Maman aime tout le monde

Ma mère aimait tout le monde
Je me souviens de Madeleine, qui naimait guère ses fils. Elle les jugeait stupides, bornés, grossiers et mal élevés, tout comme leur père.

« Maman, questce quon mange ? » criait le plus âgé, Gaston, à peine adolescent, déjà doté dune voix grave. Un duvet naissant recouvrait son menton, et ses mains, comme celles de son père, étaient longues, fines au niveau des poignets, avec de gros doigts épais qui se serraient en un poing solide.

Madeleine savait que Gaston flânait déjà parmi les jeunes veuves du hameau de Montbrun, ces femmes qui, privées de leurs maris, lançaient des regards audacieux aux hommes plus jeunes, voire aux adolescents, rien ny voyant de pudibonderie.

Elle en confia un jour à la fillette daujourdhui, Bérangère, « tu ne devrais pas courir après Gaston, il na même que quinze ans, il est encore un petit ». Bérangère éclata dun rire effronté qui fit rougir Madeleine jusquaux yeux.

Depuis ce jour, lamour de Madeleine pour Gaston séteignit. Il rappelait à ses yeux le père bourru, toujours imbibé dhuile de colza, dail et deaudevie, les mains sales qui se glissaient partout où elles pouvaient.

Elle avait passé les jeunes femmes du village à la recherche dun mari, parfois de force, parfois en pleurs, car aucune ne pouvait la défendre. La vieille veuve du coin, Madame Perrin, sécria un jour : « Ma fille, regarde ce beau Pierre, il est si élégant, toutes les filles le lorgnent, mais il ne regarde que vers elle. Toi, pourquoi tant de peine ? »

« Je ne veux pas rester ici, je veux aller à Lyon, travailler à la manufacture, étudier, devenir quelquun », sanglota la jeune Madeleine, qui se lamentait alors que sa grandmère la frappait sans pitié, lui rappelant quelle navait jamais demandé la main de Pierre.

La vieille, dun ton dur comme la craie, la réprimanda, la poussant à se soumettre. Madeleine, perdue, comprit quelle navait aucune autre issue.

Pierre, laîné des fils de Madeleine, revint un jour avec sa bellefille, une femme qui dabord sopposa, mais qui finit par accepter, même lorsquil la tourmentait la nuit. Elle se plaignait, la qualifiant de « petite fille trop fragile » à chaque accouchement.

Les enfants affluaient comme des pois, un garçon après lautre, tous destinés à devenir comme Pierre. Madeleine les aimait à la folie, tant quils restaient petits ; mais lorsquils grandissaient et se transformaient en hommes durs, elle devint une mère cruelle.

La guerre emporta Pierre, le broya, le crut à mort, et aucun des hommes qui étaient partis ne revint jamais. Trois de ses fils senrôlèrent, mais à leur retour, ils étaient comme des ombres, les yeux noirs comme des myrtilles.

Madeleine enfanta encore trois garçons, aucun ne donna naissance à une fille. Elle vivait dans la peur constante dun homme qui, à la moindre nuit, sapprochait, le saisissait, le mordait le côté, ou létreignait.

Elle repoussait toujours le moment daller à la chambre, inventant mille excuses. Quand Pierre annonça quil partait rejoindre la veuve Lucie Bordon, Madeleine poussa un soupir de soulagement.

Gaston se disputa alors avec son père, et Madeleine, épuisée, banda la main de son fils, le caressa comme lorsquil était petit. « Laissele partir, mon fils » murmurat-elle.

« Maman, ne crains rien, nous ne labandonnerons pas », balbutia Gaston, qui préparait déjà son propre mariage avec la frêle et grandeyeuse Juliette. Madeleine, essayant de ne pas penser à ce que son fils ferait avec cette petite fille aux yeux cernés, sentait déjà son cœur se serrer comme la vieille soupe de potiron.

Elle voyait les fils se ressembler à Pierre, un à un, comme si la nature se trompait à chaque génération. Elle ne pouvait sempêcher de penser que, peutêtre, un jour, un fils serait différent, ne porterait pas le même regard froid.

Le temps passa, le duvet apparut sur les mentons, les voix se firent plus graves. Cest pourquoi Madeleine ne pouvait aimer ses fils quune fois quils eurent grandi, mais cela la rendait encore plus cruelle à leurs yeux, et elle se jugeait mauvaise mère.

Lorsque le plus jeune, Sancho, fut enfin marié, elle espéra quune fille viendrait enfin. La petite fille quils eurent, Lili, était dune beauté douloureuse, légère comme une fleur de lys dans la cuisine, fine et souple comme une liane.

« Que se passetil ? » demanda Madeleine en voyant Lili sortir de la chambre, sans se cacher, prête à senfoncer dans la terre, comme un veau cherchant sa mère. Lili se blottit contre le cou de son père, le regarda, et il la caressa doucement les cheveux, puis le front, lembrassa tendrement, comme une mère à son enfant.

Madeleine surveilla ses autres fils, veillant à ce quils ne traitent pas leurs épouses comme des bêtes, quils ne les agrippent pas sans raison. Mais rien ny fit, les mêmes sévices se répétaient, et elle criait : « Non, mon Dieu, non ! »

Combien dannées falluil pour que Madeleine réalise que la malédiction venait delle, que ses enfants, bien quils soient nés de son ventre, portaient en eux le même défaut?

Un jour, le plus âgé, Gaston, rentra à la maison. « Tout va bien, mère ? » demandatil, hésitant. « Oui, tout va bien, entrez, ma fille, une nouvelle bellefille arrive, il y a de la place » réponditil dune voix rauque, comme sil venait de naître.

« Madame, vous ne devez pas vous gêner, si » sexprima Katia, lépouse de Gaston. « Non, mes enfants, tout va bien, je viens juste rendre visite, vous me manquez tous. »

« Maman, je suis désolée, je nai pas été une bonne mère » admitelle, le cœur lourd.

« Ah, les mères comme nous, on les trouve rarement, les bellesmères qui nous gâtent Prenez un thé avec une tartelette. »

Après avoir fait le tour de tous ses fils, Madeleine rentra à la maison, les jambes lourdes. Elle se demandait comment faire avec les bellesfemmes qui refusaient du thé, comment ne pas blesser les petites filles.

« Tu ne veux pas dune petitefille ? » demandatelle à Lili.

« Je porte déjà deux filles, Olivia et Yvonne, les chéries de leur grandmère, tant damour à donner », réponditelle avec un sourire.

Madeleine aimait alors ses petitesfilles comme des princesprincesses, souveraines de son cœur. Elle jurait de les éduquer, de les sortir du foyer, de ne pas les laisser perdre leurs vies.

Et elle tint parole; les petitesfilles sélevèrent dans leurs métiers, toujours en pensée de leur grandmère, qui les aimait, qui les aimait toutes.

Alors, disvousvous que Madeleine naimait pas ses fils? Bien sûr quelle les aimait, même si parfois elle narrivait pas à le montrer. Elle les portait dans son cœur, comme on porte un secret, et elle pardonna même Pierre, son fils perdu, avec le temps, lui laissant une place, même petite, dans son souvenir.

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Maman aime tout le monde
Bah, un faux pas, ça arrive à tout le monde