Pourquoi Kirill ne dit-il plus à sa femme ce qu’il souhaite pour le dîner ?

Pourquoi ne me demandestu plus ce que je veux pour le dîner? demandaije à ma femme en partant ce matin pour le bureau à Paris. Ou bien cela na plus dimportance à tes yeux?
Je comptais préparer quelque chose à ma façon, répondit calmement Manon. Mais si tu ne veux pas, je peux faire un plat précis.
Ce nest pas ça, rétorquaije. La question du «vouloir» na rien à voir ici. Le simple fait de demander est crucial. Tu ne sais pas poser la question, cest tout? Cela ne tintéresse vraiment pas?
Honnêtement, non, avoua Manon, un brin blasée. Quy atil dintéressant dans tout ça?
Ah, mais alors! sexclamaije, un sourire en coin. Avant, tu me posais la question. Avant, on était curieux lun de lautre!

Manon resta pensive.

«Mouais, je me souviens, je demandais vraiment,» pensa-telle. «Cétait plus simple, il faut bien demander, sinon on na jamais de réponse.»

Que veuxtu pour le dîner? demandatelle.

Je fis un petit ricanement.

«Faire un service,» me traversa lesprit. «Bon, je ne vais pas être tatillon. La vie à deux, cest avant tout compromis et bienveillance. Je veux être un mari indulgent, pas un tyran.»

Daccord, je veux des côtelettes, dis-je, un brin condescendant.

Lesquel­les? demanda Manon. Porc, agneau, bœuf? Tu veux que je te prépare des côtelettes de poisson?

Nimporte lesquelles, sauf les côtelettes de poisson! sécria-je. Tu plaisantes? Tu sais bien que je déteste les côtelettes de poisson depuis lenfance.

Manon se mordit la lèvre, lair ailleurs. Elle se rappelait les récits de son fils qui sétouffait avec ces galettes au jardin denfants. Elle décida de varier le menu pour ne pas revivre ces souvenirs.

Et comme accompagnement? demandatelle. Pommes de terre, pâtes, riz? Une semoule de blé?

Faisles frire, ordonnaije. Mais seulement frire, pas mijoter, je veux une belle croûte.

Bien sûr, mon chéri, acquiesça Manon. Je les ferai croustillantes, ne tinquiète pas.

Je ne minquiète pas, répliquaije avec assurance. Cest à toi de tinquiéter.

Je pensais à la supériorité que javais goûté à montrer, mais je me rappelai que lorgueil nétait pas une vertu.

Si ça ne te dérange pas, ma chère, ajoutaije dune voix douce, prépare une petite salade de tomates et de concombres, sil te plaît.

Avec de lail et de laneth,? insistaje.

Avec de lail et de laneth, confirma Manon, un sourire aux lèvres.

Et de la crème fraîche,

De la crème fraîche,

Et les pommes de terre avec de laneth,

Et avec des oignons,

Tout sera comme tu le souhaites, mon amour, conclutelle.

Après un tendre au revoir, je sortis de lappartement, mais je restai pensif pendant tout le trajet jusquau travail. Quelque chose chez Manon ne semblait plus le même, et je ne comprenais pas quoi. Au bureau, jerrai, lesprit embrouillé, rongé par la curiosité de son comportement.

«Ce soir, je parlerai sérieusement avec elle,» me disje. «Peutêtre laije blessée sans le savoir. Il faut régler ça avant quil ne soit trop tard.»

À la cantine, je piquais mollement les côtelettes, les pommes de terre et la salade, tandis que Manon, à la cuisine de limmeuble, se régalait dun poulet rôti nappé de sauce tomate. Elle en arrosait chaque morceau, croquait avec gourmandise, souriait et me faisait un clin dœil.

Dismoi, pourquoi tu manges du poulet rôti et pas les côtelettes? lançaije.

Jai eu envie de poulet ce soir, répondit Manon. Quand tu as parlé des côtelettes, jai pensé que je ne les voulais pas et que le poulet me ferait plaisir, surtout avec lail. Ça te dérange?

Non, mais je paraissais un peu déçu. Je pensais quon partagerait les côtelettes.

Manon sourit, les yeux pétillants.

Pardon, je voulais que tout le monde soit content. Tu manges ce que tu aimes, et moi ce que jaime. Cest pas merveilleux?

Cest drôle, murmuraije. Estce que je peux aussi prendre du poulet? Tu le dégustes avec tant dappétit que jai envie den manger.

Non, répliquatelle, la bouche pleine de volaille. Le poulet était pour moi. Les côtelettes sont à toi, ainsi que la salade et les pommes de terre. Bon appétit, mon chéri.

Mais il te reste encore une cuisse de poulet, protestaije. Je partagerai avec toi.

Cest à moi, sexclama Manon. Jen ai fait deux pour moi. Les côtelettes, je ne les veux pas. Mange les tiennes.

Je mangeai les côtelettes, jaloux en regardant sa cuisse de poulet dorée quelle dévorait avec délectation. Les morceaux se coinçaient dans ma gorge.

Jai laissé le poulet un peu trop croustillant, confia Manon. La croûte est parfaite. Si tu savais

Je limagine, susurraije.

Un sourire idiot se dessina sur mon visage tandis que je finissais la dernière côtelette.

Le matin suivant, en la saluant avant de partir, je lui demandai :

Questce que tu veux préparer pour le dîner, ma chérie?

Du poulet rôti, répliquaije avec assurance. Jai rêvé de ce plat toute la nuit. Faisle exactement comme tu le fais pour toi, sans accompagnement, juste la sauce tomate.

Daccord, mon amour, acquiesça Manon.

Ce soirci, je mangeai du poulet sans plaisir, car Manon, en face de moi, engloutissait un ragoût dagneau.

Il est meilleur quand il est chaud, sexclamatelle, ravie. Jen mangerais tous les jours depuis toute petite.

Toute la semaine, je dus supporter les surprises culinaires de Manon. Hier, elle ma fait découvrir du merlan frit.

Jaimerais aussi du merlan frit, geignaije.

Pourquoi ne men astu pas parlé ce matin? sétonnatelle. Javais prévu des escalopes pour toi.

Comment savoir que je veux du merlan? rétorquaije. Tu aurais pu me le suggérer.

Je ne savais même pas ce que jallais vouloir ce soir, concéda Manon.

Donnemoi un peu de merlan, suppliaije.

Pas question, rétorquatelle, ferme. Que vaisje manger? Tes escalopes? Non, merci.

Le matin daprès, en me raccompagnant au travail, elle me demanda ce que jaimerais pour le dîner. Je secouai la tête.

Non, ça suffit, déclaraije. Tu ne me surprendras plus. Ce que tu prépares, préparele aussi pour moi, en grande quantité.

Depuis ce jour-là, je ne dis plus jamais à Manon ce que je veux pour le souper.

Оцените статью
Pourquoi Kirill ne dit-il plus à sa femme ce qu’il souhaite pour le dîner ?
Un Lien Exceptionnel