Maman

Cyrille se maria à vingt-quatre ans. Sa femme, Élodie, en avait vingt-deux. Elle était lenfant unique et tardif dun professeur et dune institutrice. Très vite, ils eurent deux garçons rapprochés, puis une fille.

La belle-mère prit sa retraite et se consacra aux petits-enfants.

Les relations entre Cyrille et elle étaient étranges : il lappelait toujours « Madame Lefèvre », avec une distance formelle, tandis quelle lui répondait par un « vous » glacial, utilisant toujours son prénom complet. Ils ne se disputaient jamais, mais en sa présence, Cyrille se sentait mal à laise, comme transpercé par un froid invisible. Pourtant, il fallait lui reconnaître une qualité : elle ne se mêlait jamais de leurs affaires, parlait avec une politesse mesurée et restait neutre dans les conflits du couple.

Un mois plus tôt, lentreprise où travaillait Cyrille avait fait faillite, et il sétait retrouvé au chômage. Un soir, Élodie avait lâché entre deux bouchées :

« Avec la retraite de maman et mon salaire, on ne tiendra pas longtemps, Cyrille. Trouve-toi un travail. »

Facile à dire ! Trente jours quil arpentait Paris, frappait à toutes les portes, et rien. Pas la moindre offre.

Frustré, il donna un coup de pied dans une canette de bière traînant sur le trottoir. Dieu merci, sa belle-mère se taisait encore, mais ses regards lourds de sous-entendus en disaient long.

Avant le mariage, il avait surpris une conversation entre la mère et la fille.

« Élodie, es-tu sûre quil est lhomme avec qui tu veux passer ta vie ? »

« Maman, bien sûr ! »

« Je ne suis pas certaine que tu mesures lengagement. Si ton père était encore là »

« Maman, arrête ! On saime, et tout ira bien ! »

« Et les enfants ? Pourra-t-il les élever convenablement ? »

« Il le fera, maman ! »

« Il est encore temps de réfléchir, Élodie. Sa famille »

« Je laime, maman ! »

« Eh bien, jespère que tu ne le regretteras pas. »

« Le moment des regrets est arrivé », songea Cyrille avec amertume. La belle-mère avait vu juste.

Rentrer lui pesait. Il imaginait Élodie le consoler dune voix faussement douce : « Ne ten fais pas, demain sera meilleur ! », tandis que sa mère soupirerait en silence, désapprobatrice, et que les enfants lanceraient, narquois : « Alors, papa, tu as trouvé un travail ? » Impossible daffronter cela une fois de plus.

Il erra le long de la Seine, sassit sur un banc du jardin du Luxembourg, et, à la nuit tombée, prit la direction de la maison de campagne où la famille passait lété. Une seule fenêtre était éclairée : celle de la chambre de Madame Lefèvre. À pas de loup, il avança dans lallée. Le rideau bougea. Il se figea, perdit léquilibre et sassit brutalement sur une souche.

La voix de sa belle-mère traversa la vitre :

« Cyrille nest toujours pas rentré. Tu las appelé, Élodie ? »

« Oui, maman. Son téléphone est éteint. Sans doute encore une journée sans emploi Il traîne quelque part. »

Le ton de Madame Lefèvre se glaça :

« Élodie, ne parle pas ainsi du père de tes enfants ! »

« Maman, voyons ! Mais cest juste que Cyrille se la coule douce au lieu de chercher sérieusement. Un mois quil vit à mes crochets ! »

Pour la première fois en six ans, Cyrille entendit sa belle-mère frapper la table du poing et hausser la voix :

« Assez ! Je ne tolérerai pas que tu parles ainsi de ton mari ! Quas-tu promis le jour de votre mariage ? *Dans la santé comme dans la maladie, dans la richesse comme dans la pauvreté* ! Tu dois le soutenir, non laccabler ! »

Élodie bredouilla, prise de remords :

« Pardon, maman. Ne ténerve pas, daccord ? Je suis juste fatiguée. Pardonne-moi. »

« Va te coucher », soupira Madame Lefèvre en lui faisant un geste las.

La lumière séteignit. Elle marcha de long en large dans la pièce, écarta le rideau pour scruter lobscurité, puis, levant les yeux au ciel, se signa avec ferveur :

« Seigneur, Toi qui es Miséricordieux, protège le père de mes petits-enfants, le mari de ma fille. Ne permets pas quil perde espoir. Aide-le, mon Dieu, aide mon pauvre garçon »

Elle murmurait, se signait encore, tandis que des larmes coulaient sur ses joues.

Une chaleur intense monta dans la poitrine de Cyrille. Personne navait jamais prié pour lui. Pas sa mère, une femme austère, absorbée par son travail au conseil régional, ni son père, quil connaissait à peineil avait disparu alors que Cyrille avait cinq ans. Il avait grandi entre la crèche, lécole et les études supérieures. Dès son entrée à luniversité, il avait travaillésa mère détestait les fainéants et estimait quil devait subvenir à ses besoins.

La chaleur grandissait, envahissait tout son être, et des larmes rares mais brûlantes jaillirent malgré lui. Il se souvint des matins où sa belle-mère se levait avant tous pour préparer les croissants quil adorait, les pot-au-feu réconfortants, les quiches et tartes quelle réussissait à la perfection. Elle soccupait des enfants, nettoyait la maison, cultivait le potager, confectionnait des confitures, des cornichons croquants et des pickles

Pourquoi navait-il jamais remarqué tout cela ? Pourquoi navait-il jamais dit un mot de gratitude ? Lui et Élodie avaient simplement travaillé, eu des enfants, en pensant que cétait la norme. Ou était-ce seulement lui qui le croyait ? Il se rappela ce soir où, regardant un documentaire sur lAustralie, Madame Lefèvre avait murmuré quelle rêvait depuis toujours de visiter ce continent lointain. Et lui avait ricané : *Là-bas, il fait trop chaud pour une femme de glace comme vous*

Cyrille resta longtemps assis sous la fenêtre, la tête entre les mains.

Au matin, il descendit avec Élodie pour le petit-déjeuner sur la terrasse. La table était dressée : croissants, confiture, café au lait. Les enfants riaient, les yeux brillants. Il leva les yeux vers sa belle-mère et murmura, doucement :

« Bonjour, maman. »

Elle sursauta, hésita une seconde, puis répondit :

« Bonjour, Cyrille. »

Deux semaines plus tard, il trouva un emploi. Un an après, malgré ses protestations, il envoya Madame Lefèvre en voyage en Australie.

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