Élodie,épouse, se sent obligée.
Questce quon mange ce soir? demande Pierre, à lentrée du salon.
Élodie ferme les yeux un instant. Ses doigts tremblent au-dessus du clavier de son ordinateur portable, comme si le simple fait de garder les paupières fermées pouvait faire disparaître la question. Elle ne parvient pas à lignorer. Elle se déconnecte des dizaines donglets remplis de rapports, de présentations et de chats de travail. Pierre reste immobile dans lembrasure de la porte.
Tu as ouvert le frigo?
Pierre hoche la tête.
Et alors?
Ben répond le mari en haussant les épaules. Il y a juste quelques casseroles et des contenants.
Élodie sent la tension accumulée pendant des heures de travail se transformer en irritation.
Et ça ne te fait pas penser à rien? Par exemple, à réchauffer un plat?
Pierre fronce les sourcils.
Pourquoi ce serait à moi? Jarrive du bureau épuisé, et toi tu ne peux même pas me mettre le dîner sur la table?
Questce que tu penses que je fais? lance Élodie, en lui montrant lécran débordant de tableaux, de diapos et de messages instantanés. Je travaille aussi, même à la maison. Je suis fatiguée, mais jai quand même trouvé le temps de préparer le repas. Tout ce que tu dois faire, cest le réchauffer et le mettre dans une assiette. Ça paraît vraiment si compliqué?
Sa voix vacille sur le dernier mot. Elle nimaginait pas arriver à ce point.
Pierre séloigne en marmonnant :
Elle devient si froide si paresseuse Elle ne maime plus, elle ne me respecte plus
Élodie attrape ses écouteurs, augmente le volume de la musique, et le ton de Pierre sestompe dans le battement des basses. Elle regarde lécran, mais son esprit vagabonde entre les lignes du rapport et des pensées bien plus lourdes. Comment atelle pu en arriver là? Quand tout atil dérapé?
Avant, cétait tout autre chose. Élodie adorait cuisiner, cétait son petit bonheur après la journée de travail. Elle et Pierre plaisantaient souvent en disant quelle lavait ensorcelé avec ses plats.
Lors de leur troisième rendezvous, la réservation au restaurant a échoué à cause dun bug du système, la table a été donnée à dautres. Pierre sest excusé, mais Élodie a proposé de le rejoindre chez elle.
Elle lui a servi une lasagne maison, du pain à lail chaud et une salade fraîche. Pierre, installé dans la petite cuisine parisienne, dévorait le repas à pleines joues, les yeux brillants.
Je crois que je suis amoureux, atil déclaré, et Élodie a ri.
Après quils aient emménagé ensemble dans le petit appartement du 11ᵉ arrondissement, Élodie cuisinait tous les soirs : du bœuf à la bourguignonne, de lagneau braisé, des soupes élaborées, des tartes le weekend. Pierre sest habitué à ce rituel, au point de ne plus remarquer le temps et lénergie que cela lui coûtait. À lépoque, elle travaillait de 9h à 18h, sans flexibilité, et venait à la cuisine épuisée, mais toujours parce quelle voyait Pierre lattendre.
Aujourdhui, sa carrière décolle. Elle travaille à distance, a obtenu une promotion, mène de gros projets pour de grands clients, et son agenda devient plus serré. Elle na plus le temps ni la force de préparer des plats sophistiqués. Elle se contente de blé noir avec du poulet, de pâtes aux boulettes, dun ragoût de légumes rapide. Pierre commence alors à protester. Dabord subtilement, puis ouvertement.
Les deux derniers mois sont un véritable enfer. Un projet urgent, un client important, une prime de 3000, tout dépend de ce travail. Élodie fait douze heures par jour, parfois même se rend au bureau pour discuter en direct avec son patron. Pierre se plaint constamment : la maison nest pas assez propre, le repas est trop simple, elle ne lui consacre plus de temps. Il exige des plats compliqués, semporte pour une plaque de cuisson non lavée. Élodie craque, crie, pleure, puis ils se réconcilient brièvement, avant que le même cycle recommence.
Le projet est enfin livré. Élodie se sent comme pressée comme un citron. Chaque cellule de son corps hurle de fatigue. Allongée sur le lit, elle ne peut même plus cligner des yeux sans effort. Lidée de se lever la fait souffrir physiquement.
Un bruit provient du couloir: Pierre rentre du travail. Deux minutes plus tard, il entre dans la chambre.
Le frigo est vide. Questce quon mange ce soir?
Élodie le regarde lentement.
Il reste des gnocchis au congélateur, répondelle dune voix douce.
Je ne veux pas de gnocchis! grimace Pierre. Je veux du poisson au four avec des légumes.
Lidée de se lever engendre une douleur quasi physique. Son corps refuse de bouger, son cerveau refuse de fonctionner.
Tu peux commander un plat livré, tout ce que tu veux, ils te lapportent.
Pierre réplique brusquement:
Alors pourquoi je me suis marié?
Un ton dans sa voix alerte Élodie. Elle se redresse sur son avantbras et le regarde plus attentivement.
Pour manger des plats livrés? poursuitil, la voix qui monte. Cuisiner, cest le devoir dune femme. Et tu tes laissée aller ces derniers temps. Jai supporté, mais ça suffit!
Quelque chose se déclenche en elle. La fatigue laisse place à une colère vive, presque lumineuse. Elle se lève dun bond, crie:
Je ne suis pas obligée! Où est le texte qui le dit? Qui la signé?
Jen ai marre de manger nimporte quoi! hurle Pierre. Ça suffit!
Alors cuisine toimême! réplique Élodie en savançant vers la cuisine. Cest làbas! Je ne tinterdis pas de manger!
Cest ton rôle! insiste Pierre. Cest le travail dune femme! Tu dois prendre soin de ton mari!
Et moi, je suis épuisée! la voix dÉlodie devient un cri. Jai passé deux mois à travailler! Et toi, tu nas même pas voulu laver ton assiette! Pourquoi cest à moi de tout faire? Tu restes là à ne rien faire!
Pierre rougit.
Parce que je suis un homme! Je gagne le salaire!
Élodie touche son cœur du doigt.
Et je gagne aussi! Pas moins que toi! Et tu te comportes comme si jétais ta bonne!
Tu es une mauvaise épouse! Tu ne sais pas prendre soin de la famille!
Un froid glacial remplace la fureur.
Alors trouvetoi une autre! Va chercher quelquun qui veut être ton serviteur. Moi, je nen veux plus!
Pierre reste figé, bouche bée.
Quoi?!
Élodie passe le bras autour du placard, sort son sac et y jette ses affaires.
Tu mas entendu. Pars, maintenant même.
Élodie, questce que tu fais?
Pars! Jen ai assez dêtre ta bonne. Je veux être ton épouse, égale, pas cuisinière et femme de ménage. Si tu ne comprends pas, alors nous ne sommes plus compatibles.
Pierre ne peut pas croire ce qui se passe. Il tente de sexcuser, de se justifier, mais Élodie reste ferme. Elle le pousse dehors. Elle ne veut plus le supporter.
Une semaine passe. Pierre lappelle chaque jour, envoie des messages, implore le pardon, promet de changer. Élodie ne répond pas. Elle a besoin de temps pour réfléchir, pour se retrouver.
Elle se souvient de tout: Pierre na jamais proposé daider à ranger, il a toujours pris ses soins comme acquis, il a dévalorisé sa fatigue, il a cru quelle devait le servir simplement parce quelle était sa femme. Elle comprend que son mari sest servi delle comme dun fardeau.
Pierre revient avec des fleurs. Élodie soupire, mais elle sait quil faut parler.
Je dépose le dossier de divorce. Tu nes plus le bienvenu.
Pierre, interloqué, demande:
Mais pourquoi? Javais promis de changer!
Je nai pas besoin de promesses. Jai besoin dun mari, pas dune domestique. Ce sont deux choses différentes.
Le divorce se fait rapidement. Lappartement était le leur avant le mariage, donc il ny a rien à partager. Pierre retourne chez ses parents. Élodie reste seule.
Et elle se sent plus légère. Elle recommence à cuisiner, mais seulement pour elle. Elle expérimente de nouvelles recettes, revisite les anciennes, prépare un canard aux pommes simplement parce quelle en a envie, réalise des desserts compliqués parce que cest amusant. Quand la fatigue la rattrape après le travail, elle commande une pizza, la dévore devant la télévision, sans jugement, sans reproche. Et cela lui paraît merveilleux.







