Deux amies, deux destins

Cher journal,

Ce soir, jai observé ma vieille amie Valérie devant le miroir du petit salon de son chalet de SaintPierrelesBains. «Vieille, vieille», se lamentaitelle, le visage affaissé, le double menton, les rides qui saccumulent comme les saisons. «66 ans, ce nest pas rien, surtout après une vie comme la mienne», soupirat-elle en essayant denfiler les bigoudis que sa fille lui avait placés ce matin. Aujourdhui, le village fêtait le cinquantième anniversaire de louverture du collège public, dont Valérie était parmi les premières promotionnées.

Le collège était décoré de guirlandes et de drapeaux, le maire de Lyon devait venir, les villageois se rassemblaient. On avait promis larrivée danciens camarades de classe, mais la plupart ne pouvaient pas faire le déplacement, le temps ayant effacé bien des visages. Le chien de Valérie, Charlie, aboyait dans la cour quand elle jeta un œil à la fenêtre. Une silhouette féminine se tenait derrière le portail. Elle mit son vieux cardigan et alla accueillir linvitée. Au premier regard, elle ne reconnut pas la femme, mais lorsquelle ouvrit la bouche, Valérie sut immédiatement quil sagissait de son amie denfance, Gisèle.

«Jai reçu une invitation pour les festivités, alors je suis venue revenir au pays. Peutêtre que je ny reviendrai plus. Je nai nulle part où loger, mes parents sont partis depuis longtemps. Tu peux me laisser rester?», demanda Giselle, les yeux brillants.
«Bien sûr, entre,», répondit Valérie. Elles sétreignirent, laissant quelques larmes couler, peutêtre de joie, peutêtre de mélancolie.
«Tu es ravissante et si à la mode,» complimenta Valérie.
«Jai vécu en ville, mon mari était directeur, il fallait être à la hauteur. Si javais vécu au village, je serais comme toi! Pardon, je ne voulais pas te vexer,» bafouilla Giselle.
«Pas de souci, le thé nest pas aveugle, je vois la différence. Tu parais quinze ans plus jeune que moi, alors que nous sommes du même âge,» souffla Valérie.

Le soir, les dames élégantes se rendirent au collège. Seulement huit citadins étaient venus. Les retrouvailles furent timides, les visages difficiles à reconnaître après tant dannées. Après la cérémonie, on installa les tables, on trinqua au bonheur de se revoir, on se rappela le bon vieux temps, on rit aux éclats. Elles se séparèrent aux douze coups de minuit.

Gisèle resta chez Valérie, trop fatiguée pour rentrer. Elles discutèrent jusquà laube. Gisèle raconta sa vie citadine : un mari aimable, décédé il y a trois ans. Sa fille, Élise, vivait à Paris, diplômée dune école de commerce, mariée à un designer. Le couple a choisi dêtre «childfree», un mot qui fit hausser les sourcils de Valérie, qui lui expliqua que cela désignait des personnes qui renoncent volontairement à avoir des enfants. Le choix de Gisèle la contrariait, mais cétait son chemin. Élise ne revenait que rarement, trop prise par son travail exigeant. Même pour les funérailles de son père, elle ne pouvait se libérer. Gisèle recevait un modeste soutien financier de sa mère, qui, bien quelle ne linvite pas chez elle, lui dépêche de largent. Grâce à cela, Gisèle pouvait se reposer dans un centre de cure sans compter chaque centime. Sa pension était maigre, car elle navait pas de longues années de travail, son mari lavait tenue éloignée de lemploi.

«Et toi? On raconte que ton Nicolas buvait beaucoup, que tes enfants», lança Gisèle.
«Moi? Jai mené une vie ordinaire. Les hommes du village buvaient surtout quand la scierie a fermé, laissant le chômage partout. Mon mari était sobre, jamais une parole de trop, mais quand il se mettait à boire, il devenait un monstre, la colère débordait de chaque fissure. Jai dû le combattre, parfois même dormir dans mon manteau, au cas où il arriverait ivre.» Raconta Valérie. Elle ajouta que, pour subvenir aux besoins, elle élevait deux truies, vendait les porcelets, mais son mari était parti, déjà malade, avant quil ne puisse arrêter lalcool. Deux ans plus tard, il était décédé, son corps empoisonné par les excès.

Ses enfants vivaient au village : sa fille Ludmila était institutrice, son beaufrère le directeur du collège, un député respecté qui avait préservé le lycée de la réduction à neuf classes en écrivant à Paris. Ses fils jumeaux étaient soldats, maintenant en service à Vanqors, gagnant bien leur vie. Elle avait six petitsenfants, deux par couple, qui ne voyaient aucun problème à faire des enfants. Les garçons ne buvaient que lors des fêtes, imitant leur père.

Le lendemain, Valérie accompagna Gisèle à larrêt de bus, lui offrant un morceau de magret de canard, du bon saucisson aux noisettes et un pot de confiture de framboises maison. Dehors, le froid accentuait le contraste entre la tenue citadine de Gisèle un doudou moderne, un béret en fourrure, des talons modestes, les lèvres teintées de rouge à lèvres et la tenue rustique de Valérie, long manteau dépassé, des sabots et un grand châle en laine.

Le bus arriva. Elles se serrèrent dans les bras, promirent de sappeler régulièrement. Gisèle monta rapidement, tandis que Valérie, dun pas lourd, rentra chez elle.

Je repense à leurs débuts, presque parallèles, et à la façon dont leurs destins ont divergé. Le hasard, la chance ou des forces invisibles ont façonné leurs vies. Ce que je retiens, cest que malgré les chemins différents, le lien de lamitié reste le fil dor qui relie les cœurs. La leçon que je tire, cest que lon ne contrôle pas le vent qui nous pousse, mais on peut choisir de garder la voile bien tendue.

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