Tu comptes supporter ça encore longtemps? entendaisje, pour la troisième fois, la voix de ma grandmère décédée, alors que le téléphérique de limmeuble de seize étages descendait lentement.
Le désordre régnait dans notre foyer dès le départ. Mon mari, Pierre, mavait épousée presque dès la fin du lycée. Il ne ma jamais laissé étudier. Jai fait du petitbonheur, jai bu, je me suis réfugiée dans le travail. Au final, je nai obtenu mon permis que parce que, jadis, mon père nétait jamais sorti de son atelier. Son ami était mon instructeur.
Léa ne sortait que quand cétait indispensable. Et lunique nécessité était de remplir le frigo. Lalternative à la promenade était détendre le linge sur le balcon.
Pierre me surveillait partout, même pour sortir la poubelle: il fallait garder le portable dans la poche de mon peignoir, au cas où il sonnerait et me demanderait où jen étais.
Les weekends, qui commençaient dès le vendredi soir, me terrifiaient. Pierre arrivait, exigeait le dîner. Sur la table, il fallait impérativement une bouteille de pastis légèrement embuée. Après le repas, il, lentement, méthodiquement, affichant son mépris, me lançait, «Alors, ça te plaît, imbécile? Quand auraije un héritier?»
Puis, laissant les larmes couler dans la chambre, il retournait à la cuisine, terminait son verre de pastis. Après la dernière gorgée, il me réclamait: «Où est la bière?»
Je savais que cette question arriverait, mais le jour, je ne lui achetais pas de bière, me réservant ainsi vingt à trente minutes pour une petite sortie, juste pour respirer.
Pourquoi tu te tais? pressait la voix de ma grandmère, qui surgissait du vide. Lascenseur sétait bloqué entre deux étages. Ça tarrange que ton mari te traite comme un objet?
Non, murmuraije, il essuie ses pieds sur moi.
Ce nest que le début,lavertit la grandmère, ça ira pire. Tu veux quil te lâche les pattes?
Mon Dieu! mon gorge se dessécha, non, jamais.
Alors cours, ma fille, cours!
Où? Vers ma mère? Elle vit dans un studio avec son nouveau mari. Vers mon père? Il est avec sa nouvelle épouse. Je suis un bout de pain, grandmaman. Je nai personne, mon regard se voilait, mon nez se bouchait.
Cest une chance dêtre seule. Liberté totale, nouveau départ. Que feraistu si tu avais un enfant? demanda la voix.
Mais où aller? mes yeux, verts comme ceux de ma grandmère, sélargirent comme des soucoupes.
Une occasion se présentera bientôt. Nattends pas. Regarde souvent par la fenêtre, tu verras.
Questce que je verrai?
Je tai déjà tout dit. Si tu nes pas bête, tu comprendras. Lascenseur va redémarrer. Naie pas peur, avance. Va chercher la bière pour ton mari. Et une dernière chose, chuchota le fantôme dans ma tête, fouille la petite boîte que je tai laissée à la mort. Elle nest pas vide, elle a un double fond. Cherche, mais sans témoins. Si tu téchappes, ne prends que le contenu. Laisse la boîte pour que ton mari ne découvre pas ton départ.
Quy atil?
Les réponses à tes questions.
Lascenseur redémarra, et, malgré lavertissement, je frissonnai. Il sarrêta au rezdechaussée. Je sortis dans la nuit où la neige fondait sous la chaleur dun soir dautomne. Les ruisseaux allaient bientôt couler, la nature renaîtrait. Pourquoi pas moi?
***
Pierre, ivre, sétait allongé sur la table de la cuisine, ronflant comme une bête. Pendant que son ronflement retentissait, je pus explorer la boîte sans crainte quil ne mattrape.
Je la secouai au-dessus du lit. Des fils, des aiguilles, des crochets, des boutons et des pressions en tombèrent. Tout ce bazar auquel on ne touche jamais. Ma grandmère avait raison. Pierre, en voyant la boîte, roula les yeux et grogna: «Si je la vois, je la jette. Ta grandmère, quelle originalité!»
Je tournai la boîte en bois, cherchant une fente, un compartiment secret. Rien. Le bois était solide. Mais quelque chose claqua contre les parois. Il fallait creuser davantage.
Je pressai les rebords, mais rien némergèrent. La grandmère attendait que je trouve par moimême. Jen étais capable, jétais déjà adulte.
Je massis sur le lit double, fermai les yeux, caressai la surface. Un déclic se fit, le petit tiroir surgit et me heurta le ventre.
Jouvris le contenu: une enveloppe, des clés, plusieurs sachets portant les messages: «Active ton cerveau», «Gèle la peur», «Allume lattention», «Ne sois pas une dinde», «Tue la faiblesse du caractère», «Nourris la viande», etc. Ma grandmère était toujours pleine didées. Peutêtre pourquoi les voisines la surnommaient «la sorcière»? Chez elle, on cuisinait des tartes et on tricotait des chaussettes, mais personne ne savait ce quelle faisait quand tout le monde était absent.
Jouvris lenveloppe. Des papiers de propriété apparurent. Le document indiquait que la maison, que ma grandmère décrivait comme «solide, sans clou, isolée», appartenait désormais à moi, Anne. Un autre papier parlait dune automobile : un vieux Renault 5, moteur importé, gardé par mon père dans son garage comme une relique.
Je lus la lettre, écrite comme une calligraphie orientale, fine et circulaire, où la voix de ma grandmère résonnait:
«Ma petitefille, le moment est venu douvrir la boîte. Tous mes biens, sauf lappartement, je te les lègue. Si tu lis ces lignes, cest le temps. Prends tes papiers, le contenu de la boîte et la voiture. Pars. Tu trouveras la paix et le bonheur chez ton grandpère. Largent pour les premiers jours est sous le tapis du coffre. Le reste, tu le gagneras toimême. Peutêtre que tu finiras par étudier. Ta grandmère.»
Je savais que ma grandmère avait prévu mon sort avec Pierre, cest pourquoi elle sétait opposée à notre mariage. Mais même quand je ne lécoutais pas, elle ne se fâchait pas ; après sa mort, elle me guidait encore.
Je mis les documents dans un dossier, y glissant le contenu de la boîte. Le temps pressait, il ny aurait plus de réflexion. Il ne restait plus quà prendre et courir. Une instruction? Peutêtre.
Premier point: «Ouvre le cadeau? Prends le sachet «Allume lattention». Mets la poudre dans le lait, bois. Garde le papier, regardele parfois.»
Aucun autre point nétait indiqué, mais elle insistait pour que je ne le jette pas, alors je le glissai dans le même dossier et avalai la poudre avec le lait.
***
Au petit matin, les yeux clairs, louïe affûtée, je glissai ma main sous le matelas. Le dossier était là, intact. Aucun rêve ne mavait trompé. Une nouvelle consigne se dévoila sur un coin de papier.
Deuxième point: «À jeun, bois un verre de lait avec la poudre «Ne sois pas une dinde».»
Je glissai furtivement dans la cuisine, où Pierre ronflait encore. Je bus le breuvage, ouvris la fenêtre pour aérer, puis regagnai la chambre. Le dossier contenait une nouvelle note.
Troisième point: «Ne touche pas au dossier, un ennemi tattend. Dans une heure, bois un thé avec «Tue la faiblesse du caractère».»
Quatrième point: «Une heure plus tard, un café avec «Nourris la viande». Reste vigilante.»
Je suivis toutes les consignes. Après ces cocktails, je sentis mon corps se transformer. Mes muscles se dessinèrent, mon reflet dans le miroir montrait une silhouette sportive, des membres fermes, des joues éclairées, une puissance nouvelle dans le regard.
Un bruit de pas sur le parquet retentit. Pierre tourna la tête, le sourcil froncé.
Tu étais où?
Rien, répondisje, un peu tremblante.
On dirait que quelquun a travaillé sur toi. Un amant?grondatil, avançant dun pas.
Mes yeux sallumèrent dune force inattendue. Pierre lança un coup de poing, mais je bloquai chaque attaque avec précision. Je ne le laissai jamais toucher mon visage, je le déviai, le frappai finalement au nez. Le sang jaillit, il pâlit et seffondra.
Je le regardai, sans pitié, sans inquiétude pour sa santé future. Jattrapai le dossier.
Cinquième point: «Bravo. Regarde par la baie vitrée du balcon. Habilletoi comme moi, laisse la fenêtre entrouverte, pose ton sac à côté de ce que tu verras. Bois un verre de jus avec «Gèle la peur». Quand tu iras chercher la voiture du grandpère, passe au café, commande un milkshake avec «Active ton cerveau». Les autres sachets attendent, ne les utilise pas maintenant. Pars le plus vite possible. Grandmère.»
Je me précipitai vers la cuisine, préparai la poudre, la buvais, puis courus au balcon.
Sur le trottoir, sous la neige fondante, une jeune fille gisait, le visage vers le sol. Ses cheveux, sa taille, sa silhouette étaient identiques aux miens. Elle était brisée, mais le remède de ma grandmère la tenait en vie.
Vêtue dun jean gris et dun tshirt noir, comme les miens, elle était nue de manteau malgré la fin mars, le froid mordant de la route dégelée. Aucun vêtement, seulement des bottes usées que je trouvai près dune benne à ordures, une doudoune épaisse, maigre mais suffisante. Quelquun devait les avoir jetées.
Je déposai mon sac vide sur le corps, comme si on lavait volé, puis, pieds nus, je mélançai hors de lappartement. Sous lévier, je dénichai un sac contenant ces bottes, la doudoune et une paire de gants. Je les glissai dans mon sac, pris les papiers, le portefeuille, les cachai dans le dossier et, sans manteau, je sortis dans le froid.
Je cherchai un taxi, en vain. Un trolleybus passa, je montai, espérant rejoindre le garage où le vieux Renault attendait.
***
Je nallais pas souvent au bureau, mais ce jourlà la chance me sourit. La vieille sécurité du garage me reconnut, il se souvenait de la fille du patron. Je lui montrai les papiers.
Pas de problème, ma petite, pourquoi ce vieux tacot? Appelle ton père, il te trouvera une bonne petite voiture.
Non, je nai pas besoin dappeler, je veux le Renault.
Très bien. Les clés?
Oui, on les a.
Il me servit un soda, je payai un milkshake au comptoir, puis achetai des baskets dhiver pas chères, une doudoune et un pull. Tout était rangé dans la poche du siège. Largent dans le coffre du véhicule suffirait pour les premiers jours. «Quelle grandmère!»
Je pris le volant, le siège semblait ajusté par mon grandpère. Je fis un signe à loncle Kolia, puis tournai au coin, la route était déjà remplie dautos diverses.
Regarde en haut, les panneaux? murmura la voix de ma grandmère.
Je les vois, répondisje avec un sourire.
Tourne à gauche, prends la D101 vers Sèvres. Tu comprendras bientôt. Bon voyage, ma fille.
Je remerciai ma grandmère, le cœur léger, en jetant un regard dans le rétroviseur où, comme dans mes souvenirs, la silhouette rousse de ma grandmère portait son foulard en plumeau.







