La Datcha de Trois Amis

Dans le hall dun notaire du quinzième arrondissement, lair était lourd, bien que la fraîcheur de juin persistât dehors. Amélie Dupont fit glisser sa main le long du pli de sa jupe, évitant le regard dIsabelle Moreau et de Camille Lefèvre. Les trois sœurs arrivèrent à lheure, chacune à sa façon: Isabelle, en tailleur strict, le téléphone collé à la main; Camille, en cardigan léger, le visage chaleureux comme si elle nétait venue quà lami(e) pour un thé. Amélie remarqua leurs positions différentes: Isabelle assise près de la porte, le dos droit, les yeux fixés sur la fenêtre; Camille plus près de la table basse, entourée de revues usées.

La ville grondait de voitures dans les embouteillages, mais à lintérieur le temps semblait sétirer. Le silence entre les sœurs était dense et tendu: chacune comprenait pourquoi elles étaient là, mais aucune nosait briser le mutisme.

Amélie tourna les yeux vers la porte du cabinet. Derrière, se trouvait une partie de leur passé: la maison de campagne de leurs parents à SaintGenis, où elles avaient passé chaque été ensemble. Après le décès de leur mère, le chalet était resté vide plusieurs années. Toutes trois avaient maintenant leurs propres familles et leurs responsabilités. La décision qui se prendrait dans cette pièce déterminerait si ce lieu resterait commun ou si leurs chemins se sépareraient à jamais.

Quand la secrétaire les invita à entrer, Isabelle se leva en premier et poussa un léger soupir. La salle était baignée de lumière: de grandes fenêtres donnaient sur un parc verdoyant. Sur le bureau, des dossiers bien rangés et une plume en bois reposaient.

Le notaire les salue chacune par son prénom, dune voix calme et professionnelle. Il exposa la procédure, rappelant limportance du consentement écrit. Les papiers, déjà préparés, furent vérifiés; il confirma les noms de famille et demanda les pièces didentité. Tout se déroula de façon formelle et rapide, presque comme un examen.

Une phrase resta gravée dans lesprit dAmélie: «La maison de SaintGenis passe en indivision aux trois filles, parts égales». Isabelle fronça légèrement les sourcils, Camille baissa les yeux. Aucun mot ne séleva.

Après les signatures, le notaire expliqua les droits: chaque sœur pouvait disposer de sa part conformément à la loi, mais toute modification nécessiterait laccord de toutes les copropriétaires ou une décision judiciaire. Un délai de six mois fut fixé pour formaliser lhéritage, mais en pratique tout dépendait de leur entente.

En sortant dans le couloir, la lumière du soir filtrait à travers les vitres embuées. Amélie sentit la fatigue: comme si quelque chose dimportant sétait laissé derrière et linconnu lattendait devant.

Dans le hall, Camille rompit le silence:

Et si on se retrouvait à la maison? On verra ce quil y a à faire

Isabelle haussa les épaules:

Je ne pourrais venir que ce weekend. Après, les vacances de mes enfants se terminent.

Amélie réfléchit: sa semaine de travail sannonçait chargée. Refuser maintenant signifierait abandonner avant même davoir essayé.

Essayons dy aller ensemble, ditelle lentement, il faut au moins évaluer le travail à faire.

Isabelle inclina la tête:

Jaimerais tout vendre tout de suite, réponditelle à voix basse. On ne pourra jamais sentendre sur lusage et les impôts?

Camille sexclama:

Vendre? Cest le seul endroit où la fraise de maman pousse encore!

Et alors? Nous ne sommes plus des gamines, rétorqua Isabelle. Qui va surveiller? Qui paiera les réparations?

Le vieux ressentiment refit surface: chaque sœur tirait dans son sens, chaque argument rappelait les étés passés sur la véranda, les disputes sur qui devait laver la vaisselle ou cacher la confiture dabricot. Les enjeux étaient désormais adultes: impôts, parts, responsabilités.

Et si on mettait de lordre et investissait un peu? Proposeraisje de louer lété? Nous partagerions les revenus équitablement, suggéra Amélie.

Isabelle la fixa:

Et si lune dentre nous veut y habiter seule?

Camille intervint:

Je viendrai parfois avec mon fils, au moins une semaine en été. Largent de la location nest pas mon but.

Le débat tourna en rond: vivre à tour de rôle, louer à des étrangers ou à des voisins, faire une rénovation complète ou simplement réparer le toit avant la saison, vendre à un tiers ou mettre le bien sur le marché entier. Les anciennes rancœurs remontèrent à la surface: qui avait investi le plus, qui avait soigné la mère, qui avait repeint les volets sans permission.

La discussion fut brève et vive. Aucun compromis ne fut trouvé, si ce nest de se retrouver dans deux jours à la maison, chacun vu cela comme une chance de convaincre ou simplement de préciser sa position.

La maison les accueillit avec lodeur de la terre mouillée après la nuit de pluie et le bruit des tondeuses des voisins. Le bâtiment était presque tel quil était: la peinture écaillée du porche, les pommiers qui perçaient les fenêtres, le vieux banc près de la grange fissuré à la jambe.

À lintérieur, lair était encore lourd malgré les fenêtres grandes ouvertes. Des moustiques tournaient paresseusement au-dessus dune vase en verre épais, souvenir dune boutique darticles ménagers. Les sœurs parcoururent les pièces en silence: Isabelle vérifia les compteurs et les fenêtres, Camille commença à trier les cartons de livres dans la chambre, Amélie inspecta la cuisinière à gaz et le réfrigérateur, qui fonctionnaient à moitié.

Le débat éclata aussitôt après la visite:

Tout sécroule ici, sexclama Isabelle, on a besoin dune rénovation totale! Et ça coûte

Camille secoua la tête:

Si on vend maintenant, on en tirera le moins. La maison reste vivante tant que nous y venons ensemble.

Amélie tenta dintervenir:

On peut réparer ce quon peut maintenant, le reste on en parlera plus tard, proposatelle.

Mais le compromis restait illusoire: chacune tenait bon jusquau soir. Le dîner se fit en silence, Camille tentant de préparer un plat à partir de céréales et de conserves, Amélie regardant les infos sur son téléphone (le signal ne fonctionnait que près de la fenêtre), Isabelle feuilletant des dossiers de travail près de la bouilloire.

À huit heures, la nuit était tombée, linterrupteur de lentrée crépita: la lampe du porche avait grillé. Des nuages gris samoncelaient au-dessus du jardin. Lorage sabattit rapidement, le premier coup de tonnerre retentissant alors quelles se préparaient à se coucher. Des éclairs zébraient les fenêtres, la pluie martelait le toit si fort quil fallait parler plus fort à lintérieur.

Au milieu du couloir, un bruit étrange se fit entendre: le clapotis deau mêlé au grincement du parquet du plafond. Un filet deau coulait le long du mur près de la bibliothèque. Camille hurla:

Il y a une fuite! Regardez!

Amélie courut chercher un seau dans la grange, le trouva parmi les vieux pots de confiture, lemporta à lintérieur alors que la pluie sintensifiait. Isabelle brandissait une serpillière, essayant déloigner leau des prises. Des éclairs brefs éclairaient la pièce, projetant des ombres dansantes, lair se remplissant dune odeur dozone et de bois mouillé.

Isabelle se tourna brusquement vers ses sœurs:

Voilà notre nid familial! On ne peut ni vivre ni louer ainsi!

Personne ne répliqua: toutes saffairaient à retirer les livres du meuble, à déplacer le fauteuil, à poser le vieux tapis au-dessus de la flaque. En quelques minutes, il fut clair que si la fuite nétait pas colmatée, la moitié des meubles devrait être remplacée au matin.

Les anciennes plaintes semblèrent soudain dérisoires. La décision surgit dellemême: chercher des matériaux pour une réparation provisoire sur le champ.

Quand leau cessa de couler du plafond, la maison sembla pousser un soupir, comme avec Amélie, Isabelle et Camille. Un seau rempli à moitié deau trouble reposait près de la bibliothèque, le tapis était mouillé sur les bords, des piles de livres sappuyaient contre le mur. Dehors, la pluie satténuait, quelques gouttes tambourinant le rebord de la fenêtre.

Amélie essuya son front avec la manche et regarda les sœurs: Isabelle était à genoux près de la prise, vérifiant quelle nétait pas mouillée; Camille était assise sur le escalier, tenant une vieille serviette utilisée comme chiffon. Le silence ne fut interrompu que par le grincement dune porte de grange au vent.

Il faut réparer le toit immédiatement, déclara Isabelle, fatiguée, sinon, la prochaine averse nous replongera dans le même problème.

Amélie acquiesça:

Il doit y avoir du bardage et des clous dans la grange Jai vu un rouleau sur létagère.

Camille se leva:

Je vais aider, ditesmoi juste dapporter une lampe frontale, il fait sombre làbas.

Dans la grange, lodeur de terre était forte. Amélie trouva une vieille lampe frontale: les piles étaient faibles, la lumière vacillait. Le bardage était plus lourd que prévu. Camille tenait les clous, Isabelle sempara du marteau que le père utilisait pour réparer la porte du portail.

Le temps pressait: la pluie pouvait revenir à tout moment. Elles montèrent ensemble au grenier par une petite trappe derrière la cuisine. Lair y était étouffant, chargé de poussière et de souvenirs.

Elles travaillèrent en silence. Amélie tenait le bardage pendant quIsabelle le clouait sur les planches, le bruit du marteau résonnant dans la petite pièce. Camille passait les clous, murmurant parfois le rythme des coups.

Par les fissures, on distinguait le ciel nocturne: les nuages se dissipaient au-dessus du jardin, la lune éclairait les pommiers mouillés.

Tiens bien, insista Isabelle, si on ne le fixe pas, le vent le déracera.

Amélie serra le bord du tissu plus fort. Camille éclata de rire:

Enfin, nous avons fait quelque chose ensemble

Le rire résonna chaudement, une première note de réconciliation dans la journée.

Amélie sentit la tension se dissiper, son dos se détendit enfin.

Peutêtre que cest ça la solution, murmuratelle, réparer ensemble ce qui se casse.

Isabelle la regarda, ses yeux nétaient plus furieux, seulement épuisés.

Sinon, on ny arrivera jamais

Elles terminèrent rapidement, fixèrent le dernier morceau de bardage et redescendirent.

Dans la cuisine, la fenêtre restait entrouverte après la tempête. Les sœurs sassirent autour de la table; lune mit la bouilloire sur le feu, lautre sortit un paquet de biscuits du placard.

Amélie repoussa ses cheveux du front et contempla ses sœurs, désormais dépourvues de railleries.

Il faudra continuer à se parler, déclaratelle, ce bricolage nest que le début.

Camille sourit:

Je ne veux pas perdre la maison, réponditelle en haussant les épaules, et je ne veux pas nous disputer à son sujet.

Isabelle soupira:

Jai peur de rester seule avec tout ce travail, admitelle, mais si on le fait ensemble peutêtre que ça fonctionnera.

Un instant de calme sinstalla, le bruit des gouttes sur les feuilles se faisait entendre, un chien aboie au loin.

Amélie prit la parole:

Ne repoussons plus les décisions, ditelle, en sortant un papier et un stylo. Dessinons un calendrier: qui vient quand pendant lété. Ce sera juste pour toutes.

Camille sanima:

Je prends la première semaine de juillet.

Isabelle réfléchit:

Pour moi, août serait mieux, les enfants seront libres.

Amélie traça les dates, relia les semaines, une grille se forma peu à peu, indiquant les visites et les tâches à partager.

Elles débatèrent des petits détails: qui viendra pendant les vacances de mai prochain, comment partager les frais de la tondeuse et de lélectricité, que faire des pommes à lautomne. Mais cette fois, il ny avait plus de colère, seulement la volonté de sorganiser et de ne plus se perdre les unes les autres.

La nuit passa paisiblement, aucune goutte ne troubla le sommeil. Au matin, le soleil traversait les fenêtres ouvertes, la rosée scintillait sur les pommiers et sur lherbe du chemin menant à la porte.

Amélie se leva avant les autres, sortit sur le porche: ses pieds nus sentaient le bois frais. Une voisine parlait à travers la clôture du temps et des récoltes.

Dans la cuisine, le café parfumait lair: Camille prépara la boisson et déposa du pain du paquet sur une assiette.

Isabelle arriva en dernier, les cheveux en queue de cheval, lair un peu endormi mais serein.

Elles prirent le petitdéjeuner ensemble, partageant le pain et leurs projets sans hâte.

Il faudra encore du bardage, ajouta Isabelle, ce quon a mis ne suffit quà peine.

Et remplacer la lampe du porche, ajouta Camille, je suis tombée hier près du portail.

Amélie sourit:

Je note tout dans notre calendrier des travaux

Les sœurs échangèrent un regard, aucune rancune non résolue ne subsistait.

La maison brillait plus calmement que dhabitude; les portes ouvertes laissaient entrer les voix des voisins et le cliquetis de la vaisselle. Elle semblait revivre, non seulement parce que le toit ne fuyait plus, mais parce que les trois filles étaient à nouveau réunies: chacune avec ses habitudes, ses faiblesses, mais maintenant plus unies que séparées.

Juste avant de repartir, elles firent une dernière ronde: fermèrent les fenêtres, vérifièrent les prises, nettoyèrent les restes de matériaux sur le grenier. Sur la table de la cuisine, restait une feuille avec les dates darrivée et les achats à prévoir.

Isabelle posa soigneusement les clés sur létagère près de la porte:

On se rappelle la semaine prochaine? Je vérifierai le devis du couvretoit avec lentrepreneur.

Camille acquiesça:

Jirai la semaine suivante voir les fraises. Je te préviendrai.

Amélie resta un moment dans le hall, regarda ses sœurs et murmura:

Merci à vous pour hier soir et pour aujourdhui.

Les trois échangèrent un nouveau regard, apaisé, sans lombre dun doute.

Lorsque la porte du portail se referma derrière elles, le jardin était sec après la nuit de pluie, le chemin brillait au soleil. Le calendrier affichait leurs noms à côté des dates, petit serment de ne jamais disparaître les unes des autres, même pendant les étés les plus durs. Ainsi, elles apprirent que les liens familiaux se renforcent lorsquon bâtit ensemble, car «cest en réparant les toits que lon préserve le cœur du foyer».

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