Nous achetons une maison dans un petit hameau de la Loire.
La vendeuse est un jeune couple, Pierre et Léa; ils nous disent que MadameDupont, la grandmère, vient de décéder et que leurs parents nont plus besoin de la résidence secondaire.
Depuis le jour où la vieille dame a quitté ce monde, personne ne franchit le seuil. On ne vient que pour vendre.
Vous voulez emporter des objets? demandonsnous.
À quoi ça servirait? Ce ne sont que des bricoles. Nous gardons les icônes, le reste, vous pouvez le jeter, répondentils dun ton désinvolte.
Lhomme scrute les murs où brillent des rectangles lumineux, les emplacements où pendaient autrefois les icônes.
Et les photographies? pourquoi ne les avezvous pas prises? murmuretil.
Des visages nous observent depuis les panneaux: hommes, femmes, enfants, toute une lignée, des générations entières. Autrefois, on décorait la maison non pas avec du papier peint, mais avec des souvenirs.
Je repense à ma grandmère: chaque jour, un nouveau cadre apparaissait sur le salon, une photo de moi ou de ma petite sœur.
Je me lève le matin, je salue mes parents, embrasse mon mari, souris à mes enfants, je leur fais un clin dœil, et la journée commence, disaitelle.
Quand elle est partie, nous avons suspendu son portrait à côté de celui de mon grandpère.
Aujourdhui, chaque matin, en arrivant au hameau, que nous appelons maintenant «la retraite», nous envoyons à MadameDupont un baiser aérien. Il semble immédiatement se diffuser lodeur des tartes aux pommes et du lait chaud. Sa présence se fait sentir.
Nous navons jamais vu le grandpère; il est mort au front. Mais son image trône au centre du salon, et MadameDupont en parlait souvent. Nous le regardions, sentant comme sil était assis à notre table. Il reste jeune dans nos mémoires, elle a vieilli. Leurs portraits sont désormais côte à côte.
Ces photos fanées sont pour moi inestimables. Si je devais choisir ce que je retiens, je ne prends que leurs images. Ils ont tout laissé derrière eux les clichés, les albums quils ont qualifiés de «bricoles». Chacun estime à sa façon, mais peu comprennent la vraie valeur.
Après lachat, nous nous mettons à ranger. Et la main ne se soulève pas pour jeter les affaires de cette femme. On sent quelle a vécu pour ses enfants et ses petitsenfants, quils lont simplement oubliée.
Comment le saisje? Elle leur écrivait des lettres. Dabord, elle les envoyait sans réponse, puis elle a cessé décrire. Dans le commode, trois paquets soigneusement noués, remplis damour et de tendresse, reposent, jamais postaux.
Nous les ouvrons, nous les lisons. Alors je comprends pourquoi elle ne les a pas expédiées: la peur quelles se perdent. Elle croyait quaprès sa mort, ses enfants les retrouveraient et les liraient. Dans ces missives se trouve toute une vie: son enfance, la guerre, lhistoire de la famille, la mémoire des générations. Elle écrivait pour que le souvenir ne séteigne pas.
Je pleure.
Emportons ces lettres à leurs enfants, disje à Pierre. On ne peut pas les jeter.
Tu penses quils sont plus précieux que les petitsenfants? répliquetil, amer. Aucun nest jamais apparu.
Peutêtre quils sont vieux, malades
Je les appelerai.
Par des connaissances, nous obtenons un numéro. Au bout du fil, une voix féminine enjouée répond:
Jetez tout! Elle nous a envoyé ces lettres par paquets. On ne les lit plus depuis longtemps. Elle inventait tout ça!
Pierre, sans même écouter, raccroche.
Elle serait là maintenant je ne sais pas ce que je dirais par colère, souffletil. Puis il me regarde:
Tu écris. Racontelalui, pour quelle ne disparaisse pas.
Et si la famille soffusque?
Ces gens ne lisent pas de livres, soupiretil, mais je vais tout faire officiellement.
Il prend donc un rendezvous, obtient un permis écrit. Pendant ce temps, je descends dans la cave. Les vieilles maisons sont fraîches, sentent la terre et le temps. Sur les étagères, des pots de confiture et de conserves salignent. Chaque pot porte une étiquette jaunie:
«Vanette ses champignons préférés», «Soleil les chanterelles», «Concombres pour Anatole», «Framboises pour Sacha»
Vanette est morte depuis dix ans. Soleil et Anatole aussi.
P.S.: MadameLéonoreLukyanova avait six enfants. Tous sont morts avant elle, sauf la benjamine, celle qui a tout appelé «bricoles». Sa mère attendait. Elle remplissait les pots, les signait avec amour. Les dernières conserves de champignons datent de lan dernier. Elle a quatrevingttrois ans.







