Retrouvés au cœur de la forêt

6mai2025 Journal

Tout a commencé par un bref message sur le fil dactualité: une photo dun homme au milieu des bois, légendée «Disparu dans la forêt, besoin daide». Jai fixé lécran comme si jattendais un signal spécial. Jai quarantehuit ans, un travail stable à Lyon, un fils adulte qui vit à Marseille, et une habitude tenace de ne pas mimmiscer dans les malheurs dautrui. Ce soir-là, quelque chose a changé: linquiétude ne me quittait plus, comme si cétait un proche. Jai finalement cliqué, jai écrit au coordinateur de léquipe de recherche «LiseAlert».

La réponse est arrivée rapidement, courtoise, avec des consignes claires. Dans le groupe des novices, on nous a expliqué le déroulement: rassemblement à la périphérie du hameau de SaintJean à 19h, prendre une lampe frontale, des réserves deau et de nourriture, des vêtements chauds. Sécurité avant tout. Jai rangé dans mon sac à dos un vieux thermos de thé, une trousse de premiers soins, des chaussettes de rechange. Une légère vibration dans les doigts, inhabituelle, me rappelait que jétais désormais partie dun tout plus grand.

Chez moi, le silence était revenu: la télévision éteinte, lodeur du pain frais qui sortait du four. Jai vérifié le portable; le coordinateur ma rappelé lheure du point de ralliement. Je me suis demandé pourquoi je partais? Pour me prouver quelque chose à mon fils? Pour tester mes limites? Ou simplement parce que je ne pouvais pas rester les bras croisés? Aucun doute ne sest installé.

Le crépuscule tombait déjà. Des voitures filaient sur lautoroute, emportant les soucis des citadins. Le vent du soir caressait le col de ma veste. Laccueil des bénévoles fut réservé: des visages jeunes de vingt ans, dautres plus mûrs que moi. La coordinatrice, une femme à la coupe courte, a rapidement donné le briefing: rester près du groupe, écouter la radio, ne jamais séloigner. Nous avons hoché la tête en même temps.

Nous avons avancé le long dune petite clôture, la forêt sépaississant à mesure que la lumière déclinait. Au bord du village, on entendait déjà le chant des merles et le froissement des feuilles sous nos pas. Les lampes révélaient des brins dherbe mouillés et de rares flaques deau après la pluie de laprèsmidi. Je me suis placé au milieu de la colonne, ni tout à lavant, ni tout à larrière.

Une tension grandissait à chaque pas dans lobscurité: chaque ombre semblait un nouveau seuil de peur. Les branches se frottaient entre elles sous les rafales, un craquement lointain a retenti. Quelquun a plaisanté à demivoix sur un entraînement avant un marathon. Jai gardé le silence, à lécoute de mon propre corps; la fatigue augmentait plus vite que mon adaptation à lobscurité.

Chaque fois que la coordinatrice arrêtait le groupe pour vérifier la radio, mon cœur battait plus fort. Javais peur de rater un signal ou de me perdre par inadvertance. Mais tout se déroulait selon le protocole: ordres courts, appel nominal, discussion du tracé; certains proposaient de contourner la mare à droite.

Après une heure, nous étions si loin que les lumières du hameau avaient disparu derrière les troncs. Les lampes ne formaient plus quun anneau lumineux autour de nos pieds, le reste était un mur dombre. Mon dos transpirait sous le sac, mes bottes senfonçaient lentement dans la rosée.

Soudain, la coordinatrice a levé la main, tout le monde sest figé. Une voix douce a rompu le silence:

Y atil quelquun?

Les lampes se sont tournées vers un buisson. Jai avancé avec deux autres volontaires.

Un vieil homme est apparu sous la lumière: mince, cheveux grisargent, mains sales. Il semblait effrayé, les yeux cherchant désespérément parmi nos visages.

Vous êtes JeanAndré?a demandé la coordinatrice, à voix basse.

Le vieil homme a secoué la tête:

Non Je suis Pierre Je me suis perdu cet aprèsmidi Ma jambe me fait mal je ne peux plus marcher

Un bref silence sest installé: nous cherchions une personne et en avons trouvé une autre. La coordinatrice a immédiatement transmis sur la radio:

Homme âgé repéré, cible différente, besoin dévacuation avec civière aux coordonnées actuelles.

Pendant que le centre confirmait les détails, je me suis approché du vieil homme, jai sorti de mon sac une petite couverture et lai doucement drapée sur ses épaules.

Depuis quand êtesvous ici?aije demandé doucement.

Depuis ce matin je cherchais des champignons puis jai perdu le sentier et ma jambea-t-il répondu, la voix mêlant fatigue et soulagement.

Notre mission sest transformée en un instant: au lieu de chercher, il fallait maintenant soutenir celui que personne nattendait.

Nous avons examiné sa cheville gonflée, il était évident quil ne pouvait plus se tenir. La coordinatrice a ordonné de rester sur place jusquà larrivée de la troupe principale avec la civière.

Le temps sétirait; le crépuscule cédait la place à la nuit. Mon téléphone naffichait quune barre de signal, la radio grésillait, la batterie se déchargeait plus vite à cause du froid. Peu à peu, le contact radio a disparu. La coordinatrice a tenté de joindre le QG, sans succès. Selon le protocole, nous devions rester immobiles et faire clignoter nos lampes toutes les cinq minutes.

Pour la première fois, je me suis retrouvé seul face à la peur: la forêt semblait plus dense, chaque ombre prenait lallure dune menace. Mais à côté de moi, le vieil homme frissonnait sous la couverture, murmurant à peine.

Les autres volontaires se sont regroupés autour de lui, ont partagé le reste de thé, offert un sandwich de leurs rations. Ses mains tremblaient davantage sous le froid et la fatigue.

Je naurais jamais pensé que quelquun viendrait merci à vous tousa-t-il murmuré.

Je lai regardé, silencieux, et un calme solide a remplacé mon angoisse. Être présent était devenu plus important que nimporte quel ordre ou crainte.

Le vent apportait lodeur de la terre mouillée, les feuilles mortes, et la pluie nocturne perlait sur nos vestes. Au loin, un hibou a hululé, prolongeant la nuit.

Nous sommes restés ainsi si longtemps que le temps a perdu son sens. Jai écouté les récits de Pierre: son enfance pendant la guerre, sa femme disparue, son fils qui ne revient plus. Ce dialogue était plus riche que toutes les rencontres que javais eues ces dernières années.

La radio restait muette, la batterie némettait quun faible éclat rouge. Jai vérifié mon portable à maintes reprises, en vain. La seule certitude était que je ne pouvais pas abandonner.

Lorsque le premier faisceau de lampe a percuté la brume entre les arbres, je nai pas tout de suite cru: cétait comme un appel après une longue attente. Deux silhouettes en gilet jaune ont émergé, suivies dune équipe avec des civières. La coordinatrice a crié mon nom, et son ton exprimait le soulagement, comme si nous sauvions plus quun simple homme.

Les volontaires ont rapidement évalué létat de Pierre: ils ont appliqué une attelle, lont placé sur la civière. Jai aidé à le soulever, ressentant la fatigue dans mes bras mais aussi une étrange légèreté: la responsabilité se partageait. Un jeune, en sesclaffant, ma lancé: «Tiens le! Tout ira bien.» Jai hoché la tête sans chercher les mots.

La coordinatrice a expliqué brièvement: la radio était revenue il y a trente minutes, le QG avait dépêché deux équipeslune auprès de nous, lautre vers le nord, suivant les traces dun autre disparu. Elle a transmis: «Groupe douze, homme âgé prêt à évacuation, état stable, retour.» Un crépitement, puis la voix claire du QG: «Cible principale localisée, vivant, sur pattes. Tout le monde, repos.»

Jai retenu mon souffle. Pierre, sur la civière, a serré ma main comme sil ne voulait pas me lâcher.

Merciatil soufflé à peine audible.

Je lai regardé dans les yeux et, pour la première fois dans la nuit, je ne me suis plus senti un simple passant, mais une partie essentielle de quelque chose de plus grand.

Le chemin du retour était plus long que la nuit ne le laissait croire. Nous alternions le port de la civière: dabord les jeunes, puis moi, sentant lherbe vibrer sous nos pas, lair humide frôler nos visages. Le chant des oiseaux du matin sélevait déjà, un merle traversait le ciel. Chaque pas ramenait la fatigue corporelle, mais mon esprit demeurait étonnamment serein.

À lorée du bois, la rosée du matin dessinait de faibles bandes de brume. Les volontaires chuchotaient, plaisantant sur le «fitness nocturne». La coordinatrice restait légèrement en avant, vérifiant la radio, pointant la sortie pour le QG. Je marchais aux côtés de Pierre jusquà lambulance, veillant à ce que la couverture ne glisse pas.

Lorsque le véhicule a fermé ses portes autour de lui, la coordinatrice a remercié chacun à tour de rôle. Elle ma serré la main avec plus de force que les autres:

Vous avez accompli aujourdhui plus que vous ne le pensiez ce matin.

Je me suis senti légèrement embarrassé sous son regard, mais je nai pas détourné les yeux. En moi, la frontière entre mon monde et les malheurs dautrui sétait amincie.

Le chemin du retour vers le hameau semblait différent: le gravier humide sous mes bottes, les gouttelettes de rosée qui éclaboussaient mes pieds, le ciel rose perçant le gris des toits. Lair était lourd de fraîcheur, mais chaque pas était plus assuré.

Le village ma accueilli dans le silence: les fenêtres encore sombres, de rares silhouettes se mouvant à larrêt du magasin. Je me suis arrêté devant le portail de ma maison, posé mon sac, mappuyant un instant contre la clôture. Un frisson a traversé mon corps, mais il ne ressemblait plus à une faiblesse.

Mon téléphone a vibré: nouveau message de la coordinatrice«Merci pour la nuit.» Un autre: «Pouvonsnous compter sur vous si besoin à nouveau?» Jai répondu simplement: «Oui, bien sûr.»

Je me suis surpris à réfléchir: auparavant, ces décisions me semblaient étrangères, hors de ma portée. Aujourdhui, tout a changé. La fatigue ne voile plus ma clarté intérieure; je sais que je pourrai refaire un pas en avant quand il le faudra.

Je lève les yeux; laube sétend, teintant les arbres et les toits dun rose éclatant. En cet instant, jai compris que lengagement présent était la réponse à ma quête de sens. Je ne suis plus un observateur de lextérieur, mais un acteur de ma propre valeur.

Leçon du jour: lorsquon ose sortir de son confort pour aider lautre, on découvre une force insoupçonnée en soi.

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