Un Bonheur Silencieux

Le petit Théo navait que trois ans lorsquil perdit sa mère. Elle mourut sous ses yeux, parvenant à le pousser hors dune moto qui fonçait vers eux. Sa robe rouge senflamma comme une bougie, puis le silence et lobscurité sabattirent.

Les médecins firent tout ce quils purent, et Théo rouvrit les yeux. Tout le monde redoutait le moment où il appellerait sa mère, mais il resta muet, durant six longs mois. Une nuit, il séveilla en hurlant «Maman!» et la mémoire revint, flamboyante comme le feu dune chandelle rouge.

À cette époque, Théo vivait dans un foyer pour enfants à Lyon et ne comprenait pas pourquoi on ly avait placé. Il avait pris lhabitude de se tenir près dune grande fenêtre donnant sur la rue et lallée principale, scrutant lhorizon dun regard tendu.

«Questce que tu fais là, planté comme un piquet?», râlait la vieille auxiliaire, Marguerite, en maniant la serpillière avec une dextérité presque artistique.
«Jattends maman. Elle viendra me chercher.»
«Ah, mon ptit cœur, laissemoi toffrir un thé, ça te réchauffera le moral.»
Théo acquiesça, puis revint à sa fenêtre, sursautant à chaque pas de quelquun qui sapprochait du foyer.

Les jours filetaient, les mois ségrenaient, mais Théo ne quitta jamais son poste, espérant le jour où la robe rouge apparaîtrait dans le gris monotone du ciel et où sa mère, les bras grands ouverts, dirait: «Enfin, je tai trouvé, mon petit!»

Marguerite, les yeux embués de larmes en regardant lenfant, le plaignait plus que les autres résidents, mais elle ne pouvait rien faire. Les médecins, psychologues et autres spécialistes tentaient de le persuader de ne pas attendre indéfiniment, de ne pas rester planté toute la nuit à la fenêtre, de samuser, de jouer, de se faire des copains.

Théo acquiesçait, souriait aux adultes qui ne comprenaient rien, puis, dès quils le quittaient, il retournait à son point de mire. Marguerite, chaque matin, ne comptait plus ses allersretours à travers la vitre, mais elle ne pouvait sempêcher de lui faire signe en partant.

Un soir, la vieille auxiliaire rentra chez elle, traînant ses pieds fatigués sur le chemin du pont qui surplombe les rails de la SNCF. Personne ne sy attardait, mais ce soir, une jeune femme se tenait là, regardant le vide avec une tension palpable. Soudain, un geste fugace lui fit comprendre ce quelle voulait.

«Eh ben, quelle tête de mule!», lança Marguerite en sapprochant.
«Quavezvous dit?», demanda linconnue aux yeux délavés.
«Tête de mule, je vous dis! Vous avez pensé à quoi, espèce de peste? Vous ne savez pas que cest un péché de se priver ainsi? Ce nest pas à vous de décider!»
«Et si je nen peux plus?», sécria la femme, la voix tremblante. «Si je nai plus de forces, plus de sens à tout ça?»
«Alors venez chez moi. Jai une petite chambre au rezdechausée, on pourra discuter. Restez pas plantée là comme un piquet.»

Marguerite séloigna sans se retourner, le souffle retenu. Derrière elle, les pas de la femme résonnaient, et la vieille dame poussa un soupir de soulagement, contente davoir agi à temps.

«Comment tappellestu, petite embrouilleuse?»
«Zélie.»
«Zélie Ma fille sappelait ainsi. Elle est morte il y a cinq ans, victime dune forte maladie qui la consumée en un an. Depuis, je suis veuve, sans enfants, sans petitsenfants, sans mari. On mappelle Marguerite. Viens, entre, cest pas un palais mais cest à moi. Je vais me changer, préparer le dîner, et on boira un thé.»

Zélie, les yeux pleins de reconnaissance, sourit à la vieille femme.
«Merci, tante Marguerite.»
«De rien, ma petite biche. La vie nest jamais facile pour une femme, on pleure, on souffre, mais se lancer dans le désespoir, cest le dernier des plaisirs.»
«Ne vous méprenez pas», répliqua Zélie en réchauffant ses mains autour dune tasse de thé parfumé, «je suis forte. Cest juste un petit moment de folie, je ne sais pas comment.»

Zélie était née dans un petit village de la Drôme, où lenfance était synonyme de jeux et de pain chaud. Ses parents laimaient, elle était leur unique petite fille. Puis tout bascula. Son père disparut, parti vivre à Paris avec une seconde famille. Sa mère, anéantie, se mit à boire à outrance et à éclater contre sa fille.

En guise de vengeance contre son mari quelle navait jamais divorcé, la mère invita des hommes inconnus chez eux, abandonna les tâches ménagères, et la charge tomba sur les épaules de la jeune Zélie. Bientôt, les amis ivres de la mère dépouillèrent ce qui restait du père.

Zélie chercha du travail chez les voisins, arrosant les potagers, aidant à la cuisine, en échange de denrées. Elle nourrissait sa mère avec ce quelle gagnait, sans jamais recevoir de gratitude. Elle avait compris quune famille normale ne reviendrait jamais.

Le père, jamais, ne les avait appelées. On lui racontait quil vivait au Canada. Zélie sut alors quelle ne le reverrait jamais.

La pauvreté lempêcha davoir des amies, et les garçons du village évitaient la fille de la femme bourrée, la plongeant dans une solitude plus profonde que la Seine en hiver. Son village était assez aisé pour que les familles comme la sienne soient une exception, faisant delle une paria.

Une nuit, alors quelle dormait dans sa petite chambre, le mari ivre de sa mère fit irruption. Zélie réussit à séchapper par la fenêtre, échappant de justesse à un drame.

Avant laube, elle se cacha sous le vieux hangar, attendit que le silence revienne, puis, discrètement, récupéra ses papiers, quelques pièces dargent cachées, quelques vêtements, et senfuit sans se retourner.

Le soir même, son père, Jean, arriva en voiture de sport il était chauffeur routier depuis des années pour la retrouver. Horrifié, il interrogea les voisins, mais personne ne savait rien. Il découvrit alors la misère de sa fille et, en larmes, maudit son retard.

Durant ses voyages, Jean avait rencontré la riche célibataire Geneviève, qui commandait souvent son service de transport. Elle lattirait par son charisme, et après quelques années, elle eut deux fils. Un jour, elle annonça à Jean quelle partait vivre aux ÉtatsUnies.

«Tu veux vivre avec nous? Allonsy ensemble. Sinon, reviens à ta femme. Je taime, Jean, et ce sera dur sans toi, mais je ne force personne. Décide.»

Jean choisit Genevière. Il regretta davoir laissé Zélie, mais ne voulait plus diviser deux foyers. La mère de Zélie, toujours ivre, lexaspérait encore plus.

Un jour, alors que Zélie était à lécole, Jean rentra à la maison et surprit sa femme avec un autre homme. Cela scella le sort. Quand Zélie rentra, elle ne vit que sa mère bourrée qui lui annonça que son père lavait abandonnée pour toujours. Zélie décida de fuir la campagne.

Elle arriva à Lyon, où la gentille vieille veuve, Isabelle, lui loua une petite chambre. Zélie paya trois mois davance. Quand le contrat fut terminé, Isabelle, touchée par la diligence de Zélie, lui proposa de soccuper delle en échange du loyer gratuit. Pendant cinq ans, Zélie fit tout pour la vieille dame, qui devint finalement alitée. À la mort dIsabelle, Zélie hérita dun modeste appartement en périphérie.

Puis Zélie rencontra Yves, un jeune banquier charmant. Deux années de bonheur durèrent jusquau jour où elle le surprit avec une autre. Yves la chassa, la frappa violemment, et elle finit à lhôpital, enceinte dun bébé qui ne vit jamais le jour. Les médecins annoncèrent quelle naurait plus denfants. Sans mari, sans maison, sans même lappartement hérité Yves lavait vendu pour sacheter une décapotable Zélie erra sans but.

En sortant de lhôpital, elle marcha sans savoir où, jusquà ce que ses pas la guident vers le même pont de la SNCF où elle avait vu Marguerite la veille. Marguerite lécouta sans linterrompre, puis, quand Zélie se tut, déclara:

«Ce nest pas la fin du monde. Il faut vivre, ma fille, tu as toute la vie devant toi, lamour, le bonheur. Reste chez moi un moment, je travaille toute la journée et je ne rentre que le soir.»

Zélie passa deux semaines chez Marguerite, retrouvant un peu despoir. Un nouveau gardechamp, Grégoire, vint faire le tour du quartier. Marguerite était absente, il discuta avec Zélie et promettait de revenir. Il revint plusieurs fois, devenant rapidement le confident dOlga, alias Zélie.

Un jour, Grégoire lappela:

«Connaissezvous Ivan Andreïevich Savélev ?»
«Oui, cest mon père.»
«Il te cherche depuis des années.»

Grâce à lui, Zélie retrouva son père, qui, soulagé, lui acheta un bel appartement, ouvrit un compte en banque conséquent, laida à décrocher un poste dans une agence de communication, et promit de la visiter plus souvent.

Quelques mois plus tard, Zélie rendit visite à Marguerite avec des biscuits. La vieille femme était couchée, fiévreuse et affaiblie.
«Je crois que je ne vais pas men sortir, ma petite.»
«Ne dites pas ça, tante Marguerite. Jai appelé lambulance, ils arrivent. Vous me faites confiance?»
«Oui. Écoutez, je travaille à lorphelinat. Il y a un petit garçon, Théo, qui vient davoir cinq ans. Je veux lui laisser mon appartement, cest ma petite volonté.»
«Qui est ce garçon?Comment je le reconnaîtrai?»
«Vous le reconnaîtrez. Il est celui qui, depuis deux ans, reste planté devant la fenêtre du deuxième étage, attendant sa mère en robe rouge»

Lambulance emmena Marguerite à lhôpital, puis à une cure thermale, tout frais payé par Zélie. À son retour, la fenêtre de lorphelinat était vide: Théo avait été adopté.

Les enfants racontaient que, un matin, alors que Théo était à son poste, une silhouette féminine apparut sur le trottoir. Il poussa un cri, le cœur battant, et la femme en robe rouge le regarda droit dans les yeux, puis agita la main.

«Maman!»

Théo courut vers elle, craignant quelle ne parte. Mais elle laccueillit les bras grands ouverts.

«Maman! Oh, ma petite, je savais que tu reviendrais!»

Zélie le serra dans ses bras, les larmes aux yeux, et promit de ne plus jamais le laisser connaître la douleur. Les années passèrent : Zélie et Grégoire sétablirent dans une grande maison, élevèrent Théo qui se préparait à entrer à lécole et attendait larrivée dun petit frère. Marguerite, désormais récupérée, y vivait, reconnaissante à Zélie et Grégoire pour tout ce quils avaient fait.

Et le bonheur tranquille de cette petite famille résidait dans lamour quils se donnaient chaque jour, à la bonne franquette, avec un brin dironie mais toujours un cœur ouvert.

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