Dis-moi mon avenir, grand-mère

**»Dis-moi la bonne aventure, Mamie»**

Quest-ce qui te rend si triste, ma petite cerise ? demanda Geneviève en sasseyant face à sa petite-fille et en scrutant son visage. La soupe ne te plaît pas ? Je peux te préparer des pommes de terre avec des saucisses.

Non, Mamie. Je nai pas faim, répondit Élodie en jetant un regard furtif à sa grand-mère avant de revenir à son assiette, remuant distraitement la cuillère.

Quelque chose te tracasse. Parle-moi, ne garde pas ça pour toi. Je peux peut-être taider ? murmura-t-elle avec douceur.

Élodie soupira et posa sa cuillère.

Tu vois, à la fac, toutes les filles sont bien habillées, à la mode. Moi, jai lair dune relique. Elles ne me disent rien en face, bien sûr, mais je ne suis ni aveugle ni sourde. Les garçons ne me regardent même pas, avoua-t-elle, le regard morose.

À cause de tes vêtements ? reprit Geneviève.

Entre autres. Je suis ringarde et moche.

Qui ta dit une telle sottise ? Tu es la plus belle à mes yeux. Elles sont jalouses, cest tout. Pour les vêtements demain, je reçois ma pension, on ira tacheter une nouvelle robe.

Non, Mamie, secoua la tête Élodie. Je veux un vrai jean, une marque. Mais tu sais combien ça coûte ? Et avec quoi vivrions-nous ensuite ? Je tavais dit que je devais minscrire en licence à distance. Je pourrais travailler, ça nous aiderait.

Geneviève la fusilla du regard.

Pas question. Tant que je serai là, tu étudieras normalement. Les études à distance, cest du bricolage. Tu auras tout le temps de travailler plus tard. Et ceux qui se moquent sont des idiots. Ce nest pas lhabit qui fait le moine.

Qui a encore besoin dun bon diplôme de nos jours ? Tu es trop naïve, Mamie. Je pourrais au moins essayer de trouver un petit job ? demanda Élodie, timide.

Ny pense même pas, répliqua Geneviève sèchement. Je perdrais mes allocations si tu passais à distance. Ce nest pas grand-chose, mais cest toujours ça.

Élodie baissa la tête. Inutile dinsister. Sa grand-mère ne comprenait pas la honte de porter, à dix-neuf ans, une jupe de sa mère et un cardigan retouché. Oui, cétait correct, mais pas branché.

Mange, toi. Je vais réfléchir à quelque chose. Jai une idée.

Geneviève quitta la table et disparut dans sa chambre. Élodie lentendit fouiller dans un tiroir, cliquer une porte de placard. Quand elle la rejoignit, sa grand-mère était assise sur le lit, les yeux perdus vers la fenêtre.

Mamie, pardonne-moi Élodie sassit près delle et lenlaça.

Mais pour quoi, ma chérie ? Tu as raison. Il te faudrait une nouvelle veste, des bottes soupira Geneviève.

Surtout, ne va pas emprunter de largent, on ne pourrait pas rembourser, supplia Élodie, coupable.

Non. Jai une bague. Ton grand-père me la offerte. Tu ne la porteras jamais, je suppose. Demain, je lamènerai chez le prêteur. Et ta soupe ? Tu ne las pas finie ?

Je la finirai plus tard, daccord ? Dis-moi plutôt la bonne aventure.

Geneviève se tourna vivement vers elle.

Quest-ce qui te prend ? Je ne suis pas diseuse de bonne aventure !

Si, Mamie, insista Élodie avec tendresse. Maman disait que tu lui avais prédit papa.

Quand est-ce quelle ta raconté ça ? sétonna Geneviève.

Elle la dit, répéta Élodie, têtue.

Vous voulez tout savoir à lavance, vous les jeunes. Mais à quoi bon ? Le destin est écrit. Et il naime pas quon essaie de le deviner ou de le tromper. Crois-tu vraiment aux prédictions ? Je ne te dirais rien de mauvais, même si je le voyais dans les cartes, car tu tangoisserais et attirerais le malheur.

Alors dis-moi du bien, sourit Élodie.

Sans cartes, je te promets que tout ira bien. Sois patiente.

Allez, Mamie, juste pour me faire plaisir ?

Oh, petite rusée Daccord. Que veux-tu que je fasse de toi ? Geneviève se leva, prit un paquet neuf dans larmoire. Assieds-toi là.

Elle disposa une nappe en dentelle blanche, sortit le jeu et le mélangea avec habileté.

Concentre-toi et pense à ton vœu le plus cher, dit-elle.

Élodie retint son souffle, fascinée par les mains agiles de sa grand-mère. Geneviève coupa le jeu et commença à étaler les cartes face cachée. Puis elle les retourna une à une, fronçant les sourcils par moments.

Tu vois ? Deux septes côte à côte. Tu rencontreras bientôt lamour. Le vrai. Elle désigna dautres cartes. Le roi de carreau, jeune, et toi près de lui. Beaucoup de paires. Cest rare. Soudain, son visage sassombrit.

Quoi, Mamie ? Quest-ce que tu vois ?

Tout va bien. Ne presse pas. Les trèfles Des soucis tattendent bientôt. Elle leva les yeux. Mais quelle vie est sans soucis ? Le bonheur ne va pas sans perte. On perd quelque chose, on en trouve une autre.

Geneviève parlait longtemps, et Élodie écoutait, buvant ses paroles.

Mamie, est-ce que je peux savoir

Ça suffit. Tu as eu ta réponse, non ? Cest lamour qui te préoccupait, hein ? Tu en auras, et vite.

Avant quÉlodie ne puisse regarder à nouveau, Geneviève rassembla les cartes. Mets la bouilloire, veux-tu ?

En buvant leur thé, Élodie revenait sans cesse aux cartes, curieuse du roi.

Il travaille dans un bâtiment officiel, jeune homme. Les cartes nen disent pas plus, répondit Geneviève, évasive.

Et les soucis ? Rien ne tarrivera, Mamie ?

Pourquoi tinquiéter ? Rien ne marrivera, et si cest le cas, ce nest pas grave. Jai assez vécu. Limportant, cest que tu aies une vie heureuse. Ne pense à rien dautre. Je tavais prévenue : je ne sais pas lire lavenir.

Le lendemain, Élodie partit à la fac le cœur léger. Quon se moque de ses fringues démodées, elle savait maintenant que tout se passerait comme prévu. Car on naime pas pour les vêtements, mais pour le cœur. Cest ce quavait dit Mamie.

En rentrant, elle marchait lentement, profitant du soleil. Mais en apercevant une voiture de police et des voisins rassemblés près de limmeuble, elle pressa le pas.

Élodie, ma petite, quel malheur La voisine du rez-de-chaussée, Mme Lefèvre, lui barra le chemin, un mouchoir humide pressé contre ses yeux rougis.

Quel malheur ? Quest-ce qui arrive à Mamie ? Élodie se précipita vers lentrée.

Son cœur battait à tout rompre en montant les marches. La porte de lappartement était entrouverte, et elle entra prudemment. Des affaires traînaient par terre, les portes des armoires grandes ouvertes. Un homme en uniforme se leva du canapé.

Vous êtes Élodie Martin ?

Oui. Où est Mamie ? MAMIE ! cria-t-elle, comprenant déjà quelle nétait plus là.

Lieutenant Moreau. Votre grand-mère, Geneviève Lefort

Elle est malade ? Pourquoi tout est sens dessus dessous ? Dites-le-moi !

Une voisine la trouvée et a appelé les secours. On la frappée à la tête, pas trop fort. Elle est morte dune crise cardiaque.

Élodie porta les mains à sa bouche pour étouffer un cri.

Asseyez-vous. Moreau la fit asseoir, lui apporta un verre deau.

On la tuée ? murmura-t-elle après avoir bu.

Votre grand-mère retirait sa pension en espèces ?

O-oui, elle naimait pas les cartes.

Aviez-vous des objets de valeur ? Regardez bien. Tableaux, bijoux, argent

Élodie parcourut la pièce du regard.

Non. Hier, elle parlait de vendre une bague. Un anneau en or avec une grosse pierre jaune. Sans grande valeur, un cadeau de mon grand-père. Elle devait toucher sa pension aujourdhui.

Elle navait ni argent ni bague. Le voleur la probablement repérée à La Poste ou chez le prêteur. Il na pas osé lattaquer dans la rue, trop de monde. Il la suivie

On la tuée pour sa pension ? Les larmes coulaient sur le menton dÉlodie.

Apparemment. Le meurtrier a compris quil ny avait rien à voler et sest enfui. Ou quelquun la surpris. Ne vous inquiétez pas, on le retrouvera.

Mamie

Votre grand-mère avait des conflits avec des voisins ?

Élodie secoua la tête avec force.

Elle était gentille avec tout le monde. Même avec Michel, lalcoolique du troisième, elle lui donnait parfois de largent pour sa bière.

Michel commença Moreau.

Il vit au 21. Mais il naurait pas pu Élodie éclata en sanglots.

Le lieutenant posa encore quelques questions sur ses parents, ses études Elle répondit automatiquement.

Je repasserai demain, au cas où vous vous souviendriez de quelque chose.

Mme Lefèvre laida à ranger et lemmena chez elle, mais Élodie retourna dormir dans lappartement. Si Mamie revenait, elle sinquiéterait de ne pas la voir. Puis elle se rappela quelle ne reviendrait plus.

Elles vivaient seules toutes les deux. Ses parents étaient morts dans un accident de voiture il y a des années. Le chauffeur avait grillé un feu rouge, percutant un camion. Sa mère était morte sur le coup, son père le lendemain à lhôpital.

Au réveil, la réalité la frappa de nouveau. Comment ferait-elle sans Mamie ? Elle vit les lunettes posées sur la télé et les rangea machinalement dans leur étui. Mamie les oubliait toujours.

Vers onze heures, Moreau revint.

Lieutenant Moreau, se présenta-t-il.

Le nom lui sembla familier.

Cest vous qui étiez là hier ? Désolée, je ne men souvenais plus.

Je comprends. Je vais vous aider pour les funérailles. Les voisins ont fait une collecte. Prenez ça. Il posa une liasse de billets sur la table. Vous devrez venir avec moi Prenez des vêtements pour votre grand-mère : une robe, des sous-vêtements, un foulard.

Élodie obéit et ouvrit larmoire. Son regard sarrêta sur une robe bleu nuit. Lannée dernière, elle lavait proposée à Mamie pour lanniversaire dune amie. Mais Geneviève avait répondu quelle la porterait pour son enterrement. Élodie sétait fâchée, croyant sa grand-mère éternelle. Elle prit la robe, la plia soigneusement.

Ils allèrent quelque part, elle signa des papiers Tout lui sembla flou. Même le visage paisible de Mamie dans le cercueil, elle ne sen souvenait quà peine.

Le lendemain des obsèques, elle se rendit à la fac. Rester à la maison lui était insupportable. Après les cours, elle demanda son transfert en formation à distance et trouva un emploi dans une épicerie près de chez elle. Les caissières, qui connaissaient Geneviève, la réconfortaient.

Moreau passait de temps en temps. Un jour, il annonça larrestation de lagresseur. Il avait avoué, mais la bague avait déjà été vendue. Cela ne changeait rien. Mamie ne reviendrait pas.

Élodie, je voulais vous dire bredouilla Moreau. Vous me plaisez. Dès le premier jour. Peut-être nest-ce pas le moment Mais sachez que vous pouvez compter sur moi.

Élodie le regarda, silencieuse.

Si vous avez besoin daide, appelez-moi. Donnez-moi votre téléphone, jy enregistrerai mon numéro.

Pendant quil tapait, elle lobserva. Sympathique, luniforme lui allait bien.

Vous avez un jour de congé ?

Vendredi.

Alors, et si nous allions au cinéma ?

Élodie haussa les épaules. Sans Mamie, la solitude était trop lourde. Ils allèrent au cinéma, puis se promenèrent. Il lui raconta sa famille recomposée, ses études de droit, son rêve de devenir enquêteur.

Elle lappréciait. Avec lui, elle se sentait en sécurité. Et quand il la demanda en mariage, elle accepta.

Ce soir-là, devant le portrait de Geneviève, elle se souvint soudain de la prédiction. Cétait juste avant sa mort. Elle revit son froncement de sourcils, ses mots étranges sur la perte.

Mamie, tu savais ? Et tu disais ne pas savoir lire lavenir Moreau me plaît, mais je ne veux pas de lamour à ce prix. Pourquoi ne mas-tu rien dit ? Je ne taurais pas laissée sortir.

Sur la photo encadrée, Geneviève souait, comme vivante, son regard tendre posé sur Élodie.

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Dis-moi mon avenir, grand-mère
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