Écoute, Camille, pour paraître ainsi tout scintillant en or, je me lève à cinq heures chaque matin, je me charge dalimenter les vaches, de désaltérer les veaux, de distribuer le foin, puis je file à mon vrai travail. Tu ne peux donc pas menvier, il ny a rien à jalouser ici.
Oh, Élodie! Quelle beauté! On ne dirait pas que tu vis dans un petit hameau. Regarde ces chaînons, ces anneaux, même ce bracelet dor! sécrie Camille, le regard pétillant. Tu sais, on dit que la vie à la campagne est dure, mais à te voir, chaque citadin se dirait quil faut tout quitter la ville pour vivre là-bas, se parer de mille éclats et briller comme le soleil sur les champs!
Tu sais, Camille, la vérité, cest que chaque jour je me lève à laube, je fais traire les vaches, je donne à boire aux veaux, je pars le foin, et seulement après je me rends à la ferme familiale. Si tu connaissais la vraie vie de la terre, tu ne parlerais plus comme ça.
Élodie, je ne connais pas vraiment la campagne! Depuis toute petite jai côtoyé les vaches et les porcs, mais voir comment tu es devenue la «tante de la ferme», cest une énigme. On avait toujours pensé que, après tes études, tu ne reviendrais jamais au pays natal.
Cest du passé, maintenant! Nous étions jeunes et idéaux, persuadés que tout se passerait comme prévu, mais la réalité a pris le dessus.
Élodie était une fille au caractère bien trempé: têtue, elle tenait toujours parole. Dès lenfance, elle affirmait que les champs, les pommes de terre, les vaches et le foin nétaient pas faits pour elle, quelle, belle et brillante, méritait mieux que jamais de se salir les mains.
Maman, je ne reviendrai jamais au village. Dès la fin du lycée, je pars à Paris, je trouverai un riche fiancé, je lépouserai et je vivrai en ville. Ce serait la fin de ma vie rurale!
Très bien, Élodie, si cest ton choix, mais qui sait où la vie nous mènera? Le village nest pas inférieur à la ville; les gens y vivent aussi. Si tu venais aider avec les vaches, ma charge serait plus légère et je pourrais préparer le dîner pendant ce temps.
Imagine! Me voir traîner les vaches! Tout le hameau rirait de moi. Maman, tes vaches, je les verrai à peine. Ne me demande plus jamais ça.
Dautres enfants soccupent des bêtes, aident leurs parents. Questce qui te rend si supérieure?
Maman, pourquoi devraisje me comparer aux autres? Jai mon propre esprit
Marie, la mère dÉlodie, soupira, puis se rendit en silence vers le pâturage pour rencontrer les vaches pendant que sa fille sappliquait à appliquer des couches de maquillage afin de briller lors de la soirée du village.
Les amies dÉlodie la jugeaient avec envie, la reine locale qui ne se souciait jamais du ménage, qui ne lavait jamais la vaisselle, et qui nosait même pas entrer dans la grange. Élodie semblait ne pas savoir comment sy prendre avec les bêtes; elle était comme une enfant tardive, inattendue. Sa sœur aînée était déjà mariée, entourée de petitsenfants, et même sa mère Marie apprit quelle était enceinte, donnant naissance à peine deux mois après sa sœur.
Le temps passa, les enfants grandirent, les parents vieillissaient. Élodie termina le lycée avec des notes médiocres, des trois partout, mais lambition toujours là. Elle décida détudier pour devenir maîtresse décole maternelle; un travail propre, respecté. Marie, épuisée, vendit deux bœufs avec son mari et paya la première année détudes à sa fille.
Personne ne comprit dabord la situation dÉlodie. En dernière année de collège, elle rentrait souvent à la ferme, apprenant davantage sur le terrain que dans les cours. Elle se préparait devant le miroir, se coiffait, regardait par la fenêtre comme si elle attendait quelquun, mais seule, elle finissait toujours par rentrer au club.
Elle sépanouissait, devenait ronde, pleine de grâce. Un weekend, les bellesparents vinrent «avec du commerce à proposer».
Les parents ne comprirent pas la blague, mais Élodie, sans demander la permission, se lança dans une romance: elle rencontra un jeune du même hameau, resté à la ville après le collège, et en quatre ans ils devinrent amants.
Ils célébrèrent un mariage, Élodie termina le collège déjà mariée et enceinte. Certains murmurèrent que ses bons résultats étaient dus à son statut, quelle nétait pas brillante académique. Ils louèrent un petit appartement à Paris, mais les parents nenvoyaient que des colis de provisions.
Élodie entra en congé maternité, son mari Vincent travaillait double, et la petite, Léa, naquit une petite fille aussi jolie que sa mère. Deux personnes ne suffisaient plus à couvrir le salaire, trois oui. Vincent sécria:
Tu fais ce que tu veux, mais jen peux plus de vivre à moitié, de donner la moitié du salaire à mon oncle pour le loyer de lappartement. Allons vivre à la campagne jusquà ce que Léa grandisse, point final.
Ils empaquetèrent leurs affaires, partirent au hameau. La famille de Vincent acheta une nouvelle ferme, la vieille demeure resta vide. Vincent trouva du travail à la ferme; il était mécanicien diplômé, un vrai atout. Le salaire était moins, mais tout était payé sur place, pas de loyer. Élodie protesta dabord, puis accepta, rassurée davoir à la fois mère, bellemère et aidemain. Les produits arrivaient encore, la vie semblait un conte.
Mais le conte se fissura quand la bellemère et Marie se plaignirent quÉlodie passait ses journées devant le miroir, alors quelles labouraient les champs. «Laissenous alterner avec la petite», disaientelles. Vincent, voyant le désarroi, la fit aller cueillir des carottes. Lété passa, le jardin fut impeccable, et lannée suivante, Élodie décida de planter son propre potager.
Vincent décida délever des veaux, pensant que cétait rentable; plus de bétail, plus de revenus. La famille dÉlodie déménagea en centreville, offrit une vache aux jeunes agriculteurs. Au début, Élodie peinait à se lever aux aurores, puis sy habitua.
Quatre ans plus tard, elle obtint un poste de directrice de la maternelle du village. Le rêve dune vie citadine sétiola, submergée par les matinées au foin et les soirées au feu de bois.
Sa bellemère sétait installée en villecentre, la fille dÉlodie était à lécole, et elle-même demeurait à la campagne. Vincent lança la conversation:
Et si on retournait plus près de la civilisation?
Tu plaisantes, Vincent! Nous avons notre maison, notre jardin, notre petite ferme. Largent suffit. On va à Paris quand on veut, mais jaime la vie ici. Qui soccuperait de la maternelle si je partais? Non, Léa terminera lécole, et nous verrons plus tard.
Vingt ans sétaient écoulés comme un jour. Les anciens camarades de classe se réunirent, surprenants de voir combien leurs destins avaient divergé. Certains vivaient maintenant à Paris, dautres restaient aux champs.
Katell, par exemple, était restée à la ferme depuis lenfance, ses parents travaillaient la terre. Elle navait jamais envisagé duniversité, mais a fini par suivre une formation de cuisinière, puis sest mariée avec un citadin, aujourdhui elle possède un appartement chic.
Et Maëlle? Elle sest mariée à son camarade décole, Mihail, vit maintenant à Paris, possède une voiture, son mari est entrepreneur, et elle ne travaille plus; elle rêve toujours de la campagne mais ne quitte jamais la ville.
Les retrouvailles furent chaleureuses, les téléphones séchangent, les chemins de vie se racontent. Élodie et Vincent rentrèrent, pensifs, chaque un perdu dans ses souvenirs.
Pardon, Élodie, de tavoir emmenée à la ville, je savais que tu ne supportais pas la campagne. Tu aurais pu vivre à Paris, conduire une voiture
Mais non, Vincent! Je conduis déjà, nous vivons pas pire que les autres. La ville nest pas non plus un paradis. Chaque endroit a ses avantages. Jaime la campagne, elle me fatigue parfois, mais cest là que jai compris que le travail nest jamais gratuit. Si nous étions encore dans un petit appartement ou à payer une hypothèque, nos vies seraient différentes. Je naurais même pas osé nettoyer ma propre assiette. Mais ici, à la ferme, avec toi à mes côtés, jai compris que le labeur vaut la peine. Nous ne sommes pas loin de la ville, nous pourrons toujours y aller quand il le faudra.
Tu as toujours aimé la campagne, même si tu ne le réalisais pas?
Oui, je lai toujours aimée, sans le savoir. On ne sait jamais. Souvienstoi quand je criais que je ne vivrais jamais à la campagne? Et voilà
Le rideau tombe sur ce dernier échange, les champs dorés au crépuscule reflétant les larmes contenues, le cœur battant dune vie partagée entre terre et béton.







