Les hommes se forgent dans la vie.

6mai2025 Journal dun interne

Les hommes naissent garçons, on me le répétait souvent. Aujourdhui, je revivrai encore ce souvenir qui me hante depuis quinze ans, comme si les murs du service de garde de lhôpital SaintLouis à Paris navaient jamais changé.

Cétait une nuit dhiver lorsque la infirmière Claire, venue du hall daccueil, a fait irruption dans notre salle de garde en hurlant: «Patient grave en salle dopération!». Javais à peine eu le temps de revêtir ma blouse stérile que je suis arrivé, la brigade déjà formée, et jai vu, allongée sur la table, une petite fille dà peine six ans, Léontine. Pendant que je me désinfectais les mains, le chirurgien ma expliqué les circonstances.

Une collision frontale avait impliqué une famille de quatre: le père, Marc Dupont, la mère, Isabelle Léger, et leurs deux enfants, les jumeaux Paul et Léontine. Limpact a touché le côté droit arrière du véhicule, là où se trouvait la fillette. Les parents et le petit garçon nont subi que des éraflures et des hématomes, les secours les ont stabilisés sur place. Léontine, cependant, présentait plusieurs fractures, des contusions graves, des plaies déchirées et une perte de sang massive.

Quelques minutes plus tard, les premiers résultats dhématologie sont arrivés, accompagnés dune information cruciale: nous navions aucune unité de sang du groupeOpositif disponible, groupe indispensable pour la petite. Le compte à rebours était lancé; chaque minute comptait. Nous avons rapidement prélevé du sang aux parents: le père était du groupeA, la mère du groupeB. Le frère jumeau, Paul, était du groupeO, la seule chance de sauver Léontine.

Ils étaient assis sur un banc du hall dattente, la mère en sanglots, le père pâle comme la craie, le garçon le visage marqué par le désespoir, son habitage taché de sang. Je me suis approché, me suis assis à sa hauteur pour que nos yeux se rencontrent.

«Si votre groupe sanguin est O, la longévité est assurée», lui ai-je dit, en essayant de détendre latmosphère.
«Ta petite sœur a vraiment été gravement blessée», aije ajouté.
Il a hoché la tête, les larmes coulant le long de ses joues, et a murmuré: «Oui, je sais On a percuté, elle a été projetée contre le siège. Je lai tenue sur mes genoux, elle a pleuré, puis sest endormie.»

«Tu veux la sauver? Alors il faut que tu nous donnes ton sang», aije poursuivi. Il sest calmé, a regardé autour de lui, a respiré profondément et a acquiescé.

Jai fait signe à linfirmière Sophie, la «tante Sophie» comme on lappelait affectueusement. «Cest Sophie qui va taccompagner en salle de prélèvement. Elle est très douée, ça ne fera pas mal», lui aije assuré. Le garçon a respiré à fond, sest tourné vers sa mère et a lancé: «Maman, je taime, tu es la meilleure!» Puis, vers son père: «Papa, je taime aussi. Merci pour le vélo.»

Sophie a conduit Paul dans la salle de prélèvement pendant que je me précipitais en salle dopération. Après lintervention, quand Léontine a été transférée en réanimation, je suis reparti vers la salle de garde. En passant, jai remarqué le petit héros allongé sur une civette, couvert dune couverture. Sophie lavait laissé se reposer après le don.

«Où est Léontine?», a demandé le garçon.
«Elle dort. Tout ira bien, tu las sauvée.», lui aije répondu.
«Et quand je mourrai?», a-t-il ajouté, la voix tremblante.
«Pas de sitôt, mon garçon, seulement quand tu seras très, très vieux.», aije souri.

À ce moment, jai compris son inquiétude. Il croyait que le don de sang le condamnerait, quil devait dire adieu à ses parents. Il était convaincu à 100% que son sacrifice le mènerait à la mort. Il a réellement offert sa vie pour sa sœur. Ce nétait pas quun geste héroïque: cétait la pureté dun amour fraternel qui dépasse tout.

Des années ont passé, et chaque fois que je repense à ce soir de nuit, un frisson parcourt mon épaule. Le souvenir de ce petit garçon, de son regard déterminé, reste gravé dans mon esprit, rappel me rappelant pourquoi jai choisi ce métier.

Julien Moreau, interne en chirurgie.

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