Le Dernier Bus Nocturne

Dernier soir dautobus

Le ciel du soir au-dessus du petit centre du canton sassombrit vite, comme si quelquun avait baissé léclairage dun coup. Les réverbères de la rue principale sallumèrent exactement à six heures; le bitume mouillé renvoyait léclat pâle des lanternes. Au petit arrêt, où les bancs portaient encore les taches de feuilles collées, les visages familiers sétaient déjà rassemblés: quelques collégiens avec leurs sacs à dos, deux retraités Madame Geneviève Dupont et Monsieur Henri Lefèvre et quelques personnes un peu plus jeunes. Tous attendaient le dernier trajet, celui qui chaque soir les ramenait aux villages alentours.

Sur la vitre du tableau daffichage, un nouveau feuillet était collé, texte sec, gros caractères: «À compter du 3novembre2024, le dernier départ de 19h15 est annulé pour nonrentabilité. La mairie du canton». Les habitants le lisèrent presque en même temps, mais aucun ne prononça la phrase à haute voix. Seul le collégien Léo, en classe de sixième, demanda à voix basse à la voisine:

Et maintenant, comment rentrer? À pied, cest loin

Madame Dupont ajusta son écharpe, frissonna. Elle habitait le village voisin, à trente minutes de route en bus. À pied, il fallait au moins deux heures sur une route défoncée, et dans le noir, lidée faisait peur. Ce bus était son unique lien avec la pharmacie et la clinique. Pour les jeunes, cétait la garantie de ne pas rentrer tard après les clubs. Tout le monde le savait, mais personne nosait se plaindre aussitôt. Le débat ne débuta que lorsque le choc initial satténua.

Chez le marchand du coin, où lodeur du pain frais et des pommes de terre chaudes persistait, les conversations sélevèrent. La vendeuse, Claire, découpait du jambon et, à voix basse, sadressa aux habitués:

Vous avez entendu parler de lautobus? Vous ferez comment maintenant Ma sœur rentre aussi le soir et maintenant?

Les aînés échangèrent de courts regards, cherchant une solution. Un deux évoqua la vieille «Peugeot» du voisin:

Peutêtre quelquun peutil nous prendre? Qui a une voiture?

Mais il devint vite évident que les places seraient insuffisantes. Monsieur Lefèvre soupira:

Jaimerais bien aider, mais je ne conduis plus depuis longtemps. Et mon assurance est expirée.

Les collégiens restaient en retrait, les yeux parfois fixés sur leurs téléphones. Dans le groupe de discussion de la classe, ils débattaient déjà: qui pourra héberger qui pour la nuit si le bus ne revient pas? Les parents écrivaient courts et nerveux; certaines équipes de travail se terminaient tard, et il ny avait personne pour récupérer les enfants.

Aux alentours de dixh, lair devint nettement plus froid. Une petite pluie fine tombait sans interruption, les allées scintillaient sous les lampadaires. Un petit groupe se forma devant le magasin certains attendaient un covoiturage, dautres espéraient un miracle ou le bon conducteur dun camion de livraison. Mais après six heures, le flux de voitures était quasi nul.

Sur le réseau social local, Tania Lambert, militante de la ville, publia: «Amis! Le bus a été annulé, les habitants sont bloqués! Réunissonsnous demain soir à la mairie pour chercher une solution!». Rapidement, les commentaires senchaînèrent: certains proposaient dorganiser des voitures de remplacement, dautres critiquaient les autorités, et dautres partageaient des souvenirs de nuits passées au centre du canton à cause du mauvais temps.

Le lendemain, les discussions se poursuivirent sur le pas de la porte de lécole et à la pharmacie. Certains suggéraient dinterroger directement lopérateur: peutêtre réviseraitil sa décision? Mais le chauffeur de lautobus, lorsquon le questionna, haussa les épaules:

On ma dit que le dernier trajet nétait plus rentable Le nombre de passagers a baissé avec lautomne.

Les tentatives de covoiturage furent éphémères: quelques familles saccordèrent à faire tourner les enfants, mais pour les seniors cela restait impossible. Un soir, Léo et ses amis attendirent une demiheure sous la pluie à larrêt, espérant la mère dun ami qui promettait de prendre tout le groupe dun coup. La voiture tomba en panne en chemin.

Pendant ce temps, le nombre de personnes bloquées grandissait: à côté des collégiens, sajoutaient des retraités après leurs visites à la clinique et des femmes des hameaux voisins, toutes coincées entre leur domicile et le centre du canton à cause dune ligne vide.

Le soir, les vitrines du magasin se couvraient de buée; à lintérieur, ceux qui navaient nulle part où aller se réchauffaient. Claire, la vendeuse, autorisait à rester jusquà la fermeture puis il ne restait plus quà sortir dans la rue et attendre un transport au hasard ou appeler un proche pour une nuit dhébergement.

La colère initiale fit place à linquiétude et à la fatigue. Dans les groupes de discussion, des listes apparurent: enfants du primaire; Madame MarieClaude Bernard, retraitée aux jambes douloureuses; une voisine du troisième hameau à la vue affaiblie Chaque soir, ces noms revenaient de plus en plus souvent.

Un soir, la salle dattente de la gare routière se remplit plus tôt que dhabitude lautobus nétait toujours pas là. Lair sentait les vêtements mouillés, la pluie tambourinait le toit. Les collégiens tentaient de faire leurs devoirs sur la table à bagages, tandis que les retraités sortaient leurs sacs en toile. À huit heures, il devint clair que personne ne rentrerait chez soi ce soir.

Quelquun proposa décrire une pétition collective à la maire du canton:

Si nous signons tous, ils devront nous entendre!

Les habitants notèrent leurs coordonnées: noms, adresses des villages, un petit carnet pour les signatures. Ils parlaient à voix basse la fatigue pesait plus que la colère. Mais quand la plus jeune des collégiennes, Élodie, éclata en sanglots de peur dêtre seule à passer la nuit parmi des inconnus, la détermination devint commune.

Ensemble, ils rédigèrent le texte: «Nous demandons la remise en service du trajet du soir, au moins un jour sur deux, ou toute autre solution permettant aux résidents, notamment aux enfants et aux personnes âgées, de rentrer à temps.» Ils détaillèrent le nombre de personnes par hameau, soulignèrent limportance du service pour les plus fragiles, et joignirent la liste des signataires présents dans la salle.

À huit trente, la pétition était prête; ils la photographièrent avec leurs téléphones pour lenvoyer par courriel à la mairie, puis imprimèrent une copie à déposer au secrétariat le lendemain matin.

Personne ne débatta plus de lutilité de la lutte le retour du bus était devenu une question de survie pour toute la communauté.

Le jour suivant, le froid était mordant. Le givre formait un voile blanc sur lherbe de la gare, les portes vitrées conservaient encore les empreintes des mains de la veille et les traces de bottes. Les mêmes visages se rassemblèrent: certains apportèrent un thermos de thé, dautres les dernières nouvelles du groupe de discussion.

Les conversations étaient à demivoix, empreintes danxiété. Tous attendaient la réponse de la mairie, conscients que les décisions ne se prenaient pas en un jour. Les collégiens parcouraient leurs téléphones, les retraités évoquaient des scénarios dalternatives. Claire apporta une copie imprimée de la pétition «Pour que personne noublie», disait-elle.

Le soir, le groupe se retrouva à nouveau au même arrêt, ou bien sur le banc devant la pharmacie. On parlait maintenant dorganiser des gardes dadultes pour accompagner les enfants, ou de louer un minibus les jours de grande affluence. La fatigue se lisait dans chaque geste: même les plus dynamiques parlaient doucement, comme pour ménager leurs forces.

Dans le chat local, presque chaque jour, un nouveau message: quelquun appelait la mairie et recevait des réponses évasives; dautres partageaient des photos du hall dattente avec la légende «Nous attendons ensemble». Tania Lambert publiait des bilans du nombre de personnes contraintes à chercher des solutions ou à passer la nuit au centre du canton.

Il devint évident que le problème dépassait le cadre dun seul village ou dune famille. Des publications sur les réseaux demandaient de soutenir la pétition par des likes et des partages, afin que les autorités comprennent lampleur du drame.

Le silence persistant de la mairie pesait plus que la pluie. Les habitants sinterrogeaient: et si les fonctionnaires jugeaient toujours le trajet non rentable? Que feraient ceux qui ne pouvaient pas rester une heure de plus? Les fenêtres des maisons silluminèrent dune lueur jaune à travers le givre; les rues étaient désertes, chacun essayant de ne pas sortir inutilement.

Après quelques jours, la première réponse officielle arriva: la pétition était prise en compte, une enquête sur le flux de passagers serait menée. On demandait de confirmer le nombre de personnes dans chaque hameau, les horaires des clubs scolaires et les créneaux de la clinique pour les seniors. Enseignants, pharmaciens, tous se mobilisèrent pour fournir les données requises.

Lattente de la décision devint une préoccupation commune du canton. Même ceux qui auparavant se moquaient de lautobus sintéressèrent à lavenir du service, réalisant que cela concernait chacun dentre nous.

Une semaine plus tard, le matin était glacé, le bitume était recouvert dune fine croûte de glace. Une petite foule se forma devant la mairie, attendant le compterendru de la commission des transports. Certains tenaient la pétition, dautres étaient des collégiens avec leurs sacs, des retraités en manteaux chauds.

À midi, la porte souvrit, la secrétaire remit une lettre du maire. Elle annonçait officiellement: le service sera rétabli de façon partielle un départ du soir tous les deux jours, selon un horaire validé jusquà la fin de lhiver; le nombre de passagers sera suivi par des registres spéciaux; si la fréquentation reste suffisante, les départs quotidiens pourront revenir au printemps.

Les émotions furent mêlées: joie de la victoire, soulagement après une semaine dangoisse. Certains éclatèrent en sanglots devant lentrée de la mairie, des enfants se sautèrent les uns sur les autres de bonheur.

Le nouveau planning fut immédiatement affiché à larrêt, à côté de lancien avis dannulation. Les habitants le photographièrent, le partagèrent avec les villages voisins. Au magasin, les discussions allaient bon train:

Limportant, cest que ça roule enfin! Sinon, jaurais dû tout faire à pied
Un jour sur deux, cest mieux que rien! Voyons si les fonctionnaires regarderont combien nous sommes.

Le premier trajet du nouveau service se déroula un vendredi soir le brouillard épais recouvrait la route, lautobus surgit lentement du voile blanc, les phares perçant lobscurité de novembre.

Les collégiens sinstallèrent près de lavant, les retraités prirent place près des fenêtres. Des félicitations rapides séchanguèrent:

Vous voyez! On a réussi ensemble!
Maintenant, il faut le garder!

Le conducteur salua chacun par son prénom, vérifia les feuilles démargement nouvelles.

Le bus avançait paisiblement, les champs et les toits bas défilaient, les cheminées fumaient doucement. Les regards se tournaient vers lhorizon, plus sereins quavant le chemin le plus difficile semblait déjà parcouru, main dans la main.

Les mains de Madame Dupont tremblaient encore démotion en descendant à la maison elle savait que, quoi quil arrive demain ou dans un mois, les voisins inscrits sur la liste de la veille seraient là pour laider.

Le canton retrouva son rythme habituel, mais chaque salut croisé semblait un peu plus chaleureux. Sur le banc près de larrêt, on échangeait des projets de prochains trajets et remerciait ceux qui, cette nuit de pluie, ont pris linitiative.

Lorsque, tard le soir, lautobus freina à nouveau sur la place centrale du centre du canton, le conducteur fit signe aux enfants près de lécole:

À demain!

Et cette simple promesse résonna plus fiable que nimporte quel décret venu den haut.

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Le Dernier Bus Nocturne
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