Un Pas Vers l’Avenir

Pas de bruit dans lappartement ce matin-là ; le gris pâle du crépuscule se glissait encore entre les murs. Capucine se leva avant laube, alluma la bouilloire et jeta un œil sur la cour du 13ème arrondissement: les premiers bourgeons du hêtre près de lentrée se teintaient déjà de jaune, et une brume légère flottait au-dessus du trottoir.

Il y a six mois, autour dun thé à la menthe, elle et son mari, Sébastien, décidèrent de devenir famille daccueil. Parmi les dossiers, celui dun adolescent grand et aux yeux bleus méfiants retint leur attention. « Les toutpetits sont placés plus vite, à quinze ans les chances sont minces », lança Sébastien alors. Les évaluations médicales, les entretiens, la formation daccueil sétalèrent sur plusieurs mois, chaque organisme répétant : « Nattendez pas de miracles, laide viendra, mais les obstacles seront nombreux ».

Sébastien, quarantehuit ans, travaille comme ingénieur dans un dépôt de locomotives, en équipes tournantes. Capucine, elle, est méthodiste dans un lycée technique à proximité. À six heures du soir, elle est généralement libre. Leur quotidien était paisible: travail, balades dominicales, soirées cinéma à tarif réduit. Tout ce cadre ordonné sembla soudain vaciller. « Cest maintenant ou jamais », déclara Sébastien en signant le dernier certificat.

Fin août, le couple se rendit à la maison denfants. La pièce daccueil sentait le désinfectant et la bouillie refroidie. Le garçon était assis sur le rebord de la fenêtre, balançant la jambe dans une basket usée, répondant monosyllabiquement. Quand on lui fit une blague sur les baladeurs cassette, il haussa simplement les épaules. Sur le chemin du retour, Sébastien serra la main de Capucine; aucun mot ne sortit.

Dans lappartement, ils préparèrent une chambre dédiée à Léon: murs repeints en bleugris, un bureau, un lit neuf et une petite enceinte « pour la musique ». Sur le bureau, un cahier vierge et un stylo.

Le petit camion du foyer arriva près de lentrée vers midi. Le conducteur déposa deux sacs et un sac à dos usé. Léon traversa le couloir sans poser de question, posa les sacs contre le mur et serra le sac à dos contre sa poitrine. « Cest maintenant à toi », murmura Capucine. Il acquiesça, sans mot.

Au déjeuner soupe et boulettes de poulet le garçon mangea dun trait, les yeux rivés au sol. Sébastien parla de lécole où le transfert était déjà validé, Capucine évoqua lallocation régionale: « Cest ton argent, nous le dépenserons ensemble ». Léon répliqua dune voix étouffée: « On peut se passer de la règle du premier septembre? » « Il faut », répondit-elle doucement.

Les pluies de début septembre apportèrent lhumidité. Une semaine plus tard, les frictions commencèrent. Léon rentrait tard, prétextant « une virée avec les potes ». Une fois, il oublia la clé et Capucine dut attendre devant la porte, manquant la réunion pédagogique. Sébastien proposa dassembler un ordinateur pour le club scolaire, mais le jeune homme ne voulait que son téléphone.

La nuit, avant le weekend, une boîte de bonbons disparut. Capucine demanda doucement ce qui sétait passé. « Achetez-en dautres », lança Léon avant de claquer la porte de sa chambre. Sébastien rappela avec fermeté le respect mutuel, mais les mots restèrent en suspens.

À lécole, la situation se dégrada. La prof principale appelait quotidiennement Capucine: retards, disputes en cours. Léon cachait son cahier sous le matelas, répliquant quil nétait pas obligé de suivre des règles absurdes. Les documents officiels sur laccueil ne servaient à rien quand un ado épuisé, casque sur les oreilles, se tenait derrière la porte.

Miseptembre, lappartement devint frais. Les radiateurs nallaient être allumés quaprès le quinzième. Sébastien fit chauffer leau, Capucine senroula dans un vieux pull, Léon resta assis sous la lampe de bureau, la porte close. Le froid était ressenti différemment par chacun.

Samedi à laube, un bruit sourd réveilla Capucine. Dans la chambre de Léon, le sac à dos était ouvert, des vêtements jonchaient le sol. Le garçon, pieds nus, fouillait la poche latérale. « Je cherche le chargeur », dit-il sans la regarder. Une heure plus tard, Capucine découvrit deux euros et vingtcinq centimes manquants dans le portemonnaie posé sur létagère.

Ils appelèrent Léon pour un entretien. « Tu as vu largent? » demanda Sébastien. « Non. » Capucine tenta dadoucir: « Si tu las pris, disle, on résoudra ça ensemble. » Le garçon resta muet, les bras croisés. Sébastien simposa alors: « Dans notre maison, on ne prend pas à autrui. » « Ce nest pas ma maison! Vous faites semblant dêtre gentils, puis vous finirez par me chasser! », éclata Léon.

Il se rua vers la porte et bondit sur le palier. Sébastien le rattrapa, le saisit par le bras. De la fenêtre entrouverte sengouffra un vent glacial. « Rends largent et on parlera », ditil. « Je nai rien pris ». Léon se débattit, les billets glissèrent de sa poche. Sébastien recula, réalisant sa sévérité, tandis que Capucine, debout dans lembrasure, sentait le souffle mordant du vent et la crainte dune perte irréversible.

Léon ramassa les billets et les tendit à Capucine, les lèvres tremblantes. « Vous ne me croirez jamais », murmuratil. À cet instant, Capucine décida que la discussion devait avoir lieu immédiatement. Dun geste, elle les invita tous deux à entrer.

Le souffle se calma quand la porte claqua. Capucine, toujours serrée sur les billets, alla à la cuisine et les posa sur le rebord de la table. « Asseyezvous », demandatelle. Sébastien et Léon sassirent sur les tabourets ; la tension restait palpable, mais désormais partagée à trois.

Elle servit du thé fumant. La vapeur séleva au-dessus des tasses comme une frontière qui marquait le début dune nouvelle scène. « Nous sommes ici parce que nous vous avons choisi, vous, en toute conscience », commençatelle, cherchant la mesure. « Nous nous trompons tous, mais fuir nest pas une solution ».

Sébastien hocha la tête doucement. « Javais peur que vous décidiez que nous ne comptions plus rien. En vérité, ce qui me fait le plus peur, cest de perdre ce que nous construisons avant même que cela ne commence ».

Léon détourna le regard, joua avec la boucle de son sac à dos et souffla: « Je voulais montrer aux potes que javais de largent. Je pensais quils me respecteraient. Maintenant, je comprends que jai tout gâché ».

Capucine perçut dans sa voix non de larrogance, mais de la confusion. Elle passa les billets à la main: « On les utilisera comme base de ton argent de poche. Chaque dépense sera discutée ensemble. Daccord? » Le jeune homme croisa enfin son regard et acquiesça.

Ils parlèrent longtemps: de lécole, du fait que les règles sont une protection, pas un piège; du psychologue de la maison daccueil à qui ils pourraient tous les trois recourir. Sébastien proposa de commencer petit: établir un planning partagé et consacrer une soirée par semaine sans téléphones. Léon ne protesta pas, demandant seulement sil pouvait parfois inviter ses nouveaux amis à la maison. La réponse fut concise: « Oui, mais on les rencontrera dabord ».

Au crépuscule, le vent se calma et les rares feuilles tourbillonnaient paresseusement dans la cour. Capucine sortit sur le balcon et ressentit pour la première fois la chaleur des radiateurs, arrivée plus tôt que prévu. Elle sourit, revint à la cuisine où Sébastien notait les dépenses, et Léon griffonnait dans le cahier: « Weekend: escapade à la campagne ».

Le dimanche, ils prirent la route vers la campagne. Lair frais sentait les branches de sapin, le bruit des voitures résonnait sur lautoroute. Sébastien montrait à Léon comment réparer la vieille clôture, Capucine préparait des sandwichs. Rien dextraordinaire ne se produisit, mais au retour, Capucine remarqua sur le siège arrière du sac à dos du garçon: la fermeture éclair était soigneusement refermée.

Tard dans la soirée, déjà de retour à lappartement, Léon déposa les clés sur la console du couloir et déclara à voix basse: « Demain, jarriverai directement de lécole. Il faut suivre le planning ». Ces mots simples résonnèrent plus fort que toutes les promesses. Capucine sentit en elle sélargir lespace dun futur où les erreurs pouvaient être corrigées à plusieurs.

Dehors, le réverbère éclairait les dernières feuilles jaunes qui se détachaient du noir. Septembre touchait à sa fin. Il restait encore de nombreux dossiers scolaires, des rendezvous chez le psychologue, mais le premier pas avait été fait et il avait été franchi ensemble.

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