Après l’usine : Une vie nouvelle commence

Après lusine

La chaleur de lété pesait sur la ville, même si le soleil disparaissait derrière les immeubles de neuf étages en fin de journée, laissant lair un peu plus respirable. Les fenêtres grandes ouvertes laissaient entrer une brise légère, et sur le rebord de la fenêtre, un bol de tomates et de concombres tranchés rappelait la fraîcheur du marché. Dehors, des voix sélevaient : une dispute près de lentrée, des enfants jouant au foot sur le bitume, et des rires étouffés venant de lappartement voisin.

Ludivine Moreau, ingénieure avec vingt ans dexpérience, était assise à la table de la cuisine, fixant son vieux téléphone. Depuis le matin, les groupes de discussion de la ville ne parlaient que dune chose : le sort de lusine. Les rumeurs allaient bon train certains évoquaient des licenciements, dautres une vente possible de lentreprise. Mais ce soir, langoisse était palpable. Son mari, Théo, coupait du pain en silence. Il avait toujours été du genre taciturne, surtout quand il sagissait de travail.

Tu crois quils vont vraiment fermer ? demanda Ludivine, essayant de garder un ton neutre, mais sa voix tremblait malgré elle.

Théo haussa les épaules. Il ne savait pas mentir, même pour la rassurer.

Sils ne voulaient pas fermer, ils lauraient déjà annoncé. Les retards de salaire, cest jamais bon signe

Ludivine se surprit à compter les jours entre deux fiches de paie. Un mois plus tôt, ils parlaient encore de rénover la salle de bains. Maintenant, une question les obsédait : aurait-on assez pour les courses ? Pour les factures ?

Le soir, les enfants rentrèrent : leur fille aînée, Élodie, après son service à la pharmacie, et leur fils, Julien, qui revenait tout juste de Lyon, où il étudiait la logistique. Il rapporta des sacs de courses et une liasse de papiers.

Au Pôle Emploi, ils disent que si lusine ferme, il y aura des formations pour les « nôtres ». Ils font déjà des listes

Ludivine sentit une pointe dirritation à ce « nôtres ». Comme sils étaient tous mis dans le même panier, à devoir réapprendre à vivre.

La cuisine devint bruyante : chacun parlait par-dessus lautre. Élodie se plaignait des nouveaux prix des médicaments, Julien suggérait de postuler dans un nouvel entrepôt apparemment, ils cherchaient des gens pour la gestion des stocks.

Cest alors que le générique des infos locales retentit à la télé. Tout le monde se tut. Le maire apparut à lécran :

Lusine suspend sa production. Les terrains seront reconvertis en plateforme logistique

Les mots se perdirent dans un bourdonnement. Ludivine ne voyait plus que les visages de sa famille : Théo, les lèvres serrées, Élodie qui détournait les yeux vers la fenêtre, Julien figé avec son dossier sur les genoux.

Dans limmeuble, une porte claqua la nouvelle se répandait déjà plus vite que les communiqués officiels.

La nuit, Ludivine se retourna dans son lit, incapable de dormir. Elle se souvenait de sa première journée à lusine : sa peur de se tromper, sa fierté davoir reçu linsigne « Ouvrière méritante ». Tout cela appartenait à une autre vie. Au matin, elle prit son diplôme, son livret de travail, et partit au Pôle Emploi. Dehors, la chaleur écrasait déjà, sentant lherbe et la poussière du chemin.

Dans la queue, elle reconnut des visages familiers : lancien chef datelier, Lefèvre, la comptable de limmeuble dà côté. Tout le monde faisait bonne figure, plaisantant sur « la nouvelle vie », mais leurs yeux trahissaient la même fatigue.

Ils proposent des formations en logistique ou gestion dentrepôt Et aussi des cours dinformatique pour ceux qui veulent, disait Lefèvre dun ton presque convaincu.

Ludivine sinscrivit à la formation logistique. Pas par passion plutôt parce que rester à ne rien faire lui faisait encore plus peur.

Le soir, Théo rapporta une feuille : « Emploi en intérim sur un chantier de gazoduc. » Un salaire presque deux fois plus élevé quà lusine. Mais deux semaines à la maison pour un mois loin des siens.

Le dîner tourna à la dispute :

Je pars dans le Nord ! Ici, ya plus rien à faire ! Théo éleva la voix pour la première fois depuis des années.
On peut essayer ensemble ! La ville change Julien dit quils cherchent des gens pour la plateforme ! Ludivine essayait de rester calme.
Des projets, on en a eu plein Largent, cest maintenant quil en faut !

Les enfants échangèrent un regard : Élodie soutenait sa mère, Julien tentait dexpliquer les perspectives. La famille se scindait en deux autour de la table.

Plus tard, les fenêtres restaient ouvertes ; des odeurs de pommes de terre sautées flottaient des autres appartements, et des adolescents riaient dans la rue. Ludivine éteignit la lumière de la cuisine, laissant lair tiède de la nuit envahir la pièce. Elle sassit près de la fenêtre, observant les ombres des platanes danser sur le sol. Demain, elle retournerait au Pôle Emploi. Pas pour la formation, pas encore. Pour demander un complément de dossier. Une idée germait, fragile : reprendre les plans de lancienne chaîne de montage, ceux quelle avait dessinés elle-même dix ans plus tôt. Peut-être quavec dautres, ils pourraient monter quelque chose. Petit. Local. Leur chose. Théo la rejoignit, posa une main sur son épaule. Il ne dit rien. Elle la prit, la serra. La ville respirait lentement, entre deuil et possible.

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