LES LETTRES ÉTRANGÈRES
Le thermos était ancien, dorigine chinoise, avec une ampoule en verre bombée et le dragon gravé, à force dêtre lavé, à peine visible. Il avait survécu aux aprèsmidi dété du petitcôté, où, sous une terrasse chargée du parfum du miel et des confitures, les gamins du voisinage se pressaient pour goûter les tartes aux cerises de la mère. Pourquoi un thermos et non une théière? Mamie estimait que le thé restait plus chaud dans le métal et ne refroidissait jamais. Les enfants sen fichaient: ils venaient pour les pâtisseries.
Béatrice décoquilla avec soin le couvercle en fer rouillé, suivant la rainure usée de la vieille vis, puis remplit la tasse jusquau bord dune tâche bleue trouble, vestige du bleuet dantan. La tasse, compagne du thermos, était en mélamine, la cuillère en acier ternie par les griffes dun clou que la petite Béatrice de cinq ans avait tenté de nettoyer. Ces objets, hérités de la maison de SaintPierre, formaient pour elle le pont qui reliait le présent à son passé: SaintPierre, cétait cinq mille kilomètres de la ville de sa jeunesse, trois décennies en arrière…
Elle poussa à ses pieds la boîte de courriers fraîchement déposés par la veille, et, dun geste pressé, parcourut les enveloppes jusquà en dénicher une. Lécriture familière indiquait: «À lattention de Monsieur André Vasiliïevitch Vassiliev» suivi de la mention «main propre». Mais «main propre» nétait jamais possible: linspectrice Leblanc devait dabord examiner le contenu, puis la lettre était remise aux mains du destinataire. Béatrice était la censeure du courrier pénitentiaire.
Ce métier singulier lui était tombé dessus avec son second mariage tardif. Son époux, Nicolas Belzère, chef de la colonie de SaintÉtienne, homme austère et consciencieux, ne savait comment occuper sa femme mélancolique. Le bourg ne comptait dautre chose que le poste de santé et la poste. Lécole avait fermé, les enfants du personnel étaient transportés en bus vers la souspréfecture. On avait proposé à Béatrice un poste dinstitutrice et une voiture de fonction, mais les bosses de la route abîmaient sa santé. Le couple navait pas denfants. Après six mois de chômage, elle accepta de lire les productions: non pas les dissertations scolaires, mais les écrits des détenus. Au début, elle corrigeait les fautes par habitude, puis apprit à les ignorer. Lire les lettres dautrui était embarrassant, comme guetter dans le trou dune serrure, mais Béatrice sy habitua; la monotonie des textes émoussait son sentiment de culpabilité. Dans les missives de Leblanc, elle cherchait les thèmes prohibés, les codes chiffrés, les projets criminels, et parfois même le langage grossier (lusage du juron avait été interdit dans la correspondance carcérale, presque au même moment où il était admis dans la littérature).
Un matin, après une dispute avec son mari à cause du café qui sétait renversé, elle essuya le sol de la cuisine, remplit le vieux thermos jusquau bord, abandonna la voiture et se rendit à pied au travail.
Novembre était gris, sans neige, et les feuilles mortes tourbillonnaient sur le sol gelé. De lautre côté de la voie ferrée, la forêt dénudée grognait sous le vent. Tout était gelé. Béatrice savait quon finira toujours par grelotter, quel que soit le manteau. Elle porta le thermos comme un talisman.
Après avoir salué le veilleur, elle franchit le poste de contrôle, monta les escaliers grinçants jusquau deuxième étage, ouvrit la porte du bureau refroidi de la nuit et, après une première tasse de thé fumant, se plongea dans son travail habituel. Parmi les lettres: la femme dun détenu, Telégine, réprimandait son mari pour avoir caché de largent. Une autre, une fille réclamait à son père la générosité dun beaupère avare. Une troisième, «la fiancée en correspondance», suppliant son «lapin» de patienter, ignorait que ce dernier avait déjà deux autres fiancées dans dautres villes Les missives regorgeaient de listes dobjets glissés dans les colis, de recommandations de parents malades, de demandes de divorce, de promesses de mariage, de nouvelles de grossesses, de menaces, de projets de «nouvelle vie» après la libération.
Elle ouvrit le prochain pli dun geste précis, comme un couteau affûté:
«Cher André! Mon fils! Je taime et je suis fière de toi! écrivit une mère inconnue.Tu as agi comme un vrai homme. Ton père aurait fait de même. Nous sommes tous dans les mains du destin; ta force a été fatale pour le méchant. Mais si tu étais passé à côté, la jeune fille que tu as sauvée aurait peutêtre péri. Je prie pour toi, et je demande à Dieu de pardonner ton péché involontaire. Toi aussi, prie, mon fils.»
Béatrice se laissa tomber dans le dossier de la chaise. Cette lettre venait de Belgorod, pas loin de SaintPierre. Elle lut la suite, mais dune façon différente des autres courriers.
«Mon fils, jai trouvé ton cahier et je transcris les premiers chapitres sur lordinateur. Ma vue baisse, mes mains tremblent, je confonds les touches. Mais je madapte. Tu peux menvoyer tes manuscrits, cest permis. Je les recopierai. Narrête pas décrire! Cette année passera, la vie continuera»
Béatrice reposa le pli, se demandant qui pouvait pardonner tous les péchés, mortels compris? Seule une mère aimante et Dieu. Elle navait plus de mère depuis trois ans, et personne à qui pardonner non plus.
Elle essuya les yeux secs et composa le numéro du psychologue pénitentiaire.
«Docteur Fiodor Nikolaïevich, avezvous un dossier sur Vasiliïev?»
«Un instant» grinça la ligne. «Rien, juste un entretien préliminaire. André Vasiliïev, né en 1970, incriminé à larticle 109, condamné à un an, arrivé il y a deux semaines. Un problème?»
«Non, rien» bafouilla Béatrice, cherchant excuse. «Parlezvous à Telégine, il a laissé sa femme sans argent.»
«Très bien, madame Serre.»
Depuis ce jour, elle attendait les lettres, mais les enveloppes ne voyaient que dun sens. La mère de Vasiliïev racontait à son fils la petite Sonja, adulte, autonome, transmettait les salutations des connaissances, les brèves nouvelles de la vieillesse, et toujours conclut: «Je tattends, mon fils. Je prie pour toi.» Ces mots la touchaient jusquaux larmes, quelle attribua à la fatigue et au stress, masquant son émoi par les tâches ménagères.
Les derniers jours de novembre ségrenèrent sans neige. Un soir, pendant le souper, Béatrice demanda à son mari, un peu éméché de satiété:
«Nicolas, accepteraistu de prendre ma place en prison, si on mattaquait dans la rue?»
«Quoi?Un crime en mon honneur?»
«Pas volontairement. Mais si on magressait, tu me protégerais?»
«À qui je servirais, vieille?Une agression, tu dis?»
«Et si notre fille était harcelée»
«Toujours tes histoires!Pas denfants, alors prends un chat!»
«Un chat?Ce nest pas ça, je parle dun meurtre accidentel!»
«Tu es folle!Va faire du thé, je suis sur le canapé, jai la télé.»
Le thermos vibra dans la pièce, rappel silencieux du froid qui les entourait.
À la fin de lhiver, la neige, fine comme du polystyrène, recouvrit le sol glacial. Un courrier de Vasiliïev arriva, scellé, et Béatrice, en ouvrant, se coupa le doigt.
«Maman, bonjour! Pardonne mon silence, le temps ma alourdi Lannée passera, la vie continuera, mais à quoi? Si quelquun veut lire mes mots, ce sera seulement toi et moi Sonja ne les lira jamais. Noblige pas à écrire, cela me pèse. Ne fatigue pas tes yeux sur lordinateur. Range les lettres dans le tiroir, je viendrai les trier. Jenvoie deux chapitres, le poids du pli est limité.»
Une pile de feuilles fines, presque translucides, était glissée à lintérieur. Béatrice hésita, puis les remit dans lenveloppe, la glissa dans son sac, espérant que le retard passerait inaperçu. Ainsi commença le premier œil secret du détenu.
Les nuits, elle lisait dans la cuisine étroite, éclairée dun abatjour à carreaux, le thermos fumant près delle, prétexte pour dire à Nicolas quelle avait mal à la gorge. Mais cétait surtout lâme qui brûlait, troublée par les notes dun inconnu.
Le manuscrit de Vasiliïev la fascinait. Il racontait sa vie, lévénement qui lavait mené en prison, sous le nom de Pierre Andrée Vasiliïev. Les descriptions de la nature étaient si vivantes quelle revivait le sentier le long des rails, la forêt dénudée, les cabanes de chemin de fer. Quand le protagoniste revivait son enfance, elle se rappelait les aprèsmidi dété, la terrasse, le thé, les tartes Le texte, dune clarté limpide, la transportait hors de la petite pièce carcérale vers la réalité. Elle notait les passages, le sang battait dans ses doigts, le stylo rouge restait suspendu au-dessus des lignes. Une cicatrice sur le majeur lui rappelait son passé denseignante.
«Peuton revenir en arrière?interroge Pierre, mesurant lespace entre la grille de la cellule et la porte.» Béatrice, posant le papier, méditait avec lui. «Si rien ne change, doù vient cette angoisse? Pourquoi gardonsnous des objets du passé, écrasant le cœur, rappelant léphémère du temps?»
Les semaines senchaînèrent, lhiver céda la place au printemps, les premières stalactites de givre se transformèrent en gouttes deau. Dans le manuscrit apparut un nouveau personnage.
«Elle rentra, épuisée, ôta son manteau, glissa ses pieds gelés dans les pantoufles. La maison était vide, son âme létait aussi»
«Béatrice, tu es chez toi?appela Nicolas, brisant le silence.»
«Oui.»
«Questce qui ne va pas? Tu nes plus toi-même.»
«Je ne le suis plus depuis des années,réponditelle, puis il sen alla, le bruit du match de foot envahissant la pièce.»
Le désir de fuir surgit le vingtavril, jour de lanniversaire de la mort de la mère. Le matin, Béatrice se rendit à la souspréfecture, visita léglise, puis le marché. Volodja, le chauffeur personnel de Nicolas, la ramena. À midi, ils retournèrent au village, mais un appel les fit revenir à la poste pour récupérer un paquet de lettres. Béatrice sentit son cœur se serrer: la censure était découverte?
Les lettres de Vasiliïev arrivaient deux fois par semaine. Un jour, un tas de feuilles resta sur la table de la cuisine. Nicolas les aperçut? Comment expliquer? Ce qui la tourmentait le plus était pourtant plus banal. En rentrant les courses, un parfum de muguet effleura ses joues, les pantoufles étaient à lenvers, la porte de la salle de bains entrouverte, le serviette au sol. Nicolas, en chemise, ajusta son cravate.
«On mappelle chez le juge Semibratov,expliquatil au chauffeur.»
«Toujours à travailler comme une abeille,ditil en lui donnant un baiser sur la joue.»
«Questce quon fête?»
«Quatre ans depuis ma mère,avouatelle, la voix brisée.
«Daccord, ce soir on verra,réponditil.
Il sortit, referma la porte, et Béatrice, en suivant le couloir, découvrit un tiroir où reposait une barrette dorée, prise dans un fil de châtaigne.
Les regards des surveillants, les chuchotements des gardiens, tout cela passait inaperçu pour Béatrice, qui ne ressentait ni colère ni jalousie. Lidée dune trahison était répugnante mais soulagée: cela lui donnait enfin une excuse pour partir. Où aller? Chez elle, loin de ce lieu de détention, dun autre temps. Les raisons qui la retenaient depuis tant dannées semblaient désormais aussi fragiles que du papier.
Le jour de lamnistie, les listes des libérés furent affichées sur le mur de la prison et transmises à tous les services, y compris le bureau de la censeure. Béatrice y repéra le nom Vasiliïev A.P. Sa peine fut réduite dun tiers, la libération prévue pour le 11 juin. Le dénouement était proche, elle le sentait.
De retour chez elle, elle parcourut lappartement où elle avait vécu neuf ans. La lumière vacillante jetait des ombres sur les meubles, comme une scène de théâtre pour une vie étrangère. Elle ouvrit le placard, les vêtements sombres formaient un cercueil de tissu, lourd de souvenirs. Elle referma la porte, descendit à la cuisine, alluma le feu, et décida de finir le manuscrit.
Le dernier courrier arriva la veille de la libération.
«Maman, lamnistie est annoncée, dans trois jours je serai chez moi. Cette lettre arrivera peutêtre à moi-même. Ne me prépare pas daccueil»
Béatrice ne lut pas la suite. Elle emporta les derniers chapitres avec elle. Le temps pressait. Elle avait déjà préparé la valise la veille, la planquant sous le lit, ne prenant que quelques vêtements, quelques livres, le thermos et la tasse. Son billet pour SaintPierre était glissé dans la sacoche avec les papiers de paie de mai. Elle rédigerait à Nicolas une petite note, et laisserait la démission dans son tiroir, pour ne pas attiser les querelles.
La nuit fut longue, elle ne ferma pas lœil. Le matin, elle retira son anneau, glissa la note dans la poche de Nicolas, ferma la porte derrière elle et senfuit vers son présent.
À la sortie de la colonie, un homme discret, en veste sombre, souleva son sac à dos et savança vers le quai. Béatrice jeta un vieux courrier, blanc comme la neige, dans la boîte aux lettres bleue, couverte de toiles daraignée. Un homme au crâne rasé lobservait de loin.
Vasiliïev et Béatrice prenaient le même train, dix kilomètres, dans un wagon vide. Ils rentraient chez eux, libres, dans le présent.







