La Femme Pratique

La femme commode
Avec toi, cest dune absurdité monotone, comme dans une bibliothèque. Et puis, je me suis attaché à une autre, Béatrice.

Béatrice fixa Victor, les yeux grands ouverts. À lintérieur, la corde tendue se rompit. Trois années damour, trois années despoirs, de projets, de conversations sur lavenir. Puis Victor lâcha ces deux courtes phrases qui anéantirent tout.

Ennuyeux? répéta Béatrice le mot, cherchant à en saisir le sens. Trois ans nont pas été ennuyeux pour toi, et maintenant tout à coup

Questce que ça change, Béatrice, répondit Victor sans même la regarder, continuant à plier ses chemises dans son sac. Cest comme ça, ça arrive. Ce nest pas les premiers, ni les derniers.

Béatrice voulut protester, crier, répliquer, mais sa gorge se verrouilla ; elle ne fit que regarder, silencieuse, lhomme quelle aimait effacer méthodiquement les traces de leur vie commune.

Après son départ, le petit appartement de la capitale sembla à Béatrice immense et vide. Les murs oppressaient, lair était comme devenu visqueux. Elle seffondra sur le canapé et pleura, mais les larmes napportèrent aucun soulagement. La nuit, elle se réveillait en sétirant vers le vide du lit ; le jour, elle accomplissait mécaniquement son travail, sans y mettre le cœur.

Les voisins de lautre côté du mur menaient leur vie, riaient, se chamaillaient, laissaient le téléviseur grésiller. Leurs voix traversaient les cloisons fines, rappelant à Béatrice quailleurs existait une existence pleine et réelle. Elle ne gardait que des souvenirs et cet appartement désert.

Tout ce quelle désirait, cétait la simplicité: de lamour, un foyer où quelquun lattendait, où elle pouvait être elle-même, sans feindre la force. Béatrice rêvait dun lieu où lon laccepterait telle quelle était fatiguée, perdue, assoiffée de chaleur humaine ordinaire.

Un an après la rupture, elle rencontra Henri.

Cétait dans un petit café près de son travail. Béatrice, pressée pour un espresso à la pause déjeuner, sinstalla à la table près de la fenêtre. Un homme au visage blanchi par la fatigue, le regard éteint, laissait échapper un souffle. Leurs yeux se croisèrent une fraction de seconde, et Béatrice reconnut en lui le même vide qui lhabitait.

Ce jour-là elle fit la connaissance dHenri. Trentehuit ans, séparé depuis trois ans, sans enfants. Il vivait dans un deuxpièces où chaque recoin criait labandon du propriétaire: étagères couvertes de poussière, canapé écrasé, fenêtres sales. Il nétait pas méchant, simplement épuisé, comme un citron pressé à blanc.

Je me suis séparé il y a trois ans, expliqua Henri lors de leur troisième rendezvous, remuant son café dun geste mécanique. Depuis, je vis au jour le jour. Travailmaison, maisontravail. On shabitue à la solitude. Ça devient même confortable: personne ne dérange, rien nest exigé.

Béatrice lécoutait, reconnaitrait sa propre douleur, désormais couverte dune croûte dindifférence.

Progressivement, elle pénétra son monde, dabord prudemment, puis de plus en plus profondément. Au début, ils se rencontraient simplement: cinéma, promenades dans les parcs, cafés. Henri parlait peu, ce qui plaisait à Béatrice après les bavardages incessants de Victor. Le silence dHenri avait son charme: il ny avait plus besoin de combler les intervalles de mots vides.

Tu vois, ton appartement est tellement vide, remarqua un jour Béatrice en parcourant le logis.

Ça ira, haussa les épaules Henri. Pourquoi changer ?

Mais Béatrice percevait autre chose. Un homme qui avait oublié comment prendre soin de lui-même, qui vivait sans réellement exister.

Six mois plus tard, elle emménagea chez Henri. Dabord, elle napporta que le strict nécessaire. Puis, petit à petit, lappartement se transforma. Elle rangea, réarrangea les meubles pour laisser entrer plus de lumière. Elle acheta du linge de lit neuf, remplaça les tasses fissurées et les assiettes ébréchées. Elle introduisit des fleurs en pot, des rideaux légers laissant filtrer le soleil. Lair se remplit darômes de cuisine et de fraîcheur. Le foyer revit, se réchauffa.

Pourquoi tu fais tout ça? demanda Henri un jour, la voyant suspendre des rideaux fraîchement lavés.

Pour que tu aies le plaisir de rentrer chez toi, réponditelle simplement, et Henri resta muet.

Henri shabitua à sa sollicitude, appréciant le retour dans un logis propre où sentait la cuisine maison, où le lit était toujours frais. Il aimait trouver le dîner posé sur la table, la couverture douce sur le sofa. Béatrice créait autour de lui un cocon de confort où lon pouvait se détendre sans souci.

Pendant deux ans, elle prit soin dHenri. Elle cuisinait ses plats favoris, notant ce quil aimait plus sucré ou plus épicé. Elle soignait chaque détail, du parfum du café le matin au plaid moelleux du soir, lentourant damour sans rien exiger en retour.

Deux ans passèrent sans quelle naborde lavenir. Elle craignait de briser cet équilibre fragile. Chaque fois que lenvie de demander «Quelles sont la suite?» surgissait, elle se retenait. «Ce nest pas le moment,» se disaitelle. Laissele shabituer, laissele voir le bonheur dêtre ensemble.

Un aprèsmidi de pluie, Henri buvait son thé dans une tasse quelle avait achetée la semaine précédente. Le ciel grise, mais lappartement était chaleureux.

Henri, quand allonsnous nous marier?

Henri leva les yeux de la tasse, secoua la tête.

Se marier? Je nai plus lintention de me remarier. Je ne suis pas assez sot pour ça.

Béatrice resta figée, le cœur serré. La cuisine devint soudain étrangère, froide. Les tasses, les rideaux, les fleurs sur le rebord semblaient appartenir à une pièce de théâtre inconnue. Tout ce quelle avait bâti, toute cette chaleur, se dissipa en un instant.

Mais pourquoi alors? bafouillat-elle, cherchant des mots. Pourquoi aije fait tout ça? Deux ans, Henri! Deux ans à tentourer damour et de soins. Je pensais que nous bâtissions un avenir commun!

Henri posa la tasse.

Je ne tai jamais demandé cela. Cest toi qui as tout initié. Moi, ça me convenait tel quel.

Béatrice ne pouvait le croire. Lhomme pour qui elle avait transformé un logis austère en foyer nen comprenait rien, ou ne voulait pas comprendre.

Normal? sa voix était étouffée. Tu te sentais bien dans la poussière, le désordre, les plats prêtsàmanger, le linge usé?

Oui, pas idéal, mais vivable, réponditil comme sil parlait du temps. Béatrice, japprécie tout ce que tu fais, vraiment. Mais je nai jamais promis le mariage. Après mon divorce, je me suis juré de ne plus mengager. Un tampon sur le passeport ne change rien.

Ça change, murmura Béatrice. Pour moi, ça signifie que nous sommes une famille, que nous avons un futur, que je ne suis pas simplement une femme commode.

Henri tenta de répliquer, mais elle se leva déjà, se dirigea vers la chambre, rassembla ses affaires. Il lobserva, silencieux, sans la retenir.

Tu sais bien que tu nas nulle part où aller? lançail enfin. Il se fait tard, il pleut dehors.

Jy penserai, répliquaelle brièvement, fermant son valise.

Elle passa devant lui, sortit dans le couloir, sarrêta, contempla une dernière fois lappartement. Il ny avait plus de place pour son amour.

La porte se referma doucement derrière elle. Elle marcha longtemps sous la pluie, le cœur vide, la tête peuplée dune seule pensée: «Je voulais simplement quil soit bien».

Béatrice loua une chambre modeste dans un hôtel bon marché. Elle sassit au bord du lit et laissa enfin les larmes couler, jusquà lépuisement.

Avec le temps, la douleur satténua et elle comprit. Son erreur ne résidait pas dans le fait daimer, mais dans le fait doffrir tout sans jamais recevoir un pas en avant. Elle avait construit une famille où lon ne reconnaissait pas la valeur du don. Elle offrait sa chaleur à celui qui ne la demandait pas, planifiait un futur avec un homme qui ne vivait que le présent.

Elle était devenue la femme commode, pas la femme aimée. Elle investissait son âme dans quelquun qui prenait cela comme acquis, comme une option gratuite dans sa vie bien réglée.

Désormais, si un autre homme venait à croiser son chemin, elle ne se précipiterait pas à changer les oreillers ou la vaisselle. Elle observerait dabord ses actes, ses intentions, sil tendait la main. Si oui, alors ils bâtiront ensemble un foyer où aucune place ne devra être gagnée.

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