La vie suivait son cours habituel : élever son fils, construire une maison, être aux côtés de lhomme quelle aimait. Élodie avait choisi Mathieu elle-mêmeparmi tous les garçons, il était le seul qui lui avait plu. Quand Mathieu était revenu du service militaire, ils sétaient mariés. Bientôt, un fils était néLucien. Quand lenfant eut grandi, Élodie commença à rêver dune fille.
« Une fois la maison terminée, nous aurons une petite fille, disait-elle souvent à Mathieu. Nous aurons un vrai foyer, une vraie idylle familiale. »
Mathieu se contentait de sourire et dacquiescer. Lui aussi était prêt à devenir père une seconde fois. Souvent, il portait Lucien sur ses épaules et marchait fièrement à travers le village, saluant chaque voisin.
Puis lhiver arriva. La neige bloqua les routes, les bourrasques ensevelirent tout. Élodie regardait par la fenêtre, attendant le retour de son mari. Mais Mathieu ne revint jamais. Un accident tragique sur son lieu de travail lui coûta la vie.
« Le temps guérit tout, lui répétaient ses voisins. Tu nes pas la seule. Pleure un peu, et avec les années, tu trouveras peut-être quelquun dautre. »
Élodie les écoutait en silence, mais les larmes ne venaient plus, et cela la faisait souffrir davantage. Une année passa. Les années quatre-vingt-dix, difficiles, pesaient sur les familles les plus solides. Dans le village, les salaires nétaient plus versés depuis des mois. Seuls ceux qui avaient une ferme et ne craignaient pas le labeur sen sortaient.
Élodie en ressentit bientôt tout le poids. Lucien commença lécole, et il fallait lhabiller, le nourrir. Ce qui signifiait cultiver entièrement le potager pour avoir de quoi vendre au marché à lautomne.
Elle travaillait jusquà tard dans le jardin. Ses mains sétaient durcies, son sourire avait disparu, et son âme semblait sêtre endurcie.
« Prends le seau, petit vaurien ! criait-elle quand Lucien tentait de séchapper vers ses amis. Tu crois que je vais te laisser filer ? Tes devoirs sont faits ? »
Lucien attrapait le seau en silence, mais dans sa tête, il se souvenait du temps où tout allait bien avec son père, et où sa mère était douce et joyeuse.
La nuit, Élodie pleurait souvent, se reprochant davoir crié sur son fils. Mais au matin, elle redevenait sévère et renfrognée.
Un samedi, ses amiesMadeleine et Sylvievinrent la voir. Autrefois, Élodie navait pas damies, car Mathieu comblait tous ses besoins de compagnie. Mais maintenant, ces deux divorcées rieuses passaient souvent, prétendant venir « pour le thé ». Bien sûr, il ne sagissait pas que de thé.
Le matin commençait comme dhabitude. Élodie se levait sans même se regarder dans le miroir. Elle savait que son visage était marqué par la fatigue. Elle nourrissait le cochon, donnait du grain aux poules, entassait la vaisselle sale dans une bassine, et ordonnait à Lucien de se laver et de courir à lécole.
Elle nattendait personne ce soir-là, mais elle savait quun de ses « habitués » pouvait passer. Elle restait indifférente à ces promesses : sil venait, tant mieux ; sinon, linvitation ne serait pas renouvelée. Les hommes comprenaient vite. Ils voyaient le fils, échangeaient quelques mots et repartaient, murmurant : « Une femme avec un boulet. »
« Tu vas finir par tous les faire fuir, rigolait Madeleine. Tu es trop forte. Ou peut-être que cest ton lit le problème ? Il faut acheter un nouveau canapé ? »
« Ah oui, je vais courir acheter un canapé, soupira Élodie. Avec quel argent ? Si tu le veux, prends-le. »
« Bon, ne te fâche pas. Mets plutôt la table, on a un invité. »
Madeleine lagaçait parfois, mais Élodie posait silencieusement des cornichons sur la table. En regardant la photo de mariage, elle soupirait :
« Pardonne-moi, Mathieu. Sans toi, cest dur. »
« Ils sont tous les mêmes, disait Madeleine, comme si elle lisait dans ses pensées. Allez, Élodie, à notre santé ! On est les meilleures ! »
Le lendemain matin, Élodie rangea les restes du repas et partit travailler.
Sa tante, Jeanne, la veuve du frère de Mathieu, vint lui rendre visite.
« Quest-ce que tu deviens, Élodie ? On ne te reconnaît plus depuis Mathieu. Et ces amies elles ne tapportent rien de bon. »
« Vous venez me faire la morale, Jeanne ? Vous croyez que je suis une ratée ? Jai une maison, je moccupe de la ferme, mon fils va à lécole, je vérifie ses devoirs » Elle sarrêta net, se souvenant quelle navait pas ouvert les cahiers de Lucien depuis plus dune semaine. Récemment, elle avait croisé son institutrice, qui lavait invitée à venir discuter.
Ne sachant quoi répondre, elle se contenta dempiler la vaisselle sale.
« Tu étais si différente avant, continua Jeanne. Belle, travailleuse, gentille Laisse tomber ces soirées stupides. »
« Je ne fais pas la fête, protesta Élodie. Je discute juste avec des amies pour mévader un peu. Je nai pas le droit de me détendre après le travail ? »
« Bien sûr que si, acquiesça Jeanne en soupirant. »
« Alors ne me faites pas la leçon. Et de toute façon, Jeanne, ne vous mêlez pas de ce qui ne vous regarde pas. La porte est ouverte. »
Jeanne resserra son foulard et sortit sans un mot.
Élodie se mordit la lèvre, le cœur serré. Elle courut rattraper sa tante sur le perron.
« Jeanne, attendez ! Prenez des carottes, jen ai trop cette année. »
« Ce nest pas nécessaire, petite, répondit Jeanne en descendant les marches. »
« Sil vous plaît, cest sincère. »
Jeanne, avec son expérience de la vie, sentit la douleur muette dÉlodie. Cétait une façon de sexcuser sans mots. Elle sarrêta.
« Voilà un sac, dit Élodie en le remplissant généreusement. Vous pouvez le porter ? »
« Je peux, merci, Élodie. »
Le vendredi soir, Élodie prépara des oignons et des carottes pour le marché.
« Au moins, jaurai quelques francs, pensa-t-elle en rangeant ses affaires. Je nai pas vu un sou depuis des mois. »
« Où vas-tu avec ces sacs ? demanda sa voisine curieuse, Josette, en fouillant du regard. »
« Au marché, je vends mes légumes. »
Elle atteignit péniblement larrêt de bus, où attendaient déjà le vieux Marcel et sa femme, qui partaient aussi en ville. Mais le bus narrivait pas.
« Quelle malchance ! Il doit encore être en panne, soupira la vieille dame. »
Marcel maudissait le bus et toute la compagnie. Finalement, ils rentrèrent chez eux, décidant de réessayer un autre jour.
Élodie resta. Ne voulant pas ramener ses sacs, elle espéra trouver un conducteur complaisant.
Une « Renault » passa, puis une « Peugeot », mais toutes deux étaient pleines. Enfin, une « Citroën » apparut. Élodie plissa les yeux pour voir sil y avait de la place. Mais le conducteur sarrêta avant même quelle ne lève la main.
Lhomme, un peu plus âgé quelle, lui était inconnu. Il devait venir du chef-lieu, car elle ne lavait jamais vu. Il la regarda, puis ses sacs.
« Le bus ne viendra pas aujourdhui, il est en panne. Je vais en ville, je peux vous emmener. »
« Dans ce cas, merci. »
Il sourit, descendit, et bien que mince et de petite taille, souleva sans effort le lourd sac.
« Vous pourriez me déposer directement au marché ? »
« Pourquoi pas. »
« Je vous paierai. »
Pendant le trajet, Élodie sortit un miroir et se remit du rouge à lèvres. La banquette arrière lui permettait dobserver le conducteur.
« Je mappelle Élodie, finit-elle par dire. »
« Moi, cest Laurent. »
« Déjà un prénom si sérieux ? Vous êtes patron ou quoi ? »
« Directeur dusines et propriétaire de paquebots, plaisanta-t-il. En vrai, contremaître sur un chantier. »
Il la déposa au marché et laida même à porter ses sacs. Pour la route, il ne prit que la moitié de la somme.
« Le reste, ce soir. Je repasserai par ici. »
« Vous êtes généreux, sourit Élodie. Jai de la chance. »
Le soir, Laurent la raccompagna chez elle.
« Entrez, prenez au moins un thé, Laurent. »
« Pas besoin de formalités. Juste Laurent. »
Elle dressa rapidement la table. Lucien passa la tête dans la cuisine.
« Quest-ce que tu fais là ? Tes devoirs sont faits ? »
« Presque, marmonna le garçon. »
« Alors finis-les ! »
Laurent, assis près du poêle, croisa les jambes et sourit à lenfant.
« On fait connaissance ? Moi, cest Laurent. Et toi ? »
« Lucien. »
« Ton vrai prénom, cest bien Lucien ? »
Le garçon hocha la tête.
« Et les devoirs, ça va ? »
« Les maths, cest dur. »
« Voyons ça. »
En une demi-heure, Lucien, ravi de laide, partit se coucher.
« Débarrasse la table, demanda calmement Laurent. Je prendrai juste du thé. »
« Si tu dois conduire, alors juste du thé. »
« Même sans conduire, ce serait pareil. Et aussi de la compote, de la gelée, du jus cest tout. »
Élodie le regarda avec méfiance mais versa leau chaude sans un mot.
« Je dois y aller, dit-il en se levant. Puis il hésita. Tu mas plu, Élodie. Je peux revenir vendredi ? »
Elle esquissa un sourire, sy attendant un peu.
« Reviens. »
« Je ne suis pas marié, ajouta-t-il, bien quelle nait rien demandé. »
« Tu auras oublié dans une semaine », pensa-t-elle, sans trop y croire.
Pourtant, quand Madeleine et Sylvie vinrent la voir après le travail, elle les congédia plus tôt. « Et sil venait vraiment ? »
« Non, Élodie, cest injuste, protesta Madeleine. Viens au bal avec nous ! »
« Je suis une fille légère, peut-être ? »
« On va au cinéma ! »
« Non, allez-y sans moi. Jai du ménage. »
Elle neut pas le temps de finir. Laurent arriva plus tôt que prévu. Il entra dans la cour, et elle le conduisit à la maison. La table portait encore les traces de la veille, mais il fit semblant de ne rien voir.
« Je vais réchauffer la soupe, elle a refroidi. »
Laurent parla un moment avec Lucien, laida en maths, expliqua la puissance des moteurs. Quand lenfant fut au lit, Élodie, un peu éméchée, avait envie de parler, de plaisanter.
Il se leva, sapprocha, posa les mains sur ses épaules et la fit se lever. Puis lenlaça fermement. Elle retint son souffle, surprise.
« Je reste jusquà demain, dit-il simplement. »
« Qui te chasse ? » recula-t-elle, retrouvant son souffle. Elle savait quil resterait, les mots étaient inutiles.
Le matin, pendant quelle préparait des œufs, Laurent prit les seaux et alla puiser de leau.
« Tu veux que je remplisse le bain ? »
« Si tu veux. » Elle répondit distraitement, bien quelle ne demandait jamais daide, ne croyant pas que cela durerait.
Après le petit déjeuner, il avala une dernière gorgée de thé et dit doucement :
« Élodie, si tu veux être avec moi, ces bouteilles que jai vues hier, elles ne doivent plus être là. »
Elle resta immobile, la cuillère en suspens.
« Cest une condition ? » demanda-t-elle, plus surprise quoffensée.
« Si tu veux. Je ne supporte pas cette odeur. Et puis, je suis un homme bien, tu las compris. »
Il sourit.
« Alors, je passe ce soir pour le bain ? »
Elle eut envie de protester, de le mettre à la porte, mais quelque chose len empêcha. Contre toute attente, elle accepta.
« Passe. »
Laprès-midi, Madeleine vint.
« On dit que tu as tout vidé, Élodie ? Cest vrai ? »
« Oui, Madeleine. Il ny a plus rien. »
« Tu es folle ? Comment as-tu pu gaspiller ça ! »
« Quel gaspillage ? Cétait du poison. Va-ten, je nai pas le temps. »
Élodie lava le sol, changea les draps, qui sentaient maintenant le propre, car elle avait eu le temps de les laver et de les faire sécher dehors. La soupe attendait sur le feu, mais elle eut envie de cuisiner quelque chose de meilleur. Ne pouvant faire une tarte à temps, elle prépara des crêpes. Lucien en chipa quelques-unes en cachette, les arrosant de sirop.
Le temps passa. Elle eut même le temps daller aux bains publics, et la nuit tomba. Mais Laurent ne vint pas.
« Les promesses nengagent que ceux qui les croient, soupira-t-elle amèrement. Jai été naïve. Ils sont tous pareils, sauf mon Mathieu. Jai tout jeté pour rien ? »
Elle sourit en y pensant. Regarda la cuisine propre, les odeurs de bon repas, et ressentit une soudaine paix.
« Non, pas pour rien. Jen ai assez. »
Elle se tourna vers son fils :
« Lucien, ne lattendons plus. Allons plutôt regarder tes devoirs. Tu négliges trop lécole. »
Soudain, un moteur gronda. Laurent apparut sur le seuil, une petite valise à la main. Il en sortit du saucisson, des conserves, des biscuits, du beurre.
« Un ami de lentrepôt ma donné ça. Pour toi et Lucien. »
Élodie, le menton dans la main, le regarda.
« Cest rare maintenant. On nen voit plus ici depuis longtemps. »
« Je sais. Alors prends. »
Elle demanda, comme sil rentrait du travail :
« Tu manges dabord ou tu vas aux bains ? »
« Les bains dabord. »
Dehors, il faisait noir. En mettant la table, elle sentit revenir une sensation oubliée : la chaleur du foyer, celle quelle avait connue avec Mathieu. Elle sourit en voyant la veste de Laurent accrochée au portemanteau.
« Sil est venu aujourdhui, cest quil restera. Je veux quil reste. »
La journée dautomne était grise, mais calme et paisible.
Jeanne, assise près de sa porte, regardait la route. Elle sourit en voyant la voiture qui stationnait devant chez Élodie pour le deuxième mois consécutif.
« Tant mieux. Quils vivent heureux. Ils sont jeunes, peut-être auront-ils un autre enfant. Élodie est redevenue comme avant : souriante, douce. Quelle profite de la vie, elle avance toujours. Limportant, cest de vivre. Laurent prit lhabitude de venir chaque semaine, puis de rester deux jours, puis trois. Au printemps suivant, il aménagea ses outils dans la remise, comme sil avait toujours fait partie de la maison. Lucien lappelait « papa » sans y penser, et un soir, en le disant devant tout le monde, il rougit, mais Laurent lui ébouriffa les cheveux en riant. Élodie, debout devant la fenêtre, regardait pousser les premières feuilles des pommiers. Elle ne parlait plus de Mathieu tous les jours, mais elle ne loubliait pas. Elle priait pour lui, pour sa paix, et pour la leur. Un matin, en rangeant une vieille boîte sous le lit, elle trouva une petite robe bleue, jamais portée, faite main, trop petite maintenant pour nimporte quel bébé. Elle la tint un long moment entre ses doigts, puis la glissa dans le tiroir de Lucien. « Un jour, peut-être », murmura-t-elle. Et elle referma doucement.







