**Mon journal, ce soir**
La famille Morel vivait dans un HLM de cinq étages, en banlieue parisienne. Le père, Laurent, après son licenciement de lusine, était devenu routier, passant des semaines sur les routes. La mère, Élodie, enchaînait deux emplois : caissière le jour, femme de ménage le soir.
Leur fille aînée, Claire, 22 ans, était la fierté des Morel. Mature pour son âge, elle avait renoncé à luniversité pour un BTS comptabilité, afin de gagner rapidement sa vie et soutenir ses parents. Tout tournait autour dun seul objectif : offrir des études supérieures à leur cadet, Julien, qui montrait un don pour les maths dès le primaire. Il était « le projet familial », leur unique espoir dascension sociale.
Après les cours, Claire faisait de la comptabilité pour un petit entrepreneur, et la nuit, quand la maison sendormait, elle ouvrait son vieil ordinateur acheté doccasion. Elle écrivait des nouvelles. Des histoires douces et mélancoliques, peuplées de gens qui rêvaient, aimaient et cherchaient leur place. Cétait son échappatoire à la grisaille et à la fatigue.
Un jour, une amie denfance sa seule lectrice fidèle la convainquit denvoyer un texte à un concours littéraire. À sa surprise, Claire remporta le premier prix : une somme modeste et un stage dans un journal local.
Elle choisit den parler pendant le dîner, tandis que Julien faisait ses devoirs dans sa chambre.
« Maman, papa Jai reçu une offre. Du *Courrier Régional*. Un stage dun mois. Cest une chance. »
Laurent fronça les sourcils, essuyant son visage fatigué. « Quel *Courrier* ? Tu as un CDI chez Monsieur Bernard. Cest stable. »
« Ce nest pas pareil. Jai écrit des histoires. On ma remarquée. »
Élodie cessa de laver la vaisselle. Elle se tourna vers sa fille, sessuyant les mains sur son tablier.
« Des histoires ? » Son ton trahissait lincrédulité. « Claire, quand trouves-tu le temps ? Il faut que tu dormes, tu as un travail ! Et Julien a besoin daide en maths. »
« Je sais. Mais cest mon opportunité ! » Sa voix trembla. « Pouvoir faire ce que jaime ! Juste essayer ! »
« Ce que tu aimes ? » Laurent se leva, son ombre enveloppant Claire. « Et qui fera vivre la famille, hein ? Tu crois que je passe ma vie sur les routes par passion ? Que ta mère se tue à deux boulots par plaisir ? Non ! Par devoir ! Et toi, tu penses à ton petit confort ! Tant que Julien naura pas son bac, je ne veux pas entendre parler de bêtises. »
« Ce ne sont pas des bêtises ! » cria Claire, se levant à son tour. « Pourquoi Julien a le droit de rêver de Polytechnique, et pas moi dun journal ? »
« Parce que Julien est un homme ! Cest à lui de subvenir ! » tonna son père. « Toi, ton rôle, cest de te marier et ne pas nous décevoir ! Au lieu de ça, tu perds ton temps à écrire des fadaises ! »
Ces mots la transpercèrent. Elle recula, contemplant leurs visages épuisés et durs. Ses parents ne la voyaient pas comme une personne à part entière. Ils avaient élevé une aide, un soutien pour Julien. Discuter était inutile.
« Daccord, » murmura-t-elle.
Le lendemain matin, elle laissa presque tout largent du prix sur la table, avec un mot : *Pour les cours particuliers de Julien*, et partit. Un sac à dos, son ordinateur, quelques vêtements et ses nouvelles imprimées.
Le stage ne fut pas payé le journal recrutait ainsi de nouveaux talents. Rédiger des articles était moins inspirant quécrire ses histoires. Contre toute attente, le métier de journaliste ressemblait plus à une usine quà un rêve. Mais Claire adorait : les rencontres, lambiance, voir le monde sous un angle nouveau.
Vivre à Paris coûtait cher. Elle sinstalla dans une auberge de jeunesse et trouva un job de serveuse de nuit. La journée, interviews et rédactions ; le soir, les plateaux. Elle survivait entre manque de sommeil et sandwichs secs.
Une nuit, sa mère appela, la voix rauque :
« Claire Ton père est à lhôpital. Le cœur. Il a fait un malaise au travail Il Il sest tant inquiété pour toi. Au moins, là-bas, ça va ? Tu manges ? »
Claire regarda son dîner : un sandwich rassis. Son cœur se serra. Pitié pour elle-même, culpabilité envers eux.
« Tout va bien, maman, » mentit-elle. « Et Julien ? »
« Il te manque. Ses notes ont chuté, il bâcle ses devoirs. Et moi, je ne peux rien y faire »
« Il shabituera, maman. Dis-lui bonjour. Et à papa dis-lui que je viendrai bientôt. »
Mais elle ne rentra pas. Elle envoya la moitié de son maigre salaire, gardant juste de quoi survivre. Oui, cétait dur, mais elle avait la liberté. Les idées foisonnaient, et elle écrivait chaque nuit. Une de ses nouvelles fut publiée dans un magazine jeunesse. Presque pas payée, mais quand elle vit son nom dans le sommaire, elle pleura devant le kiosque.
Six mois plus tard, Claire fut embauchée au journal. Elle loua une chambre de bonne, avec un toit qui fuyait, et se sentit la plus heureuse du monde.
Un soir, Julien apparut sur le pas de sa porte. Il avait grandi, lair renfrogné.
« Claire, » dit-il sans entrer. « Je ne veux plus aller à luniversité. »
Elle resta muette.
« Comment ? Tu devais »
« Je veux faire un CAP cuisine. Papa et maman sont dévastés. Leur espoir sest écroulé, » ajouta-t-il avec amertume. « Sais-tu pourquoi ? Parce que je déteste les maths ! Jai toujours voulu être cuisinier ! Avant que tu ne partes, je nosais pas leur dire »
Il tourna les talons. Claire comprit alors que sa fuite navait pas été quun acte égoïste. Elle avait donné à Julien le courage de briser le plan familial.
***
Un an plus tard, elle reçut une lettre de son père. Quelques mots griffonnés au crayon :
*Ma fille. Ta mère ma dit que tu écrivais dans le journal. En déplacement, jai vu ton nom dans un magazine. Je lai montré aux copains. Jai dit : « Cest ma fille. » Ils ne mont pas cru. Prends soin de toi. Je pense à toi. Papa.*
Elle relut ces lignes des dizaines de fois. Ce nétait pas un pardon, mais une reconnaissance. La preuve quelle existait, que sa voix comptait.
Elle sortit sur le balcon de sa chambre. Il pleuvait. Le toit gouttait, les voisins se disputaient, mais Claire regarda les toits mouillés de Paris et sentit que cette vie, avec sa pauvreté, sa fatigue et sa culpabilité, était *sa* vie. Elle nétait plus un « soutien » ou une « fonction ». Elle était Claire. Auteur de nouvelles, et auteur de son existence. Et cétait la chose la plus précieuse quelle possédait. Elle alluma son ordinateur, le bruit de la pluie se mêlant au clavier. Une nouvelle histoire commença à prendre forme, simple et vraie, comme un souffle longtemps retenu.







