois pour notre famille?»
«Beaucoup, probablement.»
«Environ soixantedix mille euros: lappartement, les courses, les factures, les médicaments de Madeleine, son prêt.»
Guillaume haussa les épaules. «Cest la famille, cest normal.»
«Et toi, que dépensestu pour la famille?»
«Parfois du lait, du pain.»
«Tu ne dépenses que cinq mille euros par mois pour la famille,» calcula Amandine. «Et ce nest même pas chaque mois.»
«Je fais des économies pour les mauvais temps.»
«Pour qui?Le tien?»
«Pour nous tous.»
«Alors pourquoi ton argent reste dans ton compte personnel et non dans un compte commun?»
Guillaume se tut. Madeleine fit de même.
«Amandine, tu dis nimporte quoi,» finit par dire la bellemère. «Mon fils subvient à la famille.»
«Avec quoi?» sétonna Amandine. «La dernière fois que Guillaume a acheté des courses, cétait il y a six mois, et seulement parce que jétais malade et que je lai poussé à sortir.»
«Mais il travaille!»
«Et moi aussi. Mais mon salaire finit toujours par payer tout le monde, le sien ne sert quà lui.»
«Cest comme ça,» balbutia Guillaume. «La femme gère le foyer.»
«Gérer le foyer ne veut pas dire porter tout le monde sur son dos,» répliqua Amandine.
«Que proposestu?» demanda Madeleine.
«Que chacun subvienne à ses propres besoins.»
«Comment?La famille?»
«La famille, cest que chacun contribue à parts égales, pas quun seul finance tout le reste.»
Guillaume resta perplexe. «Cest étrange,» ditil. «Nous sommes mariés, nous avons un budget commun.»
«Un budget commun,» ricana Amandine. «Cest quand les deux versent dans la même cagnotte et dépensent ensemble. Or, je remplis la caisse et toi tu gardes ton argent pour toi.»
«Ce nest pas pour moi,cest pour lavenir.»
«Pour ton avenir.Quand il faut de largent, tu le dépenses pour tes propres besoins, pas les nôtres.»
«Comment le saistu?»
«Je le sais. En ce moment, ta mère veut un téléviseur. Tu as quarante mille euros de côté. Tu le lui achèteras?»
Guillaume hésita. «Ce sont mes économies.»
«Exactement, les tiennes.»
Madeleine tenta de rétablir lordre. «Amandine, tu ne devrais pas parler ainsi à ton mari. Un homme doit se sentir chef de famille.»
«Et le chef de famille doit soutenir la famille, pas vivre aux dépens de sa femme.»
«Guillaume ne vit pas de toi!» protesta Madeleine.
«Si, le fait. Depuis deux ans, je paie le loyer, la nourriture, les factures, tes médicaments et ton prêt. Toi, tu épargnes pour tes besoins personnels.»
«Ce nest que temporaire,» tenta de se justifier Guillaume. «Cest une crise, les temps sont durs.»
«Nous traversons une crise depuis trois ans,» rétorqua Amandine. «Chaque mois, tu transfères davantage de dépenses sur moi.»
«Je ne transfère rien, je demande de laide.»
«Aide?Astu payé le loyer le moins dun demian?»
«Non, mais»
«Et les courses?»
«Parfois.»
«Acheter du lait une fois par mois ne compte pas comme courses.»
«Daccord, je nai pas acheté. Mais je travaille et japporte de largent au foyer.»
«Tu lapportes et le caches immédiatement dans ton compte personnel.»
«Je ne le cache pas, je le garde pour lavenir.»
«Pour ton avenir.»
Madeleine reprit, furieuse. «Questce qui tarrive?Tu ne te plaignais jamais.»
«Je pensais que cétait temporaire, que tu finirais par partager les charges.»
«Et maintenant?»
«Je réalise que je suis traitée comme une vache à lait.»
«Comment osestu dire ça!» éclata Guillaume.
«Quappellestu dautre que cadeau?Le téléviseur est indispensable à maman!»
«Si maman a besoin dun téléviseur, elle doit lacheter avec sa pension, ou tu le fais avec tes économies.»
«Sa pension est petite!»
«Et mon salaire est extensible comme du caoutchouc?»
«Tu peux le payer.»
«Oui, mais je ne veux pas.»
Le silence sinstalla. Guillaume et Madeleine se regardèrent.
«Questce que cela veut dire, ne pas vouloir?» demanda doucement Guillaume.
«Cela signifie que je suis fatiguée de soutenir la famille toute seule.»
«Mais nous sommes une famille, on doit sentraider.»
«Exactement, sentraider, pas quun seul subventionne tout le monde.»
Amandine se leva, consciente que lon la voyait comme un distributeur dargent à la demande.
«Où vastu?» demanda Guillaume.
«Je moccupe de mes affaires.»
Sans un mot de plus, elle sortit son téléphone, ouvrit lapplication bancaire, bloqua la carte commune à laquelle Guillaume avait accès, puis transféra toutes ses économies vers un compte personnel ouvert un mois auparavant.
«Que faistu?» demanda Guillaume, inquiet.
«Je règle mes affaires financières,» répliquatelle, ferme.
Il tenta de jeter un œil à lécran, mais elle lorienta hors de vue. En cinq minutes, tout largent était arrivé sur son compte privé, inaccessible à Guillaume et à Madeleine.
«Amandine, questce qui se passe?» sécria til, alarmé.
«Ce qui aurait dû arriver depuis longtemps se produit enfin.»
Elle entra dans les paramètres de la carte et révoqua définitivement laccès à tout le monde, sauf à elle. Guillaume, abasourdi, ne saisissait pas lampleur du geste.
Madeleine se leva brusquement. «Quastu fait?Nous serons sans argent!»
«Vous garderez ce que vous gagnez vousmêmes,» répondit Amandine, imperturbable.
«Quentendstu par nousmêmes?Quen estil du budget familial?» hurla la bellemère.
«Nous navons jamais eu de budget commun. Il ny avait que mon budget, dont vous vous serviez tous.»
«Tu as perdu la raison!Nous sommes une famille!»
Dune voix posée, Amandine déclara :
«À partir daujourdhui, nous vivons séparément. Je ne suis pas obligée de payer vos caprices.»
«Quels caprices?Ce sont des dépenses nécessaires!»
«Un téléviseur à quarante mille euros, cest une dépense nécessaire?»
«Pour maman, oui!»
«Alors que maman lachète avec sa pension, ou que tu le payes avec tes économies.»
Madeleine sachemina vers son fils. «Pourquoi restetu muet?Faisle réagir!Cest ta femme!»
Guillaume marmonna, évitant le regard dAmandine. Il savait quelle avait raison mais ne voulait ladmettre.
«Guillaume, pensestu vraiment que je devrais subvenir à toute ta famille?»
«Nous sommes mariés.»
«Être mariés, cest un partenariat, pas une situation où lun porte les autres.»
«Mon salaire est plus petit!»
«Ton salaire est plus petit, mais tes économies sont plus grandes, parce que tu ne les dépenses que pour toi.»
Guillaume resta muet. Madeleine, voyant que son fils ne pousserait plus sa femme, décida dintervenir :
«Amandine, rends largent immédiatement!Je manque de médicaments!»
«Achètele avec ton argent.»
«Ma pension est maigre!»
«Demandele à ton fils, il a des économies.»
«Guillaume, donnemoi de largent pour les médicaments!»
Le fils balbutia. «Maman, je garde ça pour la famille.»
«Je suis la famille!»
«Ce sont mes économies.»
«Tu vois?Quand il sagit de dépenser, largent devient soudainement personnel.»
Madeleine changea de tact. «Parlons calmement. Tu as toujours été gentille, toujours aidante.»
«Jai aidé jusquà réaliser que jétais exploitée.»
«Tu nes pas exploitée, tu es appréciée.»
«Appréciée pour quoi?Pour payer toutes les factures?»
«Pour soutenir la famille.»
«Je ne soutiens pas une famille, je soutiens deux adultes capables de gagner leur vie.»
Le lendemain, Amandine se rendit à la banque, ouvritAlors, le rideau se referma sur le silence libérateur dAmandine, qui, enfin maîtresse de son destin, contempla lhorizon sans le poids du passé.







