**Journal de Pierre 15 février 2024**
On disait delle dans le village quelle avait perdu la raison avec lâge. Beaucoup évitaient sa maison, la traitant de « sorcière », mais la façon dont elle a fermé le clapet aux médisants, on sen souvient encore aujourdhui
Marguerite avait lair dune paysanne ordinaire âgée, un peu fantasque. Elle aidait les nécessiteux malgré sa maigre pension, accueillait les touristes égarés. Les villageois aisés, car le village était prospère, nouvraient guère leur porte aux étrangers un verre deau, peut-être, mais jamais un toit pour la nuit.
Pas Marguerite. Elle offrait le gîte et le couvert à tout voyageur, même tard dans la soirée. On la trouvait étrange, avec sa petite-fille à marier sous son toit. Les voisins la menaçaient :
« Continue tes frasques, et on enverra ta Lucette à lorphelinat. Les services sociaux nattendent que ça. »
Mais ça, cétait avant. Lucette avait grandi, et ils avaient lâché prise. Marguerite leur en voulait à mort, car Lucette était son sang, son trésor, son seul espoir dans cette vieillesse solitaire.
Elle avait tout perdu. Son mari, emporté par une crise cardiaque à quarante-deux ans. Sa fille, Élodie, quelle avait élevée seule. Élodie, si douce, qui avait bien réussi mariée, installée à Lyon, mère de Lucette. Puis le drame
Son gendre, géologue, disparut en mission. On ne retrouva même pas son corps. Les secours envoyèrent des équipes ; lun des sauveteurs se volatilisa aussi, du moins cest ce quon raconta à Élodie.
Elle sombra dans le chagrin. Marguerite la soutint :
« Je tai relevée après la mort de ton père, tu relèveras Lucette. Je taiderai. »
Élodie fit mine de se ressaisir. Mais elle jouait la comédie pour épargner sa mère. Deux ans plus tard, linévitable arriva.
Elle noya son désespoir dans la bouteille. Dabord occasionnellement, puis quotidiennement.
« À quoi bon vivre sans mon cher Théo ? Mon bonheur est enterré avec lui. »
Marguerite tenta tout, en vain. Élodie scella son destin avec « le démon vert ». Elle mourut jeune, jugée par tous. Le sort était cruel.
Lucette, quinze ans, resta orpheline. Marguerite obtint sa garde et lemmena au village. La jeune fille rechignait habituée à la ville mais sa grand-mère la convainquit :
« Avec ma pension, on ne survivrait pas à Lyon. Ici, nous avons un potager, des poules. »
Elle ajoutait souvent :
« Ton destin sera différent, ma chérie. Je te trouveras un mari digne de toi ! »
Lucette riait :
« Où donc, mamie ? Dans ce trou perdu ? On ne voit que des randonneurs égarés. »
« Ne tinquiète pas. Laisse jaser les méchantes langues. »
Elles vécurent ainsi, toutes deux, dans une vieille maison en bordure du village. Marguerite soccupait du ménage ; Lucette allait à lécole, aidait après les cours.
Les camarades se moquaient delle, connaissant le sort de sa mère. Les voisins gloussaient :
« Une mère bonne à rien La fille suivra. »
Marguerite serrait les dents. Ce nétait pas sa faute si les hommes de sa famille mouraient jeunes. Elle jura de veiller sur Lucette.
Elle ignora les commérages. Les villageois la détestèrent pour ça indifférente à leurs ragots. Quand elle hébergeait un voyageur, les rumeurs repartaient :
« Elle cherche un mari parmi les étrangers, car aucun local ne voudra de sa petite-fille. »
Marguerite rétorquait, fière :
« Vos garçons ne valent pas Lucette. Son destin est ailleurs. »
« On verra bien », ricanaient-ils, lappelant « la sorcière » dans son dos.
Le temps passa. Le calme revint. Un calme trompeur
Un soir dhiver, le village plongé dans lobscurité, un moteur toussota près de la clôture. Des voix dhommes maugréaient contre la météo, les routes, la malchance.
Un voisin trapu surgit, grognon :
« Qui fait ce boucan à une heure pareille ? »
« Il est à peine huit heures ! »
« Qui êtes-vous ? Des citadins ? Quest-ce que vous fichez ici ? »
« Chasseurs. On sest perdus. La voiture est en panne. Vous pourriez aider ? »
« Et si vous étiez des voleurs ? On naccueille pas les inconnus ici. Jai deux filles, et je ne my connais pas en mécanique. Débrouillez-vous. »
Les chasseurs, déconcertés, demandèrent un gîte.
« Pas dhôtel ici. Allez voir la vieille Marguerite. Elle est un peu folle, mais elle ouvre sa porte à tous. »
Il indiqua sa maison, ajoutant avec mépris :
« Elle vit avec sa petite-fille. Vous ne vous ennuierez pas. »
Les chasseurs partirent dans la nuit. À laube, ils frappèrent à sa porte.
« Entrez, mes amis ! »
Marguerite les accueillit à bras ouverts. Thé, soupe, lit fait.
« Je suis Antoine, voici mon ami Fabien », dirent-ils, surpris par son hospitalité.
Fabien, timide, rougissait comme une jeune fille.
Marguerite sourit :
« Ne craignez rien. Ici, vous serez en sécurité. »
Pendant quelle préparait le dîner, ils observèrent la modeste pièce. Une icône ancienne, des photos jaunies : Élodie et son mari, sans doute, et Lucette, les yeux tristes.
Marguerite revint avec des pommes de terre, des cornichons maison, du pain frais.
« Comme chez ma grand-mère ! » sexclama Fabien.
« Goûtez mon confit de pissenlits. Unique ! »
Fabien, ému :
« Ma grand-mère en faisait aussi. »
Une voix faible appela depuis une chambre :
« Mamie à boire »
Marguerite soupira :
« Lucette est malade. Pas de médicaments ici. »
Fabien fouilla son sac :
« Prenez ça pour la fièvre. »
Plus tard, Marguerite leur prépara des lits.
« Reposez-vous. Je veille sur Lucette. »
Fabien proposa de laider.
« Non, mon garçon. Elle na que moi. »
Dans la nuit, Fabien la vit prendre sa veste. Il la suivit discrètement et découvrit quelle avait reprisé la doublure déchirée.
Au matin, il fendit du bois. Marguerite le surprit :
« Quel travailleur ! »
Fabien sourit :
« Cest rien. Je le faisais pour ma grand-mère. »
« Restez pour la Chandeleur ! »
Antoine refusa, mais Fabien accepta.
Le voisin revint, ricanant :
« Votre riche ami ne viendra pas. Il dirige un restaurant étoilé ! À quoi lui servez-vous ? »
Lucette senfuit en larmes. Marguerite le chassa.
Soudain, une voiture apparut. Fabien en descendit, un bouquet de roses à la main.
« Marguerite, je suis amoureux de Lucette. Puis-je lépouser ? »
Lucette courut vers lui. Jamais Marguerite ne lavait vue si heureuse.
Les ragots reprirent de plus belle. Le voisin rageait. Mais Marguerite savait : la magie, cétait lamour, pas la sorcellerie.
**Leçon du jour** :
Le mépris des autres ne vaut pas une larme. La bonté, si modeste soit-elle, attire son propre bonheur. Et parfois, ce bonheur frappe à la porte avec des roses.







