Cher journal,
Je me promenais dans le tumulte de la gare Montparnasse, quand une voix claire ma interpellé. Vous, jeune homme. Vous, là. Jai eu le réflexe de tourner la tête, de massurer que lon me parlait bien. Le doute sest dissipé dès que jai vu une femme souriante qui me fixait dans les yeux. Vous, achetez des tulipes, jeune homme.
Pardon? ai-je répété, me rapprochant. Rester immobile au cœur du flot incessant de passants aurait été insensé, le courant vous entraîne comme un ruisseau de montagne en crue.
Achetez des tulipes, a-t-elle réitéré, en me tendant un petit bouquet de tulipes blanc-rose.
Elle semblait avoir une quarantaine dannées. Son habit était typique des commerçants de rue : une parka matelassée, un pantalon épais et des bottes fourrées capables de braver le gel. Mais son visage était différent, chaleureux, bienveillant, loin des traits durs que lon voit habituellement chez les vendeuses ambulantes. Son sourire irradiait une chaleur familière, comme celle dun proche que lon aime. Pourtant, jétais convaincu de ne jamais lavoir vue auparavant.
Désolé, je naime pas les fleurs, ai-je murmuré, me mettant à côté delle quand un homme massif a failli me bousculer. Cest un endroit curieux pour vendre.
Pourquoi? a souri la femme, serrant le bouquet contre sa poitrine.
Ici, tout le monde court sans prêter attention aux autres.
Pourquoi ne pas aimer les fleurs? a-t-elle ri, me faisant rougir. Cest ridicule. Ce sont des objets inanimés, a haussé la voix. Elles tiennent peu de temps, puis se fanent. Une perte dargent, comme dhabitude.
Mes fleurs sont vivantes, a-t-elle répondu mystérieusement, inhalant le parfum des tulipes avant de sourire de nouveau. Jai haussé les épaules et pressé mes lèvres. Vous ne me croyez pas?
Pardon, mais non. Je sais ce que les vendeurs peuvent faire pour écouler leurs marchandises, ai-je dit en remontant le col de mon manteau, grelottant sous le vent glacial.
Alors prenez-les, simplement, insista-t-elle. Que le froid quitte votre maison, et que le printemps y prenne place.
Les prévisions annoncent encore deux semaines de froid. Vous pensez que vos tulipes chasseront le gel? ai-je plaisanté, remarquant son secouement de tête. Désolé, je ne voulais pas vous offenser.
Vous ne mavez pas offensée. Je vois que vous doutez de mes paroles, a-t-elle esquissé un faible sourire. Prenez-les quand même, pour la personne que vous aimez.
Vous nabandonnez jamais, nestce pas? ai-je souri, amusé par sa persévérance. Quelle ténacité.
Dans une maison sans fleurs, le froid règne en maître.
Et le froid règne aussi quand le chauffage est coupé, plaisantai-je, un brin désabusé. Il faut que jy aille, vraiment.
Prenez-les. Gratuitement. Je ne saurai pas si vous les jetez sur le trottoir ou les laissez dans le métro, a-t-elle répété en me tendant le bouquet. Mais si vous les ramenez chez vous, vous verrez que javais raison.
Après un instant de réflexion, jai fouillé ma poche et sorti deux billets froissés de vingt euros que je lui ai remis. Voilà, et merci.
Pour quoi? a-t-elle répondu en prenant un nouveau bouquet dune simple boîte. Je fais juste mon travail.
Je ne sais pas, ai-je admis honnêtement. Simplement merci.
De rien, a-t-elle conclu. Jai pressé le bouquet contre ma poitrine et repris ma marche. Au bout dun moment, le vent a cessé dêtre agressif, et une chaleur agréable sest installée dans ma poitrine. Je me suis arrêté, me retournant pour voir la vendeuse qui continuait dappeler les passants. Étonnamment, elle ne parlait quaux personnes qui semblaient prêtes à écouter ; ni le vrombissement des voitures, ni le flot continu des piétons, ni les bavardages ne pouvaient étouffer sa voix claire.
Mademoiselle, oui, vous, achetez des tulipes, retentit son appel.
De retour chez moi, jai enlevé mon manteau, puis, dans le salon, jai sorti un vieux vase hérité de ma grandmère. Après lavoir rincé sous le robinet et séché avec un linge à rayures, je lai rempli deau fraîche et y ai placé les tulipes. Le vase trônait près de la fenêtre, où la lumière dhiver dessinait des ombres délicates.
Les tulipes étaient vraiment belles. Le bas était dun rose foncé, presque mûr, et à mesure que lon montait, les pétales séclaircissaient jusquà devenir dun blanc presque translucide.
Plus tard, la sonnette a retenti. Salut, Lise, aije accueilli la fille épuisée qui entrait en secouant son chapeau mouillé. Salut. Il fait un temps affreux, atelle répondu. On dit que le froid tiendra encore quelques semaines.
Oui, jai vu les bulletins ce matin, aije rétorqué en prenant son manteau. Au moins, nous avons du thé chaud et des biscuits, comme tu aimes.
Parfait, atelle ri, soufflant sur ses mains gelées, puis a senti lair, intriguée. Cest quoi cette odeur, Jean?
Quelle odeur? aije répété, perplexe.
Ça ça sent bon, légèrement sucré, chaleureux, atelle expliqué en entrant dans la cuisine. Impossible à expliquer.
Ça vient sûrement de la rue, aije haussé les épaules en faisant bouillir de leau. Elle a enlevé son pull et sest dirigée vers le salon, où son regard sest arrêté sur le vase. En voyant les fleurs, elle a poussé un petit cri détonnement.
Tu as acheté des tulipes? sestelle exclamée, radieuse, en voyant le plateau avec deux tasses fumantes et des biscuits. Tu ne supportes jamais les fleurs, même les occasions spéciales.
Le vendeur était tenace, aije répondu, admirant les tulipes qui souvraient, libérant ce parfum discret mais présent.
Elles sont magnifiques, Jean, atelle dit, rapprochant son visage des fleurs, les yeux fermés, savourant larôme.
Je vois, aije souri, sentant son étreinte se faire plus forte, sa tête cachée contre ma poitrine. Questce qui se passe, ma chère?
La journée a été pourrie, mais maintenant il fait à nouveau chaud, comme le matin, atelle murmuré, les yeux brillants. Merci.
De rien, aije ri, caressant ses cheveux. Jai jeté un regard pensif sur les tulipes et, à voix basse, jai murmuré : «Je ne savais même pas que les tulipes sentaient.»
Je comprends, je ne peux même pas décrire leur parfum, atelle acquiescé, prenant sa tasse. Tu as compris ce quelles sentent?
Elles sentent le printemps, aije conclu en la serrant à la taille. Elle avait raison.
Nous sommes restés longtemps à discuter autour du thé, la conversation douce comme les rayons du soleil qui perçaient le gris de lhiver. Les tulipes, dans le vieux vase de ma grandmère, embaumaient la pièce et nos cœurs dun parfum de renouveau.
Leçon personnelle : même le plus petit geste, comme offrir des fleurs à un inconnu, peut réchauffer une âme gelée et annoncer le printemps dans le cœur de celui qui laccepte.







