J’ai découvert le journal de ma fille où elle écrivait à quel point elle me détestait

Non, regarde-moi ça ! Elle est rentrée ! Et qu’est-ce que c’est que ça dans ton nez, s’il te plaît ?

Élodie se tenait dans l’entrée, les bras croisés. Sa voix, d’habitude douce, vibrait d’indignation. Juliette, seize ans, enlevait lentement ses baskets, évitant le regard de sa mère. Dans son aile du nez, un petit clou à pierre étincelait comme un œil malicieux.

Cest un piercing, maman. Tout le monde en porte.

Tout le monde ? Qui ça, tout le monde ? Cette nouvelle copine Léa, avec ses dix trous aux oreilles ? Voilà ton «tout le monde» ? Je t’avais interditde la fréquenter !

Léa est sympa ! Tu ne la connais même pas ! Juliette releva finalement la tête, ses yeux piquants de larmes. Et je nai pas besoin de ta permission. Cest mon corps.

Ton corps ?! Élodie fit un pas vers elle. Tant que tu vis sous mon toit, avec mon argent, ce corps est ma responsabilité ! Tu te rends compte des risques d’infection ? Le tétanos, tu connais ? Où est-ce que tu as fait ça, dans une cave, avec une aiguille rouillée ?

Dans un salon, un vrai ! Tout était stérile ! Pourquoi tu dramatises toujours ?

Moi, je dramatise ? Je tattends jusquà minuit, tu ne réponds pas au téléphone ! Je suis folle dinquiétude, jappelle les hôpitaux, la morgue ! Et pendant ce temps, toi, tu te fais embellir ! Enlève-moi cette horreur, tout de suite !

Non ! Juliette se redressa, presque aussi grande que sa mère. Cest ma vie, et je décide de mon look ! Tout ce que jaime te déplaît ! Ma musique, mes amis, mes vêtements !

Parce que tout ça ne mène à rien ! La voix dÉlodie se brisa dans un cri. Tu dois étudier, entrer à la fac, pas te défigurer et traîner Dieu sait où !

Juliette bouscula sa mère pour atteindre la porte de sa chambre.

Je te déteste ! lança-t-elle avant de claquer la porte si fort que la vaisselle trembla dans le buffet.

Élodie resta immobile dans le silence de lentrée. Le mot «déteste» résonnait dans ses oreilles. Elle sadossa au mur, les jambes flageolantes. Son cœur battait à tout rompre. Pourquoi ? Pourquoi en était-on arrivé là ? Elle avait tout sacrifié pour elle. Deux emplois pour lui offrir le meilleur des vêtements comme les autres, des cours particuliers, des vacances à la mer. Elle avait renoncé à sa vie sentimentale après le départ de son mari, se consacrant entièrement à sa fille. Et voilà sa gratitude. «Je te déteste.»

Elle passa à la cuisine, mit machinalement la bouilloire en marche. Ses mains tremblaient. Des images défilaient : Juliette petite, avec ses gros nœuds dans les cheveux, lui tendant ses mains confiantes ; Juliette en CP, fière avec son bouquet de glaïeuls ; Juliette lembrassant et murmurant : «Maman, tu es la meilleure.» Où était passée cette tendresse ? Quand sa douce fille sétait-elle transformée en ce hérisson hostile ?

La porte de la chambre resta close. Aucun bruit. Élodie savait quaucune discussion ne servirait à rien maintenant. Il fallait attendre que lorage passe.

Le lendemain, samedi. Élodie se leva tôt comme dhabitude. Prépara le petit-déjeuner. Juliette ne sortit pas. Elle frappa.

Juliette, viens manger. Ça va refroidir.

Silence.

Ma chérie, tu mentends ?

Je nai pas faim, répondit une voix sourde.

Élodie soupira. Elle mangea seule, fit la vaisselle. Le silence pesait, épais comme de la gelée. Dhabitude, le samedi, elles rangeaient ensemble, faisaient des courses ou regardaient un film. Mais aujourdhui, lappartement semblait étranger, froid.

Elle décida de nettoyer pour soccuper lesprit. Elle épousseta le salon, lava le carrelage de la cuisine. Il ne restait que la chambre de Juliette. Dordinaire, sa fille rangeait elle-même, mais aujourdhui Elle avait besoin dun prétexte pour entrer, briser cette glace.

Elle frappa à nouveau.

Je viens laver le sol. Ouvre.

La porte sentrouvrit à contrecœur. Juliette, dos tourné, écoutait de la musique. Élodie entra avec le seau. La chambre était en désordre, comme toujours : vêtements épars, livres empilés, des croquis. Elle lava le sol sans bruit. Juliette ne bougea pas.

Cest alors quelle aperçut quelque chose sous le lit. Un carnet rose à couverture rigide, avec un cadenas. Un journal. Elle se souvint lavoir offert à Juliette pour son anniversaire. Sa fille avait ri : «Qui tient encore un journal intime ? Cest dépassé.» Apparemment, si.

Son cœur manqua un battement. Non. Cétait mal. Une violation. Mais le mot «déteste» la brûlait. Elle devait comprendre.

Elle finit rapidement.

Jai terminé.

Juliette hocha la tête sans se retourner. Élodie sortit, referma doucement. Elle passa le reste de la journée perturbée. Le journal la hantait. Que contenait-il ? Des histoires de garçons, damies, de disputes scolaires ? Ou sur elle ?

Le soir, Juliette annonça quelle sortait avec Léa. Élodie attendit quelle parte, puis entra dans sa chambre en catimini. Ses mains tremblaient. Elle se sentait coupable. Mais elle ne pouvait plus reculer.

Le cadenas céda facilement avec un trombone. Elle sassit sur le lit, ouvrit la première page.

Une écriture soignée, presque enfantine. Des notes sur le lycée, un contrôle de maths, une nouvelle chanson dun groupe inconnu. Elle feuilleta, la honte grandissant. Elle violait une intimité.

Puis elle trouva une entrée datée de la semaine dernière.

« Tante Sophie est venue aujourdhui. Encore une fois : «Élodie, tu es une héroïne, élever seule une telle fille ! Et Juliette, si brillante, la fierté de sa mère !» Je souriais bêtement. La fierté de maman. Son projet. Est-ce que jai quelque chose à moi ? Ou je dois juste correspondre à ses attentes ? Être la bonne élève, entrer dans la «bonne» fac quelle choisira. Parfois, jai limpression dêtre une poupée quelle habille et exhibe. »

Les doigts dÉlodie glacèrent. Elle navait jamais pensé ça. Elle était juste fière de sa fille. Était-ce mal ?

Page suivante. Un mois plus tôt.

« Maman a crié parce que je suis rentrée une heure en retard. Elle a pleuré, disant quelle était seule, quelle navait que moi. Son numéro classique. Dabord crier, puis jouer sur la culpabilité. Comme si je lui devais ma vie. Comme si je devais sacrifier ma liberté pour la rassurer. »

Une boule se forma dans sa gorge. Juliette voyait-elle vraiment son amour ainsi ? Comme une manipulation ?

Les pages suivantes la frappèrent comme des coups. Ses conseils perçus comme des critiques. Sa sollicitude, comme du contrôle. Son amour, comme une laisse étouffante.

« Elle ne comprend rien à ma musique. Jai mis un morceau, elle a fait la grimace : «Cest quoi ces hurlements ?» Elle ne sintéresse pas à mon monde. Juste à ce que je sois docile, conforme. »

Et enfin, la dernière entrée. Hier soir, après leur dispute. Une écriture rageuse.

« Je la déteste. Elle ne me laisse jamais respirer. Elle veut tout contrôler : mes amis, mes vêtements, mes pensées. Ce piercing Cétait important pour moi. Un pas vers moi-même. Et elle : «Enlève cette saleté.» Sans même demander pourquoi. Parce que ça ne rentre pas dans sa vision. Jétouffe. Je veux fuir. Nimporte où. Juste ne plus voir son regard réprobateur. Je déteste son amour. Je la déteste. »

Élodie ferma le journal. Ses mains tremblaient. Elle fixa la couverture rose, incrédule. Sa Juliette avait écrit ces mots cruels.

Son monde sécroulait. Tout ce pour quoi elle avait vécu était un mensonge. Elle nétait pas une mère aimante, mais un geôlier. Un poids, pas un soutien. Elle croyait tout donner, mais elle volait la vie de sa fille.

Elle remit le journal sous le lit. Sortit en chancelant, seffondra sur le canapé. Les larmes coulaient. Elle ne savait pas combien de temps elle resta là.

Juliette rentra. La voyant ainsi, elle sarrêta.

Maman ? Quest-ce quil y a ?

Élodie leva lentement la tête. Elle regarda sa fille le piercing provocant, le sweat à tête de mort, les bras croisés. Elle ne vit plus une adolescente rebelle, mais une étrangère qui la haïssait.

Rien, répondit-elle sourdement. Juste un mal de tête.

Prends un doliprane, dit Juliette, indifférente, avant de disparaître dans sa chambre.

Élodie ne dormit pas de la nuit. Elle repensait à chaque mot du journal. Et avec horreur, elle comprenait que Juliette avait raison. Oui, elle critiquait ses amis. Oui, elle méprisait sa musique. Oui, après les disputes, elle pleurait en disant que Juliette était sa seule joie. Elle croyait montrer son amour. En réalité, elle létouffait.

Le matin, elle appela sa seule amie proche, Camille.

Camille, allô ? Tu peux parler ?

Élodie ? Quest-ce qui ne va pas ? Ta voix

Jai découvert quelque chose Je ne sais pas comment continuer.

Elle raconta tout, entre les sanglots. La dispute. Le journal. Les mots terribles.

Camille soupira longuement.

Élodie, cest dur, je sais. Mais soyons honnêtes. Tu la couves trop. Cette Léa, quest-ce quelle a de mal ? Elle shabille bizarrement ? À seize ans, on fait pire. Rappelle-toi quand on se teignait les cheveux en vert et quon allait à des concerts clandestins. Nos mères sévanouissaient.

Ce nest pas pareil

Si, exactement pareil. On oublie. On veut que nos enfants évitent nos erreurs. Mais ils ont le droit aux leurs. Juliette ne te déteste pas. Elle déteste ton contrôle. Elle taime, jen suis sûre. Mais elle veut que tu la voies comme une personne, pas comme ton «projet fille parfaite».

Que faire ? murmura Élodie. Lui dire que jai lu son journal ?

Surtout pas ! Ce serait une trahison impardonnable. Change ton comportement, doucement. Donne-lui plus de liberté. Intéresse-toi à sa vie, pas en mère, mais en amie.

Je ny arriverai pas.

Tu y arriveras. Tu laimes trop. Mais ton amour est trop lourd. Allège-le.

Élodie réfléchit toute la journée. Alléger son amour. Comment ? Lâcher prise ? Mais cétait terrifiant.

Le soir, Juliette sortit. Élodie sefforça de sourire.

Juliette, attends.

Sa fille se raidit, attendant un sermon.

Tu sors avec Léa ?

Oui.

Vous allez où ? Au ciné ?

Non, juste boire un café. Puis chez elle, écouter de la musique.

Élodie inspira profondément.

Ce piercing Juliette se contracta. Cest inhabituel. Mais si tu aimes ça Cest peut-être à la mode. Désinfecte-le bien, daccord ?

Juliette la dévisagea, incrédule. Elle sattendait à tout, sauf à ça.

Daccord.

Et ne rentre pas trop tard, sil te plaît. Je minquiète.

Elle ne dit pas «je nai que toi». Juste «je minquiète».

Juliette hocha la tête et partit.

Les semaines suivantes furent les plus difficiles. Elle apprit à se taire là où elle aurait sermonné. À demander plutôt quexiger. Un jour, elle entra pendant que Juliette écoutait de la musique.

Trop fort ? demanda Juliette, enlevant un écouteur.

Non. Tu écoutes quoi ?

Juliette, méfiante, lui tendit lécouteur. Des sons agressifs, un rap saccadé. Élodie sobligea à écouter.

Intéressant, dit-elle. Ça parle de quoi ?

Juliette, surprise, expliqua des paroles engagées. Élodie comprit à moitié, mais vit les yeux de sa fille sadoucir.

Petits pas. Un jour, elle remarqua des croquis sur le bureau. Avant, elle aurait dit : «Occupe-toi de tes cours.» Là, elle sarrêta.

Tu as une sacrée imagination. Cest très beau.

Merci.

Les relations ne se réparèrent pas dun coup. Mais les disputes changèrent. Moins désespérées. Élodie apprenait à voir en Juliette une personne. Juliette, sentant létreinte se relâcher, baissait ses piquants.

Un soir, elles buvaient du thé en silence. Mais ce nétait plus le silence pesant davant.

Maman, dit soudain Juliette. Tu te souviens quand tu me demandais quelle fac je voulais ?

Oui.

Jai regardé Il y a une école de design de mode. Jaimerais essayer.

Avant, Élodie aurait paniqué. Design ? Pourquoi pas droit ou médecine ? Mais elle se souvint des mots du journal. «Son projet.»

Ça a lair passionnant. Il faut quoi ? Un dossier ?

Oui, des dessins. Et des examens en français et littérature.

Tu es forte en littérature, sourit Élodie. Et tes dessins sont magnifiques. On va les sélectionner.

Juliette la regarda, stupéfaite.

Tu tu es daccord ?

Élodie soupira.

Écoute, ma chérie. Jai eu tort. Je voulais pour toi la meilleure vie selon moi. Mais ton bonheur, cest peut-être autre chose. Limportant, cest que tu fasses ce que tu aimes.

Des larmes brillèrent dans les yeux de Juliette. Elle vint lembrasser, timidement. Pour la première fois depuis longtemps.

Merci, maman.

Élodie la serra contre elle, respirant son parfum. Elle pensa au journal rose, quelle navait plus jamais ouvert. Il avait brisé son monde, mais lui avait aussi ouvert les yeux. Il lui avait offert une chance dapprendre à aimer vraiment. Sans conditions.

Оцените статью
J’ai découvert le journal de ma fille où elle écrivait à quel point elle me détestait
La chance sourit à tous