28novembre2025
Aujourdhui, je me suis retrouvé à refaire les provisions pour lhiver dans la petite maison familiale de Rennes, où ma mère, Camille Dubois, saffaire déjà depuis des semaines à remplir la cave. Jai essayé de la convaincre de ne pas me reprendre, mais elle a insisté : «Tu ne viens pas, maman?» Jai rétorqué que tout ce dont javais besoin se trouvait à lépicerie du coin pain, fromage, un bon vin, tout ça à deux pas de chez moi. Elle a alors, dun ton qui na rien perdu de son autorité, répliqué: «Mais les réserves! Les vitamines! Tu sais bien que jaime préparer nos conserves.»
Je nai pas voulu my opposer à nouveau. «Tes réserves ne me sont pas utiles,» a dit calmement Thérèse, ma sœur aînée, qui travaille très loin. «Ceux qui en ont besoin peuvent euxmêmes y consacrer du temps et de lénergie.»
Camille, essuyant ses mains sur son tablier, a annoncé quil restait encore vingt bocaux de cornichons à mettre en pot. Lair de la cuisine était lourd, imprégné dune odeur destragon et de vinaigre. Ma sœur a parcouru du regard la table encombrée de bocaux, de couvercles, de légumes. Au soussol, les tomates attendaient leur tour, la choucroute était prête à fermenter, une dizaine de salades différentes reposaient dans des saladiers. Le travail sétendait encore sur une semaine.
«Daccord, maman,» aije soufflé, en me dirigeant vers le prochain bocal. Mes mains bougeaient presque machinalement : des cornichons dans le bocal, les couvrir de saumure, visser le couvercle. Encore et encore. Jessayais de ne pas penser à la quantité quil resterait à faire.
Camille, satisfaite, a déclaré que bientôt toute la famille serait prête pour lhiver. Jai alors demandé: «Maman, où est Apolline? Pourquoi ne nous aidet-elle pas?» Elle a détourné le regard, prétextant quelle était prise par un nouveau poste très exigeant, avec un supérieur sévère.
Je nai pas pu mempêcher de remarquer quelle invoquait toujours des excuses. Lannée dernière, ma petite sœur était tombée malade exactement la semaine où nous devions mettre les pots. Lan dernier, elle était en déplacement professionnel, coïncidant avec la période de la récolte. Moi, jamais de plan B na jamais été envisagé pour que je prenne du temps libre. Ma mère me pressait presque darrêter le travail et de venir à la maison.
«Ne boude pas, mon fils,» a dit doucement Camille en voyant mon visage. «Mais nous mangerons nos conserves tout lhiver. Les vitamines! Rien de plus bon pour la santé.» Cétait le seul point positif que je pouvais retenir.
Les jours qui ont suivi se sont enchaînés dans une même ronde sans fin : je mettais les tomates, je préparais les salades, je fermentais la choucroute. Jemportais des caisses lourdes de bocaux dans la cave, gravissant et redescendant les escaliers raides des dizaines de fois. Je nettoyais le sol, essuyais les tables, sortais les ordures. Mes mains endoloraient, mon dos était crispé. Le soir, je meffondrais sur le lit, épuisé.
Lorsque tout fut enfin terminé, je suis rentré dans mon petit appartement, vidé. Il ne me restait plus quun jour de congé, et je ne voulais que le calme et le silence. Le frigo était à moitié vide, mais ma mère était satisfaite, et cest ce qui comptait. Apolline ne ma jamais rappelé, ne sest pas souciée de savoir si tout allait bien, na offert aucune aide.
Lhiver est arrivé. Jallais régulièrement chercher des bocaux chez ma mère : cornichons, tomates, salades. Tout était délicieux, fait maison. Camille était ravie de mes visites, nous buvions du thé et bavardions longtemps.
Fin janvier, je suis revenu une fois de plus. Camille ma accueilli avec le sourire, a dressé la table. Jai remarqué que seuls du jambon, du fromage et du pain achetés au magasin étaient là. Aucun de nos conserves nétait présent. Jai trouvé cela étrange, car dhabitude elle mettait toujours quelque chose de notre production.
Nous avons parlé de tout et de rien, elle ma renseigné sur son travail, et je nai que très peu remarqué labsence de nos bocaux. Quand il a fallu rentrer, jai enfilé ma veste et ai dit: «Maman, je vais descendre à la cave prendre trois bocaux de choucroute aux carottes.»
«Non, ne le fais pas!» a rétorqué Camille brusquement. Jai haussé les sourcils, surpris.
«Pourquoi? Jallais justement préparer»
«Simplement ne le fais pas, Théo. Ny va pas.»
Quelque chose dans son attitude ma tendu les nerfs. Jai jeté ma veste sur la chaise.
«Maman, questce qui se passe? Pourquoi je ne peux pas prendre ces bocaux?»
«Je je ne peux pas te les donner,» a murmuré Camille, le regard baissé.
Une colère sourde ma monté au cœur.
«Maman, jai passé une semaine à préparer les conserves. Tu te souviens? Et maintenant je ne peux même pas en prendre deux? Dismoi ce qui se passe.»
«Théo, ne parle pas ainsi Cest tout simplement que je ne peux pas te les donner, cest tout.»
Je me suis précipité vers la cave. Sa voix sest élevée derrière moi: «Théo! Ne touche pas!» Mais la porte était déjà ouverte, les escaliers menaient à la petite pièce éclairée dune simple ampoule. Les étagères étaient presque vides. Là où il y avait autrefois des rangées bien ordonnées de bocaux, il ne restait plus quune moitié.
Je suis remonté, essoufflé, et ai trouvé ma mère, la tête baissée, les joues rougies de honte.
«Maman!» aije lancé. «Tu nas plus dargent? Tu vends tes conserves? Tu aurais pu me le dire! Jaurais pu tenvoyer ce quil faut. Tu ne devrais pas devoir te vendre des bocaux à cet âge.»
Jai tenté de prendre sa main, mais elle sest détachée. Le froid a pénétré mon cœur.
«Ce nest pas ça? Tu ne les vends pas?»
Elle a secoué la tête. Jai baissé les yeux, assis, et lui ai demandé directement: «Alors, raconte-moi»
Un silence lourd a suivi. Camille a soupiré, a passé la main sur son visage.
«Tout est parti pour Apolline,» a-t-elle murmuré. «Elle a rencontré un homme dont la famille est nombreuse et influente à Paris. Elle leur a dit quelle faisait nos réserves pour lhiver, et ils ont commencé à demander des bocaux.»
«Elle ne peut pas dire non, alors?» aije répliqué. «Elle veut lépouser, sa famille est riche, donc tout sest arrêté.»
Jai compris que ma mère avait interdit de me donner les bocaux pour que la sœur puisse en garder assez. Jai senti une vague de colère, mais aussi une prise de conscience.
«Tu ne pensais quà Apolline?Et moi?Qui a mis les pots?Où était-elle quand jai passé toute la semaine à travailler?Maintenant elle vide nos étagères comme si de rien nétait!»
Camille a essayé de sexpliquer, mais les mots se sont perdus. Jai fini par prendre ma veste, sortir sans me retourner, serrer le volant si fort que mes doigts sont blancs. La rage, le ressentiment et lamertume bouillonnaient en moi, les larmes menaçaient de couler.
Les mois ont passé. Apolline sest installée avec son fiancé. Je rends visite à ma mère rarement, et les bocaux ne sont plus une dispute. Elle ne parle plus de la récolte, nous discutons du temps, du travail, des voisins. Un mur invisible sest dressé entre nous.
Un soir, le téléphone a sonné. Cétait ma mère. «Théo, je tattends la semaine prochaine. Il faut refaire les réserves pour lhiver, encore plus que lan dernier, pour que tout le monde en ait.»
Je suis resté muet. Elle a insisté: «Tu viens, non?Je ne peux pas le faire seule.»
Jai raccroché. «Non, maman.»
«Questce que tu racontes?Bien sûr que je viendrai.»
«Mais» aije commencé, puis je me suis arrêté. Jai compris que je nétais plus ce bon petit soldat qui sacrifie tout pour les autres.
**Leçon du jour: on ne peut pas nourrir le monde entier tout en soublier soimême. Il faut savoir poser ses limites, même auprès de ceux que lon aime, sinon on finit par se perdre dans le vide des promesses non tenues.**







