**Amour Toxique**
« Tu crois vraiment que cette oiseau libre va rester mariée longtemps ? » essaya de me raisonner Hélène.
« On verra bien », répondis-je avec un sourire béat, ignorant encore que ces mots deviendraient la devise de ma vie. Une devise, et une malédiction.
Je me souviens de cette soirée comme si cétait hier. Un banquet étouffant, lodeur de parfums chers, des conversations sur largent, des sourires faux. Je tenais mon verre, me demandant combien de temps je devrais encore endurer. Jallais méchapper quand, derrière moi, jai entendu un rire de femme contagieux. Je me suis retourné comme tiré par un fil.
Et je lai vue. Élodie. Elle gesticulait en racontant quelque chose à un groupe dhommes. Fine, dans une robe simple, mais avec un tel feu dans ses yeux marron que mon monde bien ordonné sest écroulé.
« Qui est-ce ? » demandai-je à Hélène.
« Mon amie Élodie, soupira-t-elle. Attention, cest une catastrophe naturelle en jupe. Avec elle, cest comme voler : grisant, mais on risque toujours de sécraser. »
Je nai pas entendu lavertissement, hypnotisé. Pour moi, dont les parents professeurs donnaient des leçons même au petit-déjeuner, Élodie incarnait la vie. Un coup de foudre. Ou plutôt un diagnostic sans remède.
Nous nous sommes mariés six mois plus tard, malgré les supplications de mes parents. « Elle te brisera, mon fils, disait mon père par-dessus ses lunettes. Cette fille nest pas faite pour une famille. »
« Cest une liane belle et vénéneuse, renchérissait ma mère. Elle tétouffera jusquà ce quelle ait tout pris. »
Mais je ne voyais que le soleil. Un ouragan, cétait exactement ce qui manquait à ma vie réglée.
Les premiers mois furent une folie. Élodie me réveillait à trois heures du matin : « Matthieu, regarde la lune ! Allons à la rivière ! » Et nous y allions. Elle parlait aux SDF devant limmeuble, et cinq minutes plus tard, ils lui racontaient leur vie. Elle était le chaos. Et moi je respirais ce chaos à pleins poumons, comme un prisonnier libéré.
Puis vint le premier orage.
La crise frappa sans prévenir, les marchés seffondrèrent. Mon entreprise, le travail de ma vie, vacilla et sombra en quelques mois. Jessayai de sauver ce qui pouvait lêtre, en vain. Un soir, je rentrai épuisé, les yeux vides. Le sol se dérobait sous mes pieds.
Élodie mattendait à la porte. Pas pour membrasser. Elle avait les bras croisés, le regard froid et étranger.
« Alors, génie ? Tu as perdu ? » Sa voix était tranchante.
Je restai sans voix.
« Élodie, je jessaye »
« Tu essaies de sauver un navire qui coule, minterrompit-elle. Moi, je ne veux pas couler. Je ne sais pas vivre dans la pauvreté. Il me faut du solide. De la stabilité. Tu ne peux plus me loffrir. Désolée. »
Elle fit ses valises sous mes yeux. Ma gorge se serra.
« Élodie, attends sil te plaît » Ma voix se brisa. « Je vais tout arranger ! Nous allons »
Elle prit son passeport rouge vif, le glissa dans son sac. Puis me regarda. Son regard était vide damour, de regret. Juste une irritation glacée.
« Matthieu, cesse de thumilier. Cest indécent. Ne mappelle pas. Ne me cherche pas. Salut ! »
La porte claqua. Le son me traversa comme une douleur physique. Je meffondrai dans lentrée, pleurant comme un enfant. Le monde perdit ses couleurs. La nourriture navait plus de goût, lair était épais.
Élodie revint six mois plus tard.
Jouvris la porte : elle était là. Mince, bronzée, imprégnée dun parfum étranger. Mes jambes flanchèrent. Elle avait une nouvelle coupe, un manteau cher que je ne lui avais pas offert.
« Bon, dit-elle en passant devant moi et enlevant ses talons. Ce trader était insupportable. Il écoutait même de la musique classique en voiture. »
Elle parlait comme si elle revenait dune course, pas du lit dun autre.
Au lieu de jeter ses affaires, au lieu de crier, je ressentis une joie sauvage. Elle était revenue ! Elle mavait choisi !
« Pardonne-moi Je nai pas été à la hauteur Je ne mérite pas »
Elle resta immobile, surprise. Je levai les yeux et vis dans son regard non du remords, mais de la satisfaction. Elle avait eu raison. Toujours raison. Et moi, tort.
Il y eut dautres départs.
Dabord un « gourou » qui lemmena dans les montagnes « chercher léveil ». Je restai cloîtré deux semaines, allongé sur le tapis du salon où nous avions dansé, fixant le vide. Je limaginais rire avec lui, le regarder comme elle mavait regardé. Ces pensées me donnaient la nausée.
Puis un « vrai homme », musclé, au sourire arrogant. Je les vis par hasard au parc. Il lui murmura quelque chose à loreille, elle rit de ce rire qui mavait transpercé autrefois. La vue se brouilla.
Et chaque fois, elle revenait. Et chaque fois, jétais là pour ouvrir. Hélène, qui nous avait présentés, me secoua un jour après un de ces retours :
« Matthieu, réveille-toi ! Elle se sert de toi ! Elle se vante que tu tes encore excusé ! POUR QUOI ? Pour quoi, au nom du ciel ? »
« Parce que je ne suis pas assez intéressant. Je ne retiens pas son attention. Elle sennuie avec moi. Cest ma faute, Hélène. Toujours ma faute. »
Je nétais pas un homme. Jétais un paillasson. Une salle dattente personnelle pour Élodie. Le pire ? Jacceptais ce rôle. Parce quune vie sans elle me paraissait pire que toute la souffrance quelle minfligeait.
Une nuit, après un retour de « létalon », je craquai. Jentrai dans la chambre. Elle dormait, étalée sur mon côté du lit, sereine et parfaite. Assis au bord, la gorge nouée, je demandai :
« Dis-moi, pourquoi ? Pourquoi tu reviens toujours vers moi ? »
Elle sétira, ouvrit les yeux, et son visage sillumina de ce sourire qui balayait tout.
« Parce que tu es ma maison, Matthieu, murmura-t-elle, endormie. Mon havre. Tu mattends toujours. »
Ces mots ne contenaient pas damour. Seulement du confort. Et cela fit plus mal que toutes ses infidélités. Mais quand elle enlaça mon cou, pressa sa joue contre ma poitrine, toute ma douleur, toute ma fierté, se dissolvèrent.
Je men voulais, mais je ne pouvais la laisser partir. Même en sachant que la porte claquerait à nouveau. Et jattendrais. Parce que ces rares moments où elle était là moffraient une bouffée dair. Sans elle, cétait le vide.
Élodie repartit le jour où je faillis perdre la seule chose qui me restait.
Cette fois, avec un galeriste, « une âme sensible », dit-elle avec mépris en jetant un regard à mes cravates. Je restai seul dans notre appartement silencieux.
Puis le téléphone sonna. Mon père avait fait un AVC.
Dans la voiture, ses avertissements me revenaient. « Elle te brisera, mon fils. » Je croyais quil parlait de ma carrière, de largent. Il parlait de moi. De mon âme.
Dans la chambre, ma mère, toujours si digne, pleurait en silence. Mon père, pâle, le visage déformé, fixait le plafond. Il nétait plus que lombre de lhomme fort qui mavait élevé. Quelque chose en moi se brisa. Je vis en lui mon reflet : brisé, paralysé. Lui par la maladie, moi par lamour.
Les larmes aux yeux, je pris la main de ma mère :
« Pardonnez-moi. Je ne vous ai pas écoutés. »
« Nous savions que tu te réveillerais un jour », murmura-t-elle.
De retour chez moi, je fis la première chose qui me vint à lesprit. Jemballai les affaires dÉlodie. Je voulais tout jeter, mais me ravisai. Je collai une feuille sur la porte : « Fermeture définitive. »
Le plus dur fut de ne pas répondre quand elle écrivit deux semaines plus tard : « Notre café me manque. Ici, il ne boit que de la poussière chère. » Ma main trembla, prête à taper « Reviens ». Mais je pensai à mon père. Et pour la première fois, je me tus.
Elle ne comprit pas. Messages, appels. Dabord surpris, puis furieux, puis moqueurs : « Matthieu, tu fais la grève de la faim ? Tu dépéris sans moi ? » Je restai silencieux. Le silence devint ma forteresse.
Un jour, elle débarqua. « Matthieu, va chercher ma valise ! »
« Tu nas pas compris, dis-je calmement. Il ny a plus de place pour toi ici. »
Ses yeux eurent une lueur de peur. Elle perdait le contrôle.
« Quest-ce qui tarrive ? Tu es malade ? »
« Oui, Élodie. Je létais. Mais je guéris. Et toi, tu étais ma maladie. »
Ce fut insupportable. Comme un sevrage. Mais les soirées avec mon père, la présence silencieuse de ma mère, maidèrent.
Les premiers mois, mon corps et mon esprit souffrirent, se détoxifiant. Je vérifiais encore mon téléphone, écoutais les pas dans lescalier. Mais peu à peu, ça sarrêta.
Six mois plus tard, Élodie envoya une carte dune île : « Personne ne ma jamais attendue comme toi. »
Je rangeai ses affaires dans un garde-meuble. Non par colère, mais par hygiène. Pour libérer ma vie.
Un jour, Hélène minvita à une exposition.
« Ne tinquiète pas, ta « tempête » ne sera pas là », plaisanta-t-elle.
Je navais plus peur. Je regardai les tableaux, bus du vin, et sentis le regard dune femme sur moi. Pas une beauté éblouissante comme Élodie, mais aux yeux calmes et attentifs. Nous parlâmes dart, de livres. Sans effort, sans faux-semblant.
En la raccompagnant, je réalisai que je nétais plus anxieux. Plus peur de mal dire, de blesser. Juste du calme. On pouvait être soi-même. Sans anticiper, sans fantasmer.
Quoi quil arrive, ce serait ma vie. Mon choix. Mon cheminsans attente dans une salle vide.
**Leçon** : Lamour ne devrait jamais être une prison. Si tu dois toublier pour être aimé, ce nest pas de lamourcest une addiction. Et comme toute addiction, elle ne se guérit quen choisissant de se sauver soi-même.







