Oh, cette histoire me rappelle quelque chose
Karina était la fille de la voisine du dessous et une vraie plaie pour Théo, quinze ans. Cette gamine maigrichonne aux yeux noirs, on la lui collait souvent le soir.
Tatie Sylvie élevait sa fille seule : elle se débattait pour joindre les deux bouts, travaillait comme aide-soignante en roulement, courait faire des piqûres aux retraités, saisissait la moindre occasion de gagner quelques euros. Elle essayait aussi de refaire sa vie sans succès. Une fois, elle avait cru tomber sur un type bien marié, évidemment.
La voisine débarquait toujours à limproviste, évitait son regard et chuchotait vite fait : « Sophie, juste deux heures, je te dois une fière chandelle, il est tard, je peux pas la laisser seule ». Karina, boudeuse, traînait à côté, la tête basse.
Maman soupirait mais finissait par dire oui, pour que la petite ne reste pas dans le noir, toute seule dans lappart. Papa râlait après, bien sûr.
Cest Théo qui payait pour la gentillesse de sa mère, parce que cest à lui quon balançait linvitée surprise pour « regarder un dessin animé ». Karina se tassait dans le canapé, les mains sur les genoux, subissant des films daction pas vraiment adaptés sans broncher ce qui lénervait encore plus.
Une fois par semaine, Tatie Sylvie lui glissait un billet froissé de dix euros en le suppliant daccompagner sa petite en CP jusquau coin de la rue, vu quils allaient dans la même école.
Ce jour-là, Karina brillait comme un sou neuf, et même osé dire deux mots en chemin : elle avait un spectacle aujourdhui, elle allait réciter *Flocons de neige*. Théo avait ricané avec son bonnet moche, cette gourde ressemblait plus à un microbe spatial quà une étoile.
Après la première heure, les élèves se ruèrent à la cantine pour le goûter. Théo, comme dhab, sapprêtait à prendre son sandwich au fromage. Et puis, le diable lui a fait se retourner.
Les petits de CP sagitaient dans leur coin, excités comme des puces. Ils avaient encerclé Karina, toute fière dans sa robe de fête. Certains riaient, pointaient du doigt, dautres tendaient un mouchoir. Théo sapprocha. Cétait pire que tout sa robe était trempée de yaourt à la fraise.
Tétanisée, la gamine pleurait sans un bruit.
Dun coup, un Julien survolté lui sauta dessus :
« Théo, dépêche ! Léa cherche à te parler pour la soirée ! » Sa voix semblait venir de loin. « Allez, elle tattend ! Tas intérêt à y aller maintenant ! »
Léa Juste discuter avec elle, cétait le rêve de tous les mecs. Et là, elle linvitait ? Il fit un pas vers la sortie. Après tout, cétait pas son problème. Quils appellent Tatie Sylvie, quils lavent la robe, peu importe.
Au fond, Théo savait : personne ne soccuperait de Karina. On la planquerait dans un coin et voilà. Et elle, elle se ferait toute petite invisible, silencieuse, comme dhabitude.
Il soupira, exactement comme sa mère, et marcha vers la table.
« Madame Dubois, cest quand, votre spectacle ? »
« Oh, Théo, dans une heure et demie Regarde-moi ça, je lui avais donné un texte, javais confiance, et voilà le résultat. Comment je peux la laisser monter sur scène comme ça ? »
Karina tremblait comme une feuille, couverte de yaourt et pâle comme si elle allait vomir. Théo lui arracha des mains le gobelet vide.
« Je peux la ramener chez elle, elle pourra se changer. »
« Mon chou, tu me sauves la vie, vas-y, je marrange avec la directrice. »
Bien sûr, il ny avait pas dautre robe. Théo ressortit tout son vocabulaire de charretier : il frotta les taches, sécha au sèche-cheveux, repassa les plis roses. Karina, en culotte et t-shirt, gigotait autour de lui. Ils coururent jusquà lécole, sa petite main serrée dans la sienne, engoncée dans une moufle.
Ce jour-là, Théo ne parla jamais à Léa et sécha les cours il alla voir le spectacle des CP.
Karina débita son poème à toute vitesse. Et quand sa classe passa devant lui, elle se détacha du rang, se jeta contre lui et lâcha :
« Théo sans toi, je serais morte aujourdhui. Pour de vrai. Il sentit ses joues brûler, plus embarrassé quaprès la pire des blagues. Mais il ne recula pas. Il lui tapota maladroitement lépaule, comme on fait aux chiots tremblants. Après le spectacle, il lui acheta un jus de pomme au distributeur, rien de plus. Elle but en silence, les yeux cernés mais brillants. Et quand ils montèrent les escaliers, chacun chez soi, Théo réalisa quil navait même pas pensé à Léa une seule fois.







