Sacha regardait Clémence avec une jalousie qui brûlait comme une chandelle dans le vent. On lavait emmenée de la maison denfants, et ses nouveaux parents signaient déjà les papiers qui la mèneraient vers une vraie famille. Elle racontait, dans un souffle brumeux, les promenades au zoo de Vincennes où Sacha navait jamais mis les pieds, le théâtre de marionnettes où elle avait croisé une vraie sorcière vêtue de noir, et les confitures dabricots aux noyaux comme des petites pierres de lune.
Sacha navait que cinq ans. Depuis quil se souvint, il vivait dans la maison denfants, où les enfants arrivaient puis disparaissaient comme des nuages changeant de forme. Quand Alix disparut, il demanda à Madame Marie :
«Madame, où est Alix?»
«Il est parti chez sa famille,» répondit-elle dune voix qui flottait comme une mélodie lointaine.
«Questce quune famille?» insista Sacha.
«Cest lendroit où lon tattend toujours, où lon taime profondément,» expliqua-t-elle doucement.
«Et la mienne?» demanda-t-il, le cœur battant comme un tambour dans un rêve. MadameMarie soupira, le regard triste, et resta muette.
Depuis ce jour, Sacha ne posa plus la question, comprenant que la famille était un trésor précieux, presque mystique.
Lorsque Clémence disparut deux jours, pour revenir vêtue dune robe éclatante, coiffée dun chignon qui ressemblait à un nuage dargent, tenant une poupée neuve, Sacha éclata en sanglots. Personne ne lavait jamais pris, et il crut alors quil était inutile.
MadameMarie entra alors, portant un pull et un petit pantalon, et dit :
«Sacha, changetoi, des invités arrivent bientôt.»
«Des invités?Qui?» sétonna le garçon, les yeux grands comme des lanternes.
«Ils veulent te connaître.»
Sacha shabilla, sassit sur un banc qui semblait flotter, et attendit. MadameMarie vint, le prit par la main et lentraîna dans une salle où attendaient un oncle et une tante. Loncle était grand, barbe et moustaches enroulées comme des lianes, la tante petite, mince, dune beauté qui rappelait une rose parfumée. Son parfum de fleurs le fit imaginer un jardin secret ; ses yeux étaient dune taille prodigieuse, encadrés de cils épais comme des ailes de papillon.
«Bonjour,» dit la tante en souriant, «je mappelle Alice, et vous?»
«Sacha,» réponditil, «et vous, qui êtesvous?»
«Nous voulons être vos amis, et surtout, nous avons besoin de votre aide,» déclara-telle.
«De quoi?» demanda Sacha, jetant un regard à loncle.
Loncle sapprocha doucement, saccroupit et dit :
«Salut, je suis Dima. On ma dit que tu dessines merveilleusement et que tu pourrais dessiner un robot. Nous aurions besoin dun tableau de robot, tu pourrais?»
«Oui,» répondit Sacha avec assurance, «quel type de robot?Je connais plein de formes.»
Dima alla chercher un sac, en sortit un album de dessin, des crayons et un robot énorme, emballé dans un papier scintillant. Le robot brillait sous les rayons de soleil qui entraient par la fenêtre, éclatant comme un arcenciel métallique. Sacha sentit son souffle se suspendre, comme si le temps sétait arrêté.
«Cest Optimus Prime,» sexclama-til, «le chef des Transformers!»
«Tu laimes?» demanda Dima.
«Énormément,» sécria Sacha, les yeux brillants.
«Prends le robot, les crayons, et peinsle pour nous. Mais dabord, parlons, comme de vieux amis.»
Ainsi, Sacha passa une heure entière avec Dima et Alice, évoquant tout ce qui lui plaisait, tout ce qui le déplaisait. Il parla de ses jouets, de son lit qui ressemblait à un petit bateau, de ses bottes qui gelaient ses pieds en hiver. Alice tenait toujours sa main, Dima caressait son crâne. MadameMarie entra alors, annonçant :
«Sacha, il faut dîner,»
À ce moment, Vadim arriva, serra la main de Sacha et dit :
«Nous reviendrons dans une semaine, tu auras fini le dessin du robot?»
«Oui, vous venez vraiment?» demanda le garçon.
«Bien sûr,» répondit Alice, lembrassant si fort que les os de Sacha crépitèrent, les larmes perlèrent dans ses yeux.
«Pourquoi tu pleures?» demanda-telle.
«Ce nest pas des larmes, cest une poussière dans lœil,» réponditil en souriant.
MadameMarie guida Sacha à la salle à manger ; il mangea rapidement, puis courut vers la pièce où le robot était posé. Il le sortit, observa les membres qui bougeaient, la tête qui tournait dans toutes les directions, et ouvrit son album pour commencer.
Soudain, des garçons du groupe senior volèrent dans la pièce.
«Wow,» sécria Dima, «donnemoi ça.»
Il saisit le robot et le lança en lair. Sacha cria :
«Rendsle, ce nest pas à moi.»
«Ce nest pas ton robot,» ricana Dima, «cest commun à tous.»
Sacha se jeta, arrachant le robot des bras de Dima. Une lutte sengagea, les cris se mêlèrent aux éclats, et la main de Sacha ne retint plus que la jambe du robot. Les larmes ruisselaient, le nez saignait, et MadameMarie le conduisit aux toilettes, le nettoya, tapota son nez avec du coton.
«Tu nas pas honte?Ces jouets sont à nous tous, tu le sais,» lui dit-elle. «Et maintenant, le robot est cassé.»
«Ce nest pas mon robot,» sanglota Sacha, «on me la prêté pour le dessiner.»
MadameMarie, avec un sourire énigmatique, lencouragea :
«Allez, dessine.»
Il fixa le robot contre le mur, posa la jambe, le fixa avec une boîte, puis commença à copier chaque pièce. Quand lappel du sommeil retentit, il avait déjà achevé un dessin. Le lendemain, deux, trois chaque page de lalbum fut remplie de robots.
Il demanda à MadameMarie :
«La semaine arrivetelle?Quand viendront Alice et Dima?»
«La semaine est déjà passée, et probablement quils ne viendront pas,» réponditelle tristement.
Sacha éclata en sanglots, se convainquant que cétait à cause du robot brisé. Il ne dormit presque pas, ne sendormant que à laube, le cerveau peuplé dimages de robots, dAlice et de Dima, de larmes.
Le jour suivant, MadameMarie entra, rayonnante :
«Habilletoi, Sacha, on est là.»
«Qui?» demandail.
«Tu verras.»
Il ouvrit la porte et découvrit Dima et Alice, debout comme deux gardiens dun monde onirique.
«Bonjour,» dit Alice, «nous sommes venus pour toi.»
«Où?Je ne comprends pas,» bafouilla Sacha.
«Tu parlais du zoo, non?Tu veux y aller?»
«Oui, mais» sanglotail.
Dima et Alice se précipitèrent :
«Questce qui se passe?» demanda Dima, inquiet.
«Je viens,» répondit Sacha, savançant vers la porte, tenant lalbum et la jambe du robot abîmée.
«Voici ton robot,» ditil en le tendant, les larmes coulant encore.
«Cest le tien,» ricana Dima, «on te loffre.»
Sacha remit lalbum à Dima :
«Regarde ce que jai dessiné.»
«Parfait,» sexclama Dima, «cest exactement ce quil nous faut, tu dessines très bien. Merci. Et ne tinquiète pas pour le robot, je le réparerai.»
«Allons au zoo,» ajouta Alice en laidant à shabiller.
Au zoo, Sacha fut émerveillé par la foule danimaux et doiseaux, perdant la notion du temps. Les singes espiègles, sautant de branche en branche, le firent rire aux éclats.
«Sacha, nous voudrions tinviter chez nous, tu veux?» proposa Alice.
«Oui,» acceptail.
Ils arrivèrent chez eux ; Sacha entra, hésitant, dans lappartement. Dima laccueillit :
«Entre, ne sois pas timide.»
Alice le guida vers une chambre où les murs étaient tapissés de planètes, le lit en forme de voiture, les étagères regorgeaient de jouets.
«Qui vit ici?» demandail.
Alice et Dima sassirent, chaque main sur un bras de Sacha, et Dima déclara :
«Sacha, nous voulons que tu vives avec nous. Cette chambre est à toi, les jouets sont à toi, le lit est à toi. Si tu acceptes, tu resteras chez nous pour toujours.»
«Pour toujours?Vous maccueillez dans votre famille?»
«Oui,» répondit Alice, «nous tadoptions.»
«Mais pourquoi vous voudriez de moi?Je suis un étranger, jai cassé le robot.»
«Tu nes pas un étranger, tu es notre fils,» murmura Alice.
Sacha éclata en sanglots, secouant la tête, partagé entre la joie et la peur. Il appréciait Alice, Dima, la nouvelle chambre ; il ne voulait plus retourner à la maison denfants.
«Acceptestu?» demanda Dima.
«Oui, je me comporterai bien,» réponditil.
Dima et Alice le prirent dans leurs bras, lembrassèrent, le serrèrent fort. Sacha ressentit enfin, dans le brouillard dun rêve, le chaleur dune vraie famille, enfin à lui.







