Les hommes naissent, disait-on dans le brouillard de la nuit. Il y a quinze ans, à lobscurité de laube, une infirmière surgit dans la salle doncologie du Centre Hospitalier SaintLazare, venue du couloir des urgences.
Un patient critique, deuxième salle dopération !
Je me précipitai, léquipe déjà en place, et sur la table reposait une petite fille denviron six ans, luisante comme un rêve. En revêtant ma blouse stérile, on me révéla les faits.
Une collision automobile avait bouleversé une famille de quatre : le père, la mère et leurs deux jumeaux, un garçon et une fille. La blessure la plus terrible était tombée sur la petite : le choc a frappé le compartiment arrière droit, là où elle se trouvait. Le père, la mère et le frère jumeau navaient que des éraflures et des ecchymoses, secourus rapidement sur place.
La fillette souffrait de fractures multiples, de traumatismes contondants, de plaies béantes et dune perte de sang abondante. Quelques minutes plus tard arriva le premier résultat sanguin, accompagné dun message alarmant : la troisième poche positive était épuisée. La situation était critique, la petite était « lourde », le compte à rebours était compté en minutes. Nous pressâmes aussitôt les analyses des parents. Le père : deuxième poche, la mère : quatrième. Nous nous rappelâmes le frère jumeau, qui, bien sûr, détenait la troisième.
Ils étaient assis sur un banc du hall dattente. La mère, les yeux submergés de larmes, le père pâle comme le craie, le garçon, le regard désespéré, ses vêtements tachés du sang de sa sœur. Je mapprochai, massis de façon à ce que nos yeux se rencontrent à la même hauteur.
Si votre groupe sanguin est la clé de la longévité,
dis-je dune voix qui semblait flotter. Ta sœur a été gravement blessée.
Oui, je sais, sanglotait le garçon, se frottant les yeux du poing. Quand nous avons percuté, elle a reçu le choc le plus violent. Je la tenais sur mes genoux, elle pleurait, puis sest calmée et sest endormie.
Tu veux la sauver ? Alors il nous faut ton sang pour elle.
Il cessa de pleurer, scruta la pièce, inspira profondément, puis hocha la tête. Dun geste, jappelai linfirmière.
Voici tante Sophie. Elle vous conduira au bloc de prélèvement et prendra votre sang. Tante Sophie est experte, cela ne fera pas mal du tout.
Daccord, le garçon prit une profonde respiration, sétira vers sa mère. Je taime, maman, tu es la meilleure ! Puis vers son père : Et toi, papa, je taime, merci pour le vélo.
Sophie lemmena dans la salle de prélèvement, et je courus vers la deuxième salle dopération. Après lintervention, alors que la petite était déjà transférée en réanimation, je regagnai la salle doncologie. Sous une couverture, je remarquai notre petit héros allongé sur la civette du bloc de prélèvement, reposant après le prélèvement. Je mapprochai.
Où est Clémence ? demanda le garçon.
Elle dort. Tout ira bien, tu las sauvée.
Et quand mourraije ?
Oh pas de suite, seulement quand tu seras très, très vieux.
Au départ, je ne compris pas sa question, puis léclair me traversa. Le garçon pensait que sa mort surviendrait dès que son sang aurait été prélevé, doù son adieu aux parents. Il était convaincu, à cent pour cent, quil allait périr. Il avait réellement offert sa vie pour sa sœur. Vous voyez quel acte héroïque il a accompli ? Le plus authentique.
Des années ont passé, et chaque fois que le souvenir refait surface, des frissons me parcourent, comme dans un rêve où le temps sétire et les couloirs de lhôpital deviennent des couloirs de nuages.







