C’est de ta faute, Maman !

Anne faisait frire des boulettes de viande quand on a sonné à la porte. Elle sortit de la cuisine pour ouvrir.

Maman, cest pour moi, linterrompit à miparcours la voix de sa fille, Lilou. Je vais ouvrir.

Daccord. Je ny pensais pas répondit Anne, un peu surprise.

Alors, questce que tu attends ? Va continuer à cuire tes boulettes, lança Lilou, irritée, en se tournant vers la porte dentrée.

Pourquoi « mes » ? Jai acheté de la viande hachée chez le boucher protesta Anne.

Maman, ferme la porte, Lilou leva les yeux au ciel.

Tu aurais pu le dire tout de suite. Anne revint dans la cuisine, referma la porte derrière elle. Elle sapprocha de la plaque et coupa le feu sous la poêle. Après un instant, elle retira son tablier et sortit de la cuisine.

Dans le couloir, Lilou enfilait sa veste. Un jeune homme, Mathieu, ami de la fille, se tenait à ses côtés, les yeux brillants dune tendresse évidente.

Bonjour, Mathieu. Vous venez où ? Vous pourriez dîner avec nous.

Bonjour, sourit le garçon, jetant un regard interrogateur à Lilou.

Nous sommes pressés, répondit-elle sans se retourner vers sa mère.

Vous ne voulez pas rester un moment ? La table est prête, insista Anne.

Mathieu resta silencieux.

Non ! sécria brusquement Lilou. Allonsy. Elle attrapa la main de Mathieu et ouvrit la porte. Maman, tu fermes ?

Anne sapprocha, laissa un léger interstice, et entendit les voix qui sélevaient sur le trottoir.

Pourquoi tu lui parles si durement ? Ça sent bon, jaimerais bien goûter tes boulettes.

Allons prendre un café. Jen ai assez de tes boulettes, grogna Lilou.

Elles ne peuvent pas être déplaisantes. Jadore les boulettes de ma mère, je pourrais en manger tous les jours, répliqua Mathieu.

Ce que répondit Lilou resta incompréhensible pour Anne. Les voix dans lescalier satténuaient peu à peu.

Anne referma la porte, puis entra dans le salon où son mari, Bastien, était installé devant la télévision.

Bastien, on va dîner tant que tout est encore chaud.

Ah? Allonsy. Bastien se leva, passa devant Anne, sassit à la table.

Questce quon mange ce soir ? demanda-t-il dun ton autoritaire.

Du riz aux boulettes, une petite salade, répondit Anne en ouvrant la poêle.

Combien de fois je tai dit que je ne mange pas de boulettes frites, marmonna le mari, visiblement contrarié.

Jai ajouté de leau, elles sont presque à la vapeur, expliqua Anne, tenant le couvercle de la poêle.

Très bien, mais cest la dernière fois, acquiesça Bastien, piquant une boulette avec sa fourchette.

À notre âge, il vaut mieux ne pas maigrir, commenta Anne en déposant une assiette de riz et de boulettes devant lui.

Quel âge? Jai cinquantesept ans, cest lâge de la sagesse et du plein épanouissement pour un homme, rétorqua Bastien, engloutissant la moitié de la boulette.

Vous avez tous conspiré aujourdhui, non ? Lilou a filé, vous vous moquez de moi, vous vous enroulez dans votre fauteuil. Vous pensez que le restaurant est meilleur et plus sain? lança Anne, la voix tremblante.

Alors ne cuisine plus. Tu devrais aussi perdre un peu de poids, sinon tu ne passeras plus la porte, répliqua Bastien en piquant une seconde boulette.

Tu penses que je suis grosse? Jai tout donné, je me coupe les cheveux, jachète des vestes en cuir, je me rase la tête pour cacher mon calvitie. Pour qui faisje tout ça? Pas pour toi. sexclama Anne, blessée.

Laissemoi manger en paix, interrompit Bastien, mais il se contenta de pousser le riz vers sa bouche sans le porter aux lèvres. Donnemoi du ketchup, demanda-t-il.

Anne sortit du frigo un pot de ketchup, le déposa dun geste brusque devant son mari et quitta la cuisine sans toucher à son assiette.

Elle se réfugia dans la chambre de Lilou, sassit sur le canapé, les larmes roulaient.

«Je cuisine, je minvestis, et ils ne voient rien. Mon mari se sent rajeuni, regarde ailleurs. Ils me voient comme du personnel de maison. Si je suis à la retraite, on peut me laisser de côté? Jaurais continué à travailler si je navais pas été licenciée. Les jeunes sont préférés, même si je ne sais pas ce quils apportent. Je me lève tôt pour préparer le petitdéjeuner, je tourne en rond toute la journée, je suis coupable davoir trop choyé les autres. Maintenant ils sappuient sur moi comme un poids.»

Les larmes coulaient le long de ses joues, elle retint un sanglot, se frotta les yeux.

Elle avait toujours cru que sa famille était bonne. Pas parfaite, mais pas pire que les autres. Lilou était brillante à luniversité, Bastien ne buvait ni ne fumait, il gagnait bien sa vie. La maison était propre, la nourriture savoureuse. Que voulaitil de plus?

Anne se regarda dans le miroir du placard, nota les rides atténuées sur ses joues rondes. «Oui, jai pris du poids, mais je ne suis pas grosse. Jai toujours aimé manger. Je cuisine bien, mais apparemment cela ne suffit pas. Quand je travaillais, je me coiffais, je me faisait des boucles. Maintenant je porte les cheveux attachés à larrière, cest plus pratique. Il faut que je fasse un régime, que je me teindre les cheveux.»

Le lendemain, Anne ne se leva pas avant le petit matin comme dhabitude. Elle feignit de dormir, se disant que la retraite lui permettait de rester au lit un peu plus longtemps.

Le réveil sonna. Elle se tourna, le visage contre le mur.

Tu vas bien? Tu es malade? demanda Bastien, sans aucune compassion.

Oui, répondit Anne, enfonçant son nez dans la couette.

Maman, tu es malade? entra Lilou dans la chambre.

Oui, prenez votre petitdéjeuner vousmême, murmura Anne depuis sous la couette.

Lilou grogna, alla à la cuisine. Bientôt, le bruit de la bouilloire, le fracas du frigo, les voix étouffées de Bastien et Lilou remplirent la maison. Anne resta recroquevillée, jouant la malade jusquau bout.

Bastien entra, parfumé dun eau de Cologne que Anne lui avait offerte autrefois. Il séloigna, laisser place au silence. Anne repoussa la couette, ferma les yeux et sendormit.

Une heure plus tard, elle se réveilla, sétira, descendit à la cuisine. Des tasses sales gisaient dans lévier, le comptoir était couvert de miettes. Elle aurait pu nettoyer, mais se dit : «Je ne suis pas une bonne femme de ménage.» Elle alla sous la douche, puis appela une vieille amie du lycée.

Anouchka! sexclama la voix familière. Ça va? Tu ne te couches pas trop, ma vieille retraitée?

Anne expliqua quelle sennuyait, quelle navait pas vu les tombes de ses parents depuis longtemps. Elle proposa de passer chez elle.

Bien sûr, viens quand tu veux. répondit son amie, Ludivine.

Jarrive tout de suite, je prends le train, dit Anne.

Parfait, je prépare des tartes, répliqua Ludivine.

Anne empaqueta quelques affaires pour un court séjour. Elle balaya les miettes, laissa une note indiquant son départ, sans savoir quand elle reviendrait.

Sur le chemin de la gare, le doute lenvahit. «Peutêtre quils se débrouilleront sans moi? Mais estce trop égoïste?» Elle décida finalement de partir, acheta son billet, attendit dans la file du bus.

À la gare, Ludivine lattendait, les bras ouverts. Elles partagèrent du thé et des tartes encore chaudes, sans se lasser de parler.

Raconte ce qui sest passé, incita Ludivine.

Anne déversa tout, la trahison de son mari, les mensonges, la fatigue. Ludivine lécouta, puis proposa :

Demain on ira au salon, on changera ton image. Valérie y travaille, tu te souviendras delle, elle était mauvaise élève, maintenant elle a des clients sur liste dattente. On fera de toi une vraie bombe de beauté, ton mari en deviendra jaloux.

Cette nuit, Anne peinait à dormir, se demandant ce que penseraient les autres.

Le lendemain, Valérie les accueillit chaleureusement, linstalla dans un fauteuil. Elle lava, teinta les cheveux dAnne, redessina ses sourcils. Elle fit une coupe qui transforma le visage. Anne, les yeux miclos, sentit le temps suspendu.

Ça suffit, je ne peux plus, supplia Anne.

Nous te reprogrammons à huit heures. Ne sois pas en retard, sinon les files sallongeront, insista Valérie.

Ludivine la félicita en sortant du salon :

Regardetoi, on ne te reconnaît plus. Prête pour le shopping? demandatelle.

Anne hésita, mais accepta. Elles se rendirent dans un grand centre commercial. Anne sortit du magasin vêtue dun pantalon ample, dun pull léger, dun cardigan sable. Elle tenait un sac contenant une robe nouvelle, une veste en cuir et une paire de talons.

En sortant, un homme grand aux cheveux blancs et à la moustache grise sapprocha.

Bonjour, les filles, ditil, admirant Anne. Vous avez lair éclatante.

Je balbutia Anne, surprise.

Cest Julien? intervint Ludivine. Vous le connaissez ?

Julien? répéta Anne.

Lhomme confirma, cétait un ancien camarade de classe, autrefois maigre et discret. Il était maintenant colonel à la retraite, revenu après une blessure grave.

On peut passer chez moi, fêter ta métamorphose, on a même du vin, proposa Ludivine.

Ils sassirent, burent du vin, évoquèrent leurs années de lycée. Anne rougit, à la fois à cause du vin et des regards admiratifs de Julien.

Il est toujours amoureux de toi, dit Ludivine quand Julien séloigna.

Laissele, ça fait des années, répliqua Anne.

Tu es tellement belle quon pourrait retomber amoureux, insista lamie.

Il vit toujours dans le même quartier? demanda Anne, changeant de sujet.

Non, il a fait lécole militaire, il est colonel retraité, il a été gravement blessé, sa femme la quitté, mais il sest remis, il boit du café en boîte, il boit du vin et aime les ragots, raconta Ludivine.

Tu sais, je suis mariée, protest

Tu vas repartir? insista Ludivine, voulant quelle reste.

Anne décida finalement de rentrer chez elle. Mais Ludivine insista : «Reste une semaine, profite de cette nouvelle énergie.»

Quelques jours plus tard, Anne reçut un appel urgent.

Maman, où estu? Papa est à lhôpital! Viens vite, cria Sofia, la fille de Lilou.

Le cœur dAnne se serra. Elle se prépara, et Julien laccompagna à la gare.

Anouchka, je suis là si tu as besoin, ditil.

Dans le bus, Lilou expliqua que son père lavait trompée plusieurs fois, quil était violent, quil avait eu une hémorragie cérébrale, que les secours étaient arrivés à temps. Anne, bouleversée, décida de revenir immédiatement.

De retour, Lilou la regarda dun ton nouveau, respectueux.

Tu as changé, on ne te reconnaît plus, ditelle.

Anne réalisa que le respect se gagne par lamour de soi, pas seulement par le service aux autres. Elle comprit que la vieillesse nest pas une punition, mais une occasion de réapprendre à sapprécier.

Le soir, elle prépara une soupe de poulet, le mari, repentant, sexcusa et demanda pardon. Ensemble, ils dégustèrent le repas, les yeux remplis de larmes de gratitude.

La leçon qui sen dégage: la famille, le respect et lamour de soi sont les piliers dune vieillesse sereine. Il ne suffit pas de cuire des boulettes pour être reconnu; il faut aussi sécouter, se respecter et accepter le changement, afin que chaque âge devienne une nouvelle saison de vie.

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C’est de ta faute, Maman !
COMMENT JE L’AI DÉTESTÉE… UNE HISTOIRE DE CŒUR BRISÉ À LA FRANÇAISE