Cours de Confiance : Épanouir les Liens au Cœur de la Vie Quotidienne

15 octobre 2023 Journal

Ce matin, avant laube, jai poussé la porte grinçante de la salle de la Maison des Arts du quartier SaintClaude. Lair était chargé de craie sèche et dun léger parfum de plâtre qui rappelle les rénovations de lan passé. Au plafond pendait une vieille lampe à incandescence, et les vitres étaient couvertes dune fine pellicule de condensation qui reflétait la lumière comme un voile dargent. Jai déposé mon assortiment de feutres multicolores sur le pupitre du maître et je me suis arrêté un instant, observant ce petit espace qui, chaque soir, devient mon deuxième chezmoi.

Le jour, je donne des cours de littérature au lycée professionnel, mais trois soirs par semaine je reste volontairement pour animer, sans argent, des cours de français destinés aux adultes migrants. Aucun affichage officiel nannonce ces séances: les cours dintégration, «prévus selon les quotas», sont censés être financés par la collectivité, mais les listes dattente sétendent sur plusieurs mois. Ainsi, des travailleurs venus dAlgérie, du Maroc et de Tunisie arrivent grâce à des recommandations ou à des messages sur WhatsApp.

Je me tiens devant le tableau noir et je me remémore chaque prénom : Aïcha, qui conjugue lentement mais sûrement les temps; Karim, le chauffeur de camion aux yeux pétillants; le vieux Moussa, qui tient un dictionnaire usé comme un trésor. Ils arrivent après de longues journées de chantier ou de boulangerie, se rassemblent vers dixsept heures, quand les réverbères sallument dans la rue. Ma colonne vertébrale proteste, mais dès que jentends le premier «Bonsoir», la fatigue sévapore.

Chaque élève possède un carnet que jai cousu moimême. Le papier ma été offert par la bibliothécaire voisine, consciente que le budget du projet ne repose que sur lenthousiasme. La première page est décorée de petites fanes: alphabet, tableau des voyelles et consonnes, liste des verbes de mouvement. Jexplique les règles avec patience, en illustrant par des exemples du quotidien: le prix dun croissant, litinéraire du bus, linscription «Non fumer». Les rires éclatent quand quelquun confond «déjà» et «encore». Le rire est indispensable; sans lui, la langue ne prend jamais forme.

À la mioctobre, les feuilles des fenêtres ont viré au roux. Le ciel du soir descend bas, et la cheminée du petit immeuble voisine crache une fumée froide. Lors de la deuxième séance, jai proposé un jeu de rôle: «Acheter un billet de train». Rachid, habituellement silencieux, a appelé la caissière «Madame», et la classe a applaudi sa politesse. Chaque petite victoire était notée sur une feuille collective: chaque nouveau verbe recevait une coche datée.

Je rentre tard, le tramway se vide peu à peu. Sur mon téléphone, je relis les messages du groupe: «Merci, Monsieur; jai pu dire au chef que jai besoin dun jour de repos». Ces mots me donnent plus de vigueur quun double expresso.

Le cours gagne en popularité, et il me faut davantage de sièges. Le responsable des lieux, un homme dâge moyen au visage sévère, ma remis dix tabourets pliants. Il a marmonné que «cest une salle pour les bals du village, pas pour que des étrangers sy installent», mais il a quand même aidé à les installer. Jai souri, masquant linconfort, car son grognement ressemblait plus à une vieille plainte quà une vraie opposition.

Vers la fin du mois, la gardienne a laissé sur mon bureau une note froissée: «Ça suffit de faire entrer ces travailleurs; cest insupportable le soir de passer à côté.» Lécriture était faite à la hâte, avec un stylo à bille qui avait perdu son encre. Jai serré le papier sans le déchirer, conscient que ce mécontentement était le reflet dune tension grandissante.

Le même soir, à la sortie, un groupe dadolescents sest arrêté. Lun deux a lancé une bouteille en plastique sur les marches et a crié: «Pourquoi nos mères restent sans travail, alors que vous leur donnez des cours gratuits?». Sa voix tremblait, et il nosait pas sapprocher davantage. Jai répondu calmement que chacun cherche à parler français pour pouvoir travailler honnêtement. Je suis passé, le dos droit, mais un frisson glacé sest installé dans mon ventre.

En novembre, le givre persiste sur les pelouses jusquà midi. La salle devient plus fraîche, alors jai apporté un petit radiateur portable. Les élèves arrivent avec leurs thermos de thé à la menthe. Au début de chaque séance, ils posent leurs tasses, offrant la première gorgée à la maîtresse. La chaleur du verre réchauffe leurs mains et leurs échanges.

À la quatrième semaine, le gardien de quartier est entré pendant la pause, alors que les élèves répétaient «hier, aujourdhui, demain». Il a demandé dune voix dure: «Sur quel fondement vous réunissezvous ici?». Jai présenté le contrat de location de la salle, payé de ma poche. Il a vérifié le cachet, a hoché la tête et est reparti, mais latmosphère sest alourdie.

Après cette visite, la gardienne a commencé à revérifier scrupuleusement les pièces didentité. Les hommes hésitaient à franchir le portier, arrivant en retard. Le rythme des cours sest heurté à cette tension. Jai essayé de détendre lambiance avec des virelangues, mais le malaise restait derrière les sourires.

Parallèlement, les élèves partageaient leurs histoires. Aïcha ma raconté que, embauchée comme vendeuse, elle a dû payer une «formation préliminaire» puis a été licenciée une semaine plus tard. Karim a vu son loyer de stand au marché augmenter parce qu«il nest pas du coin». Ces récits me faisaient serrer le feutre jusquà blanchir mes doigts. La langue nétait quun front de lutte, mais elle donnait une voix à ces hommes.

Les premières gelées ont transformé les flaques en miroirs de glace. Le vent du soir sifflait entre les branches nues du petit parc. Jai accroché le nouveau planning sur le tableau daffichage avec des punaises. Au loin, jai aperçu une femme au téléphone, criant: «Ce quils ont oublié? Où regarde ladministration?». Jai compris que la conversation portait sur moi.

Des signes de rejet se multipliaient. Sur le rebord de la fenêtre, on a trouvé un œuf brisé, éclaté sur le cadre blanc. Un voisin de la sécurité a lancé: «On ne respire plus ici à cause de vos épices». Je lai invité dans le couloir, expliquant calmement que ces personnes dépensent le dernier euro pour apprendre la langue du pays qui les emploie. Il a baissé les yeux, mais le lendemain, le même regard glacial était revenu.

Malgré le grondement du mécontentement, le groupe continuait à croître. Deux frères monteurs sont venus, suivis dune couturière. Jai resserré les tabourets, déplacé le bureau contre le mur pour laisser plus despace au cercle. Jai introduit des débats dactualité, sélectionnant des articles courts et neutres, expliquant les mots inconnus. Les élèves apprenaient à argumenter en français tout en conservant le respect. Je voyais leurs épaules se redresser quand ils trouvaient le mot juste.

Début décembre, la nuit la plus noire sest installée, la neige tombait en flocons épars. Quelques minutes avant le cours, japportais de nouvelles fiches quand la porte dentrée sest ouverte en claquant. Le bruit a résonné dans lescalier. Quatre hommes ont envahi la salle: deux en vestes de chantier, deux en doudounes. Leurs visages rougis par le froid et la colère.

Ça suffit, cest un vrai cirque! a crié le plus grand. Il a renversé une chaise. Notre maison des arts, nos impôts! Nous ne voulons pas dimmigrés ici.

Le silence a envahi la pièce. Moussa a levé les yeux, mais sest recroquevillé, rappelant ma demande de ne pas répondre. Je suis monté au centre, la main pressée contre mon cœur, sentant le pouls saccélérer. Aucun secours, aucune issue.

Dune voix posée, jai annoncé: «Cette salle est louée légalement. Si vous continuez, la police interviendra.». Les hommes se sont regardés, indécis. Lun a poussé la table, les feutres ont jonché le sol. Jai sorti mon téléphone, activé le hautparleur et appelé le directeur du Centre Culturel.

Monsieur Bernard, montez immédiatement au troisième étage. On tente de perturber un cours,» aije dit, comme si je rendais les copies à corriger. Le directeur a entendu les cris, a promis denvoyer la sécurité et de venir luimême.

Les minutes ont semblé des heures jusquà larrivée du soutien. Les hommes se disputaient: certains réclamaient la fermeture des cours, dautres proposaient une «solution différente». Jétais debout derrière le tableau, le bureau comme un mince bouclier entre eux et les élèves. Une pensée traversait mon esprit: tout pouvait basculer, les cours, la confiance, la langue à peine acquise.

Le directeur est apparu, accompagné dun agent de sécurité. Il a lu dune voix ferme les statuts: la Maison des Arts loue ses locaux à tout citoyen disposant dun contrat. Il a souligné que les activités bénévoles étaient bénéfiques pour la ville, car «un travailleur éclairé ne transgresse pas les règles et sintègre plus aisément». Ses mots ont résonné comme un bouclier.

Peu à peu, lhostilité sest atténuée. Les hommes ont quitté la salle, laissant derrière eux lodeur de la neige mouillée et un sentiment dinquiétude. Le silence a retombé, je me suis accordé un long souffle. Jai replacé la chaise, ramassé les feutres.

Les élèves sont restés, tranquilles. Aïcha a demandé: «On continue?» Jai hoché la tête: «Bien sûr, aujourdhui on étudie le passé composé.» Jai tracé en grand sur le tableau: «Jai protégé». Le feutre tremblait, mais les lettres étaient nettes. Dehors, la première neige décidée tournoyait, et il était trop tard pour reculer.

Après le clash, je suis rentré chez moi, écoutant le silence cristallin du premier jour de neige. Le craquement sous mes pas maccompagnait, rappelant chaque instant de la journée. Le soutien du directeur était rassurant, mais langoisse restait. Le soir, jai ouvert le groupe de messagerie et écrit: «Merci dêtre restés. Les cours continuent comme avant.»

Le soir suivant, lors dune réunion du comité local, jai pris la parole brièvement. Jai raconté les histoires de mes élèves, limportance de leur offrir la langue pour sintégrer. Certains membres ont soutenu mes propos, rappelant que lharmonie du quartier repose sur le respect mutuel.

Peu à peu, un cercle de soutien sest formé autour de moi. Un conseiller municipal, ancien professeur, a proposé de formaliser juridiquement linitiative, afin dobtenir des subventions et des signatures.

Les cours ont continué, la salle sest réchauffée grâce à une nouvelle lampe de bureau et le radiateur offert. Une boîte de biscuits, déposée par une élève en signe de gratitude, trônait au centre. Chaque séance mêlait grammaire et récits personnels, tissant des liens entre les participants.

Quelques semaines plus tard, à la bibliothèque municipale, nous avons organisé une exposition de photos montrant les progrès des apprenants: dictées corrigées, dessins, notes. Les habitants, curieux, ont découvert les visages de leurs voisins qui, chaque soir, apprennent le français pour reconstruire leur vie.

Lattitude des riverains a évolué. Une vieille voisine, Madame Léger, ma adressé ces mots en sortant de son jardin: «Vous avez raison. Quand mon fils est parti à luniversité, je craignais quon ne le comprenne pas». Son ton mêlait regret et réconciliation.

Les cours sont devenus un repère pour la communauté. La Maison des Arts nest plus seulement un lieu dapprentissage; on y organise des soirées de partage, on discute de la vie quotidienne, on échange des recettes et des coutumes. Le soir, la ville semplit dune nouvelle atmosphère chaleureuse.

Je sais que ce nest pas un combat isolé. Il reste des démarches administratives et de possibles nouvelles épreuves, mais jai maintenant de nombreux alliés. En regardant les participants, je ne vois plus seulement des étudiants, mais des amis.

Le soleil filtre à travers la fenêtre, faisant scintiller la neige immaculée. Après le cours, alors que je corrige les copies, Karim mapporte une affiche quil a rédigée: «Cours ouvert à tous». Ce modeste texte témoigne du changement.

Je lai placée sur le tableau et déclaré: «Invitons tous ceux qui veulent comprendre et être compris.». Les regards des élèves se sont illuminés dun accord déterminé.

Tard dans la nuit, je rentre chez moi, le clairdelune se reflétant sur les dunes de neige. Je sais que dautres obstacles arriveront, mais ce chemin ne fait que commencer: pour moi, pour mes élèves, pour toute la communauté.

**Leçon du jour:** la persévérance et la solidarité transforment la peur en confiance, et chaque petite victoire, même écrite à la craie, construit le pont entre les cultures.

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