Nuit sur le Fil du Rasoir

Cher journal,

Je viens de ranger ma veste bleu marine dans le petit placard du vestiaire et jai refermé le loquet. Lair y sentait le détergent bon marché et la javel provenant des toilettes contiguës. Le service de garde devait commencer à vingtune heures, mais je suis arrivé un peu en avance pour me changer tranquillement et prendre une gorgée de thé noir bien chaud sorti dune gourde. Lamertume qui persistait à larrière de ma bouche ma rappelé que la nuit serait longue. Jai ajusté mon haut blanc sous la blouse, glissé deux gants en latex dans la poche et jai quitté le couloir du service des patients lourds.

Le couloir était baigné dune lumière tamisée, les pas de laidesoignante qui poussait un brancard vide résonnaient comme un écho. Au bout dune grande fenêtre, lobscurité tardive dun automne parisien sétalait : quelques réverbères du jardin éclairaient à peine la fine pellicule de neige gelée. Jai fait signe à linfirmière de léquipe du jour. Elle ma remis le dossier de la garde, le contact de lanesthésiste de service et un vieux pager. Trois patients à surveiller pendant la nuit, tous critiques : mesurer la tension, vérifier les perfusions, écouter les poumons et surtout ne laisser personne basculer.

Dans la chambre six était couché André Pavlov, soixantedixhuit ans. Cancer gastrique avancé, pompe à opiacés, le visage pâle comme de la cire. Le moniteur affichait un pouls fragile, la saturation oscillait autour de quatrevingtquatre pour cent. Jai humidifié les lèvres de Monsieur, ajusté son oreiller et contrôlé lheure de la prochaine dose de morphine: la douleur devait rester sous contrôle même dans le noir. Ses respirations se sont adoucies, mais un sifflement rauque persistait entre les côtes.

De lautre côté du couloir, le moniteur cardiaque clignotait pour un jeune homme, Niko Prudent, vingtcinq ans, amené après un accident de la route. Fractures du bassin, contusion pulmonaire, fixation interne. Le cathéter était relié à un drain, des colloïdes reposaient sur le chariot. Jai vérifié que le récipient durine nétait pas débordé et jai entendu un souffle :

Depuis combien de temps je suis ici?

Deux jours. Tout suit le protocole, lessentiel est de respirer calmement,aije répondu dune voix stable. Il a fermé les yeux, et je suis passé au poste suivant.

Sophie Durand, quarantetrois ans, venait de survivre à une tentative de suicide: boîte de somnifères et désespoir profond. Estomac lavé, conscience trouble, des bandes roses fraîches sur les poignets. Elle se débattait sous la couette, essayant à peine à la soulever.

Sophie, je suis à côté de vous. La bouche est sèche, laissezmoi lhumidifier,aije dit en lui tendant un coton imbibé deau. Son regard vide fixait le plafond: combien de douleur fautil ressentir pour arriver aux pilules?

Il était vingttrois heures quinze. Les premières notes: température, tension, vitesse des perfusions. Un toux grasse montait du lit du vieil homme. Jai relevé la tête du lit, branché laspirateur, puis mis les lunettes doxygène. Les râles ont diminué, mais les doigts de laîné restaient froids et bleutés.

Avant même que je ne quitte la pièce, le moniteur de Niko sest mis à sonner: saturation à soixanteneuf, la tension chutait. Le patient sétait retourné sur le côté, avait mordu le tube doxygène; le drain sétait tiré, laissant une tache sombre sur le drap. Je lai repositionné, pressé une compresse sur la fuite, changé le flacon de solution et ajusté les paramètres. Le front du patient était pâle sur trois côtés, et le couloir nétait quun bruit lointain.

Minuit ma trouvé en train de rédiger le dossier de Sophie: deux enfants, divorce en août, aucune tentative antérieure. Elle a demandé à aller aux toilettes, puis a éclaté en sanglots silencieux. Je lai aidée, injecté du diazépam et tamisé la lumière. La phase profonde du service commençait; mes pensées sallongeaient, mes jambes se chargeaient de plomb.

À une heure, les radiateurs ont poussé un gémissement métallique fin, et le rebord de la fenêtre était couvert de givre. Linfirmière de jour a refait le tour «vieil hommetraumasuicide»: changé les récipients durine, humidifié les lèvres, vérifié les doses. Le médecin de garde est descendu une fois, a jeté un œil aux graphiques et est remonté: un AVC à létage supérieur. Le service tenait bon grâce aux lignes vertes des moniteurs et à la dernière gorgée de thé refroidi.

Trois heures quarantedeux, simultanément: le cri rauque de Sophie, lalarme VTAC de Niko, le gémissement prolongé de laîné. Jai pressé le bouton dappel général, le pager a vibré. Le temps sest rétréci en une fente étroite où il fallait pousser trois vies à la fois.

En courant vers Niko, jai vu un pouls à cent quarante et une tension qui dégradait. La cardioversion était en réservejai dabord tenté les médicaments. Dans le couloir, un meuble sest renversé: Sophie a arraché son pansement. Laîné toussait de plus en plus peu. Jai appuyé le bouton rouge durgence, illuminant le service, et, serrant la carte daccès au placard des médicaments, jai compris que le calme davantguerre nétait plus.

La lumière dalarme clignotait encore quand deux membres de léquipe de réanimation sont arrivés: lanesthésiste et un infirmier avec une valise. Je leur ai brièvement décrit la situation et je lai suivi jusquà Niko, déjà en train de préparer une ampoule de dopamine.

Le moniteur ondulait en rougevert, mais le rythme restait reconnaissable. Linfirmier installait un cathéter supplémentaire, je pressais la compresse sur la fuite et tendais la seringue au médecin. «Cent cinquante sur quarante»,aije rapporté. En une minute, les tracés se sont lissés. Le jeune homme allait sen sortir.

Le pager a vibré: laidesoignante ne pouvait plus contenir Sophie. Jai transféré la surveillance à linfirmier et couru vers la troisième chambre. La femme était pieds nus près de la fenêtre, serrant les mains autour dun flacon de solution physiologique dévissé.

Sophie, regardezmoi. Vous êtes en sécurité, personne ne vous juge,laije dit en mapprochant doucement. Le flacon a glissé sur le linoléum, elle a éclaté en sanglots. Je lai aidée à se coucher, appliqué de nouveaux pansements doux, injecté une dose minimale de diazépam et appelé le psychiatre de garde: évaluation en salle le matin, surveillance continue.

Ce nest qualors que je suis retourné à André. Les râles samplifiaient, la saturation était descendue à soixantetrois. La morphine faisait toujours effet, mais le froncement de ses sourcils trahissait une douleur persistante. Jai ajouté un bolus, me suis assis sur le tabouret, et ai pressé ma main froide contre son front. Le couloir était déjà silencieux, les sirènes sétaient muées en murmure de consignes, et tout autour régnait une quasiquiétude. Lhomme a pris deux respirations saccadées, puis sest apaisé. Lheure du décès: quatre zéro cinq. Jai coupé loxygène et tiré le drap jusquà son menton.

Linfirmier est entré, a aidé à débrancher lappareil et est parti rédiger les formulaires. «Patient stabilisé, patient maintenu, patient décédé sans cri»,aije pensé en concluant.

Aux quatre heures cinquante, à travers le verre embué, le ciel avantlaube se teintait de bleu. Jai ramassé les gants usés, rincé le drain de Niko, changé le drap taché de sang. Le jeune homme respirait désormais plus régulièrement.

Stable. Au matin on fera la radiographie et, si tout reste comme ça, on le transférera en unité commune,aije déclaré. Il a hoché la tête à peine.

Le souffle de Sophie sest régularisé. Jai placé une chaise pliante près du litlaidesoignante restera de garde. Jai noté dans le dossier: «Risque élevé de nouveau autoblessure, surveillance 24h, consultation psychologique, plan de sécurité».

Sept heures trente, le médecin de garde est redescendu, plus détendu. Je lui ai passé le compterendu oral et le cahier de procédures. Il a vérifié lheure du décès, hoché la tête et signé les papiers.

À huit heures, linfirmière du jour et le concierge sont arrivés. Je leur ai montré les nouveaux pansements de Niko, le planning des analgésiques, le protocole de surveillance de Sophie. Ils ont ensuite rangé la chambre dAndré, ont fermé les yeux du défunt et préparé le corps pour le transfert.

Les lignes du logiciel saffichaient sous des doigts tremblants: «Sophie Durandconscience claire, négation des pensées suicidaires;Niko Prudenthémodynamique stabilisée;André Pavlovissue fatale, douleur maîtrisée». Jai ajouté: «Surveillance infirmière assurée à 100%» et jai cliqué sur «Enregistrer».

Dans le vestiaire, lodeur du même détergent persistait, mais les voix matinales remplissaient la pièce. Linfirmière a enlevé sa blouse, a remis soigneusement sa veste et a posé le pager sur le chargeurle long bip final ressemblait à un adieu.

Dehors, une fine neige remplissait les fissures entre les dalles. Jai respiré lair glacé, senti la vapeur séchapper de mes poumons, et un sourire sest dessiné sur mes lèvres. Dans ma poche bruissait le sachet de thé de rechangepour le prochain service. Les voitures passaient rapidement, et je me suis accordé une demiminute de calme avant de me diriger vers larrêt de bus. La nuit sétait éteinte, et malgré tout, jai tenu le cap.

Leçon du soir: même dans le tumulte le plus obscur, la constance du soin et la petite humanité dun geste permettent de garder la lumière allumée.

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