Non, maman, je ne viendrai pas. Tout ce dont jai besoin, je lachèterai à lépicerie.
Mais mais comment? Les réserves! Les vitamines! Tu les adores, nestce pas?
Tes réserves ne me servent à rien, répliqua calmement Clémence. Que ceux qui en ont besoin les utilisent à leur guise.
Encore vingt bocaux de cornichons, et cest tout pour aujourdhui, annonça Madeleine Dubois en essuyant ses mains sur son tablier.
Clémence passa la paume sur son front, essuyant la sueur qui perlait. Sa chemise était trempée, collée à la peau. Lair de la cuisine était lourd, saturé dune odeur dacide et daneth.
Elle balaya du regard la table encombrée de bocaux, de couvercles, de légumes. Au soussol, des tomates attendaient leur tour, le chou en fermentation et une dizaine de salades variées. Il restait encore une semaine de travail.
Daccord, maman, souffla Clémence en saisissant un nouveau bocal.
Ses mains bougeaient presque machinalement : placer les concombres, les couvrir de saumure, visser le couvercle. Encore et encore. Elle continuait, refusant de penser au nombre infini de bocaux qui restaient à préparer.
Voilà, déclara satisfait Madeleine en admirant les rangées de bocaux prêts, bientôt notre famille sera prête pour lhiver.
Clémence posa le pressecitron et se tourna vers sa mère.
Maman, où est Élodie? Pourquoi ne vientelle pas nous aider?
Madeleine baissa les yeux, détourna le regard et commença à essuyer la table déjà nette.
Élodie a un nouveau poste. Elle ne peut pas se libérer, tu comprends. Cest un poste responsable, le patron est sévère.
Clémence serra les lèvres. Bien sûr: Élodie trouvait toujours une excuse. Lan dernier, la petite sœur était «malade» la semaine même où il fallait fermer les bocaux. Lannée précédente, elle avait été en déplacement exactement au moment des récoltes. Quant à Clémence, aucune excuse ne lui était permise. Sa mère, dun ton presque autoritaire, lincitait à se libérer de son travail pour revenir.
Ne te renfrognez pas, ma fille, dit doucement Madeleine en remarquant lexpression de Clémence. Nous mangerons nos conserves tout lhiver. Les vitamines! Il ny a rien de plus bon pour la santé.
Clémence acquiesça. Cétait le seul point positif de toute la situation: les conserves étaient vraiment excellentes.
Les jours suivants se succédèrent comme une grande roue sans fin. Elle fermait les bocaux de tomates, préparait les salades, faisait fermenter le chou. Elle transportait les lourds caisses de bocaux dans la cave, montant et descendant les escaliers raides des dizaines de fois. Elle aidait à nettoyer après chaque session de mise en conserve.
Elle lavait le sol, essuyait les tables, sortait les ordures. Ses mains le faisaient mal, son dos la tirait. Le soir, elle seffondrait sur son lit, épuisée.
Lorsque tout fut enfin terminé, Clémence rentra dans son petit appartement. Elle était vidée. Il ne lui restait quun seul jour de congé, et elle ne voulait que le silence et la quiétude. Son foyer était vide. Le réfrigérateur affichait quelques étagères à moitié vides. Mais Madeleine était satisfaite, et cétait tout ce qui comptait. Élodie navait jamais rappelé, navait jamais demandé comment cela se passait, navait rien proposé.
Le temps passa. Lhiver arriva. Clémence venait périodiquement chez sa mère pour récupérer des bocaux: cornichons, tomates, salades. Tout était savoureux, fait maison. Madeleine se réjouissait des visites de sa fille, elles buvaient du thé et discutaient longuement.
Fin janvier, Clémence revint de nouveau. Madeleine laccueillit avec un sourire, dressa la table. Clémence sassit, jeta un œil autour. Sur la table se trouvaient du jambon acheté, du fromage, du pain, mais aucune de leurs conserves.
Clémence fronça les sourcils. Cétait étrange. Dordinaire, sa mère présentait toujours quelque chose de ses réserves. Ce jourlà la table paraissait dénudée.
Elles parlèrent de tout. Madeleine racontait les nouvelles du village, senquiétait du travail de sa fille. Clémence oublia bientôt labsence des bocaux.
Quand il fut temps de repartir, elle se leva, enfila sa veste.
Maman, je vais descendre à la cave prendre trois bocaux de chou aux carottes, annonçatelle en se dirigeant vers la porte.
Pas besoin! linterrompit brusquement Madeleine.
Clémence se retourna, les sourcils haussés.
Pourquoi? Je voulais justement les préparer pour la semaine
Simplement ne le fais pas, ma fille. Nouvre pas la cave.
Madeleine détourna le regard. Un geste de sa part tendait une corde invisible qui tirailla Clémence. Elle jeta sa veste sur la chaise.
Maman, questce qui se passe? Pourquoi ne puisje pas prendre quelques bocaux?
Je je ne peux pas te les donner, marmonna Madeleine, les yeux baissés.
Clémence plissa les yeux, la colère commençait à bouillonner.
Maman, jai passé une semaine entière à faire ces conserves. Tu te souviens? Et maintenant, je ne peux même pas en prendre deux? Expliquemoi, sil te plaît, ce qui se passe.
Ma fille, ce nest pas le moment den parler Je ne peux tout simplement pas te les donner, cest tout.
Clémence se retourna, presque en courant, et se précipita vers la cave. La voix de sa mère séleva derrière elle:
Clémence! Ny touche pas, je tai dit de ne pas le faire!
Mais la porte était déjà ouverte, les marches descendaient dans la petite pièce. Elle actionna linterrupteur, la lumière inonda lespace. Les étagères paraissaient vides.
Là où quelques instants plus tôt se tenaient rangées de bocaux, il ne restait plus que la moitié de ce qui était là. Clémence se souvenait bien que les étagères étaient presque pleines. Où tout avaitil disparu?
Elle remonta lentement, sortit de la cuisine et vit Madeleine, la tête baissée, les joues rougies de honte.
Maman! sécria Clémence. Tu nas plus dargent? Tu vends tes conserves? Tu aurais pu me le dire! Jaurais pu tenvoyer ce quil fallait. Tu ne devrais pas, à ton âge, braver le froid et vendre tes bocaux!
Elle tenta de saisir les mains de sa mère, mais Madeleine se dégagea. Clémence se renfrogna, le cœur refroidi.
Ce nest pas ça? Tu ne les vends pas?
Madeleine secoua la tête. Clémence sassit, la regarda droit dans les yeux.
Alors, raconte
Un silence lourd sinstalla. Madeleine soupira, passa la main dans ses cheveux.
Tout est parti du côté dÉlodie, avoua-telle doucement. Elle a rencontré un garçon, et il a une grande famille dans la ville. Elle leur a dit quelle préparait des réserves pour lhiver, et toute la famille a commencé à réclamer les bocaux.
Voilà, de ceci et de cela. Élodie ne peut pas dire non, tu comprends? Elle veut épouser ce garçon. Sa famille est riche, influente. Et tout sest rapidement emballé.
Clémence retint son souffle un instant. Elle crut que sa mère était en danger. Mais la réalité était bien plus prosaïque.
Tu mas interdite de prendre les bocaux pour quÉlodie en ait assez? murmura-telle.
Madeleine resta muette.
Tu ne penses quà Élodie? sexclama Clémence, se levant et sappuyant sur la table. Et moi? Maman, qui a vissé toutes ces conserves? Qui? Élodie? Où étaitelle pendant que je me suis épuisée toute la semaine? Et maintenant elle, comme si de rien nétait, vide les étagères!
Ma fille, il faut que tu comprennes Élodie vit un moment crucial de sa vie, tenta de se justifier Madeleine. Elle doit faire bonne impression auprès de sa bellefamille. Toi ce nest pas si urgent. Essaie de voir les choses de mon point de vue.
Clémence secoua la tête, prit sa veste et sécria:
Assez. Jai tout compris.
Elle sortit sans se retourner, monta dans sa voiture, serra le volant jusquà ce que les os de ses doigts pâlissent. La colère, le ressentiment et lamertume bouillonnaient en elle, les larmes menaçaient de couler. Elle démarra et séloigna.
Les mois sécoulèrent. Élodie sinstalla avec le garçon. Clémence rendait visite à sa mère rarement, mais elle ne réclama plus de bocaux. Madeleine ne revivait plus ce sujet. Elles parlaient du temps, du travail, des voisins. Mais un mur semblait sêtre érigé entre elles.
Un soir, le téléphone sonna. Clémence vit le nom de sa mère safficher, répondit.
Clémence, ma chérie, je tattends la semaine prochaine. Il faut préparer les réserves pour lhiver. Cette année, il nous faut plus, afin que tout le monde ait assez.
Clémence resta figée. Tout le monde? Cela voulait dire quÉlodie repartirait à nouveau à distribuer les bocaux, et que Clémence devrait travailler comme une folle.
Je ne viendrai pas, maman, réponditelle.
Quoi? la ligne se tut. Clémence, tu plaisantes? Bien sûr que tu viendras. Je ne peux pas faire tout ça toute seule.
Non, maman. Je ne viendrai pas. Tout ce dont jai besoin, je lachèterai à lépicerie.
Mais mais les réserves! Les vitamines! Tu les adores, nestce pas?
Tes réserves ne me servent à rien, répliqua calmement Clémence. Que ceux qui en ont besoin les utilisent à leur guise.
Clémence! Tu ne peux pas faire ça! Et Élodie? Je suis ta mère! Tu devrais
Clémence reposa le combiné. Elle nétait plus prête à jouer le bon petit soldat qui sépuise pour les autres. Assez. De toute façon, elle nétait plus redevable à personne.







