Ton temps est écoulé – dit le mari en montrant la porte

Ton temps est écoulé, dit lhomme en désignant la porte.

Encore cette odeur ! Je tai pourtant demandé de ne pas fumer dans la maison ! Élodie ouvrit grand les fenêtres du salon, agitant les rideaux avec agacement. Mon Dieu, même le canapé est imprégné. Que vont penser Marguerite et son mari quand ils viendront dîner ?

Et quimporte ce quils pensent ? Théo éteignit sa cigarette dans le cendrier avec ostentation. Ils penseront quun homme normal vit ici, un homme qui fume de temps en temps. La belle affaire.

Les hommes normaux, Théo, fument sur le balcon ou dans la rue. Ils nempoisonnent pas leur famille avec la fumée. Jai mal à la tête après tes cigarettes.

Ça commence, Théo leva les yeux au ciel. Vingt-cinq ans avec un mari fumeur, et rien. Et soudain, la migraine. Cest peut-être la ménopause, ma chérie ?

Élodie se figea, les lèvres serrées. Théo évoquait de plus en plus souvent son âge et les changements qui laccompagnaient, comme pour la blesser. Et chaque fois, il touchait juste.

Quel rapport ? Elle se détourna vers la fenêtre pour cacher ses larmes. Je demande simplement un peu de respect. Est-ce si difficile daller sur le balcon ?

Du respect ? Théo ricana. Et le tien envers moi ? Après le travail, je veux masseoir tranquillement, boire mon thé et fumer. Pas jouer au garçon de course. Après tout, cest ma maison !

Notre maison, corrigea Élodie doucement.

Daccord, la nôtre, concéda Théo à contrecœur. Mais cest moi qui paie le loyer. Les travaux aussi. Et ton nouveau manteau, cest encore moi.

Élodie soupira profondément. Elle avait entendu cet argument mille fois. Oui, elle navait pas travaillé depuis quinze ans dabord pour les enfants, puis pour soccuper de sa belle-mère, puis elle sétait habituée à être femme au foyer. Et Théo sétait habitué à le lui reprocher.

Je ne veux pas me disputer, dit-elle, lasse. Je te demande juste de fumer sur le balcon. Marguerite est asthmatique, elle aura du mal à respirer.

Daccord, Théo céda soudain avec légèreté. Pour ta précieuse Marguerite, je ferai leffort. Mais seulement pour ce soir.

Il se leva et se dirigea vers la chambre, lançant par-dessus son épaule :

Au fait, je ne vois pas pourquoi tu les as invités. Jai une réunion importante demain, jai besoin de dormir, pas de divertir tes amis ennuyeux.

Ce ne sont pas que des amis, répliqua Élodie. Monsieur Lefèvre, le directeur de la bibliothèque, pourrait maider à trouver un travail.

Théo sarrêta net et se retourna lentement :

Quel travail ?

Élodie hésita. Elle avait prévu den parler plus tard, quand tout serait arrangé. Mais il fallait sexpliquer maintenant.

Je veux travailler à la bibliothèque, dit-elle, en forçant sa voix à rester calme. Je my rendrais trois fois par semaine, à mi-temps. Il est temps que je moccupe, les enfants sont grands, tu es toujours au bureau

Et qui soccupera de la maison ? linterrompit Théo. Qui fera la cuisine, le ménage, le linge ?

Je gérerai tout, tu verras, tenta Élodie de sourire. Ce nest quà mi-temps. Et les enfants viennent rarement maintenant, pas besoin de beaucoup cuisiner

Les enfants, peut-être, mais ta mère vient chaque semaine, grogna Théo. Et elle exige toujours des tartes et des soupes.

Maman maide, répliqua Élodie. Et elle ne vient pas si souvent.

Quelle vienne tous les jours, peu mimporte. Mais ce travail, cest une lubie, Élodie. Tu as quarante-sept ans. Reste à la maison, occupe-toi de tes broderies ou de tes livres.

Mes livres ? Une vague de colère monta en elle. Théo, te souviens-tu que jai une licence de lettres ? Que jai enseigné avant la naissance des enfants ?

Et alors ? Théo se laissa tomber dans son fauteuil. Cétait il y a vingt ans. Les temps ont changé. Avec ton diplôme dune autre époque, où veux-tu aller ?

À la bibliothèque, répéta-t-elle obstinément. Je ne veux pas une fortune, Théo. Juste une occupation. Des rencontres. Le sentiment dêtre utile à autre chose quaux soupes et à tes chemises.

Merci bien, grimacea Théo. Donc, la maison et la famille, cest dérisoire ? Indigne dune femme aussi intelligente que toi ?

Tu détournes mes mots, Élodie en avait assez de ce débat éternel. Parlons-en plus tard. Les invités arrivent bientôt.

Elle se réfugia dans la cuisine, le cœur battant. Chaque discussion avec Théo tournait désormais au conflit. Elle ne savait plus quand ni comment cela avait commencé. Ils ne se comprenaient plus.

Autrefois, cétait différent. Ils sétaient rencontrés à la fac, amoureux des livres. Théo écrivait des poèmes, elle ladmirait. Puis vinrent le mariage, les enfants. Théo avait bien réussi dans lédition. Elle était restée à la maison, sétait perdue dans le quotidien.

Elle navait pas vu le changement. Comment le jeune homme romantique était devenu un homme cynique, indifférent à ses pensées. Quand elle sen était aperçue, il était trop tard. Ils vivaient comme deux étrangers.

Marguerite et son mari arrivèrent à lheure. Monsieur Lefèvre, un homme imposant à la barbe fournie, engagea aussitôt Théo dans une discussion politique. Marguerite, fine et vive, aida Élodie en cuisine.

Alors, Théo est au courant pour le travail ? demanda-t-elle en coupant la salade.

Non. Il refuse.

Évidemment, Marguerite haussa les épaules. Les hommes détestent le changement. Surtout quand il menace leur confort.

Pourtant, rien ne changerait, sortit Élodie le gratin du four. Je moccuperais toujours de tout.

Pour lui, ce serait la fin du monde, sourit Marguerite. Rentrer et ne pas te trouver là ? Horreur !

Elles rirent, et Élodie se détendit un peu. Marguerite avait ce don pour lapaiser.

Le dîner commença paisiblement. Théo était charmant, plaisantait même. Élodie osa espérer que la journée difficile était passée.

À propos de littérature, Marguerite se tourna vers Élodie. Tu as parlé à Théo de notre projet ?

Quel projet ? Théo releva les yeux.

Euh Élodie hésita. Nous pensions organiser un club de lecture pour enfants. À la bibliothèque.

Et depuis quand ? La voix de Théo se fit glaciale.

Le mois prochain, répondit Marguerite, ignorant la tension. Deux fois par semaine.

Très intéressant, Théo posa sa fourchette. Tu comptais men parler quand ?

Jai essayé aujourdhui, murmura Élodie.

Je ne me souviens pas dune discussion, Théo se tourna vers les invités. Voyez-vous, Élodie sest mis en tête de travailler. À son âge, cest peu raisonnable.

Pourquoi ? sétonna Monsieur Lefèvre. Madame a une culture remarquable. Nous aurions besoin delle.

Possible, admit Théo. Mais elle a des devoirs envers sa famille. Envers son mari, surtout.

Théo, Élodie rougit de honte. Pas devant nos invités.

Pourquoi ? Il les regarda tour à tour. Nous sommes entre adultes. Je suis contre que ma femme travaille. Un point cest tout.

Un silence gêné sinstalla. Marguerite lança un regard désespéré à son mari, qui sempressa de changer de sujet :

Ce gratin est délicieux, madame. Marguerite devrait en avoir la recette.

Le reste de la soirée se passa en conversations contraintes. Quand les invités partirent, Élodie commença à débarrasser en silence.

Jusquà quand comptais-tu me cacher tes projets ? Théo se tenait dans lencadrement de la porte, bras croisés.

Je ne cachais rien. Jattendais le bon moment.

Lequel ? Après ton premier jour de travail ?

Je ne comprends pas ta colère, elle posa les assiettes dans lévier. Ce nest quun emploi, pas un crime.

Pour moi, cest une trahison, trancha-t-il. Nous avions convenu que tu toccupais de la maison, et moi, de subvenir à nos besoins.

Cétait il y a vingt ans ! sexclama-t-elle. Les enfants sont grands. Jai besoin de me sentir utile.

Tu te sens inutile ici ? Il sapprocha. Alors cest ça ? Tu veux ta liberté ? De nouvelles rencontres ?

De quoi parles-tu ? Elle était stupéfaite. Je parle de mépanouir, de

Je connais ce genre dépanouissement, linterrompit-il. Jen vois assez au bureau. Dabord le travail, puis les aventures, puis le divorce.

Mon Dieu, Théo, elle ne le reconnaissait plus. Tu crois que je cherche un amant entre les livres et les vieilles dames ?

Je ne pense rien, coupa-t-il. Mais je moppose à ce travail. Un point cest tout.

Quelque chose se brisa en elle. Cétait fini. Fin des espoirs, fin de leur histoire telle quelle lavait connue.

Écoute, dit-elle calmement. Je vais prendre ce travail. Demain, jappellerai Monsieur Lefèvre.

Théo la dévisagea, incrédule :

Quas-tu dit ?

Que je travaillerai. Pas pour largent ou les rencontres. Mais pour redevenir moi-même.

Je vois, il hocha lentement la tête. Tu as décidé sans moi.

Jai essayé de décider avec toi. Tu nas pas voulu mécouter.

Parfait, il tourna les talons.

Elle lentendit arpenter lappartement, murmurant. Puis il revint, son manteau et son sac à la main.

Ton temps est écoulé, il désigna la porte. Si tu prends tes décisions seule, vis seule. Pars.

Tu me mets à la porte pour un emploi ?

Pour la trahison. Pour avoir brisé notre accord. Pour avoir placé tes ambitions au-dessus de notre famille.

Quelles ambitions ? Les larmes lui montaient aux yeux. Je veux juste ne pas devenir folle de solitude ! Tu es toujours au bureau, les enfants partis. Que dois-je faire ? Cuisiner pour personne ?

Tisse des tapisseries si tu veux ! tonna-t-il. Mais un accord est un accord.

Il lui jeta son sac et son manteau :

Si tu tennuies tant, va-ten. Marguerite thébergera peut-être.

Machinalement, elle enfila son manteau. La scène lui paraissait irréelle. Ils sétaient disputés, mais jamais il ne lavait chassée.

Cest sérieux ? Elle le regarda droit dans les yeux. Tu me renvoies pour un travail ?

Pour le manque de respect, répéta-t-il. Oui, je suis sérieux. Va-ten.

Elle inspira profondément et se dirigea vers la porte. Puis se retourna :

Le plus triste, Théo, cest que tu ne mas même pas demandé pourquoi ce travail compte tant. Tu as simplement ordonné, comme si jétais ta propriété.

Et pourquoi, alors ? ricana-t-il. Éclaire-moi.

Parce que jai peur de rester seule, murmura-t-elle. Que tu ne reviennes pas un jour, parti avec cette éditrice avec qui tu restes tard depuis trois mois. Et que je me retrouve sans rien.

Théo recula comme sous un coup :

Quelle éditrice ?

Sophie, répondit-elle calmement. Elle tappelle chaque soir. Parfois, tu sors sur le balcon pour que je nentende pas. Mais les murs sont fins, Théo. Et jai loreille fine.

Elle sortit, refermant doucement la porte. Dans lescalier, seule une mélodie de jazz filtrait dun appartement.

Dehors, lair frais la soulagea. Un étrange apaisement lenvahit, comme si un poids sétait envolé.

Elle composa le numéro de Marguerite :

Margot ? Cest Élodie. Désolée pour lheure Oui, nous avons parlé. Puis-je venir chez toi ?

En marchant vers larrêt de bus, elle songea à lironie du destin. Ce matin encore, elle croyait sa vie tracée. Maintenant, elle avançait dans la nuit, libre.

Son téléphone vibra. Théo. Elle hésita, puis déclina lappel et léteignit.

Son temps était bien écoulé. Celui de la peur, du silence. Un nouveau chemin souvrait incertain, mais sien. Et elle était prête.

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Ton temps est écoulé – dit le mari en montrant la porte
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