La Croix pour toute une vie

**Une croix pour la vie**

« Si tu poses ce genre de questions, alors ne fais pas denfant. Et nécoute personne. Moi aussi, à lépoque, jai écouté » soupira sa mère. « Tous ces donneurs de conseils se terrent ensuite dans leur coin, et la croix, elle, reste pour la vie. »

Un conseil censé, sans doute, mais il glaça Élodie jusquaux os. Une boule lui serra la gorge, ses yeux picotèrent. Elle comprit quil fallait raccrocher avant que les larmes ne coulent. Le pire ? Sa mère ne comprendrait même pas ce qui se passait.

« Daccord. Merci, maman. Je réfléchirai encore On se parle plus tard, » murmura-t-elle avant déteindre lappel.

Elle attrapa un coussin, le serra contre elle, se recroquevillant. Ce nétait pas un simple conseil. Cétait une révélation balancée sans ménagement. Élodie sentait presque une porte souvrir sur son passé, tout devenait clair.

Avec sa fille, Catherine avait été appliquée et ponctuelle. Elle veillait à son alimentation, lui donnait le meilleur, même quand elle-même se privait. Élodie ne manquait de rien : jouets, vêtements, cours de piano et de danse. Bref, elle avait tout. Sauf de lamour.

Catherine ne lui avait jamais dit « je taime ». Pas de câlins, de confidences, de compliments. Elle ne la grondait même pas. Indifférente, comme si sa fille nexistait pas.

Élodie se souvenait dun contrôle raté en classe. Sa camarade, Amélie, était catastrophée.

« Tu as de la chance, toi. Personne ne te criera dessus. Moi, cest lenfer Si je ne réponds pas ce soir, cest que mon portable et mon ordi seront confisqués. »
« Cest toi qui as de la chance. Au moins, on sintéresse à toi » répondit Élodie, presque inaudible.

Amélie la dévisagea, incrédule. Qui pouvait souhaiter se faire hurler dessus ?

« Tu as un coup de chaud ? Si tu veux, je te passe mes parents, » ricana-t-elle. « Ça marrangerait. »

Élodie détourna le regard. Elle aurait adoré avoir des remontrances, mais sa mère ne vérifiait même pas son carnet. Pourquoi ? Elle était première de la classe. Enfin, jusquà un certain point.

Dabord, elle crut quen étant assez « parfaite », sa mère la remarquerait. Quelle la féliciterait pour ses notes, ses concerts. Mais non. Catherine réagissait avec détachement, comme si cétait normal.

Alors, Élodie feignit la maladie. Des maux de ventre, pour quenfin sa mère sinquiète. Oui, cétait mesquin, mais comment attirer son attention ?

En partie, ça marcha. Catherine lemmena chez le médecin, jusquà ce quon diagnostique une gastrite légère. Elle lui donna des médicaments à heure fixe, suivit un régime strict. Aucune tendresse, aucune compassion. Juste une froide efficacité.

Alors, Élodie passa aux extrêmes. Elle sécha les cours, collectionna les zéros, abandonna le piano et la danse, devint insolente.

Ri-en.

« Si tu ne veux pas étudier, cest ton problème, » déclara un jour Catherine, impassible. « Je théberge jusquà tes dix-huit ans, après, débrouille-toi. Mais sans diplôme, tu ne trouveras rien. Même les caissières doivent avoir le brevet. »

Quant aux tâches ménagères, elle lui interdit de sortir tant que le sol ne serait pas lavé. Élodie tenta une crise de larmes. Sa mère pointa la porte.

« Épargne-moi ce cinéma. Pleure dans ta chambre si tu veux. »

Plus de crises après ça. Élodie sanglota une partie de la nuit, se sentant abandonnée, transparente. Comme si, pour sa mère, elle nétait quune poupée à habiller, pas un être humain.

Elle poussa plus loin. Une nuit, elle alla chez une amie sans prévenir. Se demandant : Catherine sinquiéterait-elle ? Ou avait-elle oublié quelle avait une fille ?

Mais non. Catherine appela tout le monde, la retrouva, la ramena. Sans un mot de reproche.

« Continue comme ça, et cest la police. Ils te mettront en foyer si je suis jugée incompétente. »

Elle aurait préféré des cris, des assiettes brisées, même une fessée.

Les années passèrent. Élodie shabitua. Quand elle emménagea avec Antoine, ça alla mieux. Leur relation fut rapide : mariés en six mois. Affamée daffection, elle sétait jetée tête baissée.

Heureusement, Antoine était sérieux, stable.

« Et les enfants, tu y penses ? » demanda-t-il bien avant le mariage.

Élodie resta muette. Pour elle, cétait une évidence mais lidée dêtre mère la terrifiait. Et si elle reproduisait son enfance ?

« Je ne me sens pas prête, » avoua-t-elle.

Mais les plans changent. Elle tomba enceinte. Malgré tout : pas de logement stable, les prix grimpaient plus vite que leurs salaires.

« Bah, beaucoup nont rien non plus, et ils élèvent bien leurs gosses, » lui dit une amie.

Antoine, lui, voulait cet enfant.

« Cest ta décision aussi, mais on est mariés, ça va. Je veux être père. »

Mais plus on la rassurait, plus elle doutait. Alors, elle appela sa mère et ce quelle entendit changea tout. Elle aussi avait été un enfant non désiré ?

Et Catherine lavait dit calmement, sans méchanceté. Comme une évidence.

Pendant des jours, Élodie fonctionna en pilote automatique. Aller au travail, cuisiner, regarder des films avec Antoine mais mécaniquement. Jamais elle nentendrait un « je taime ». Et son bébé ?

Elle finit par aller chez sa belle-mère, Brigitte. Une femme stricte, mais chaleureuse. Oui, elle râlait sur la poussière ou la mode des jeunes, mais cétait mieux que lindifférence.

« Élodie ? Tu viens sans prévenir ? » sétonna Brigitte en ouvrant la porte.
« Je je passais comme ça, » bredouilla-t-elle, la voix tremblante.

Brigitte ne posa pas de questions. Elle fit entrer Élodie, lui servit du thé, du pain avec de la confiture.

« Jai aussi du ragoût si tu veux, » dit-elle en fouillant le frigo. « Tout va bien avec Antoine ? »
« Oui, cest maman. »

Et ce fut le déversoir. Elle parla de son enfance, des silences, de cette peur de ne pas être aimée.

Brigitte écouta, fronçant les sourcils, puis poussa un long soupir. Élodie crut avoir trop dit.

« Écoute, Élodie, » dit Brigitte enfin. « Je savais que cétait froid entre vous, mais pas à ce point. Mais ne lui en veux pas. Elle nest pas méchante. La vie la endurcie. Certaines femmes nont pas cet instinct. Elle est une mauvaise mère, mais pas une mauvaise personne. »
« Une bonne personne peut ne pas aimer ses enfants ? »
« Oui. Cest terrible, mais ça existe. Parfois, on ne saime même pas soi-même » Brigitte soupira. « Pour le bébé suis ton cœur. »
« Et si je deviens comme elle ? »
« Tu ne le seras pas. Antoine ma raconté comment tu toccupais de ce chat abandonné. Ceux qui naiment personne agissent autrement. »
« Un enfant nest pas un chat. Et si jéchoue ? »
« Crois-moi, toutes les bonnes mères ont peur de mal faire. On se trompe toutes. Moi, ta mère, toi aussi. Ce nest pas grave. Limportant, cest de vouloir aimer, même quand cest difficile. » Brigitte sourit. « Je tai dit de nécouter personne, et voilà que je te sermonne »

Élodie sourit à son tour. Timide, mais vrai. Langoisse ne partit pas, mais elle respira mieux.

Elle garda lenfant. Grossesse difficile : nausées, peurs, sautes dhumeur. Mais Antoine était là. Il alla chercher des clémentines à minuit, la rassura. Brigitte laida aussi, lemmenant chez le médecin, lui apprenant à soccuper dun nourrisson.

Sa mère appelait rarement. Juste pour demander si elle avait besoin de quelque chose. Après laccouchement, elle apporta des vêtements pour le bébé. Rien de plus.

Les années passèrent. Sa fille, espiègle et têtue, faisait des crises parfois. Élodie sénervait, mais quand elle était malade, elle restait à son chevet, lui lisait des histoires. Sans lui expliquer pourquoi ces moments la faisaient pleurer.

Elle avait honte de lui donner ce quelle-même navait jamais reçu.

Ses relations avec Catherine restèrent distantes, mais elle laidait financièrement, lui apportait des courses. Catherine nétait pas une bonne mère, ni une bonne grand-mère. Mais elle était là. Peut-être ne savait-elle pas aimer, mais elle essayait, à sa façon. Et parfois, cest déjà assez.

**Journal dun père :**
Aujourdhui, jai compris quon ne guérit jamais vraiment de ce quon na pas reçu. Mais on peut choisir de le donner, malgré tout. La boucle se brise un geste à la fois.

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