Élise Martin, la trentaine avancée, traînait ses valises hors de lappartement et, pour la première fois depuis dix ans, sentit un souffle de liberté.
«Madame, vous plaisantez? Cest la troisième fois cette semaine!» lança la caissière du supermarché de la rue Montmartre, le sourcil froncé par une irritation à peine dissimulée.
Élise, le visage rougi, les joues pâles, tenait un billet froissé quelle présentait pour la cinquième fois.
«Excusezmoi, mon mari ne ma autorisée quà trois euros pour les courses»
«Trois euros!» sécria la caissière, les bras en lair. «Vous avez quarantecinq ans, et vous vous comportez comme une gamine!Cest votre mari qui a donné lautorisation!»
«Vous ne comprenez pas»
«Je comprends tout! Jai une queue derrière moi, alors décidezvous : prenez ce que vous pouvez avec trois euros et partez!»
Élise attrapa un pain, du lait et un petit morceau de beurre, paya dun claquement de monnaie, et sélança hors du magasin. Elle sappuya contre le mur du boulevard, respira profondément, les larmes menacèrent de couler, mais elle se retint. Pas de pleurs en public.
Le soir, Serge Dubois rentra du travail, lhumeur sombre. Élise laccueillit dans lentrée, le portefeuille à la main.
«Serge, le dîner est prêt. Jai fait des côtelettes et des pommes de terre»
«Encore du gras?» grimaçail. «Mon estomac ne supporte plus ta cuisine!»
«Hier, tu me demandais des côtelettes»
«Hier, oui! Mais aujourdhui, tu changes davis!Cest si difficile à retenir?»
Élise resta muette, baissa les yeux et se dirigea vers la cuisine. Serge se dirigea vers le salon et senfonça dans le fauteuil devant la télévision.
«Et largent? Ce matin, je tai donné quatre euros!»
«Trois euros. Tu mas donné trois euros.»
«Ne discute pas!Je sais ce que jai donné!»
«Daccord, trois euros,» concéda Élise sans contester. «Jai acheté du pain, du lait, du beurre, voici les tickets.»
Serge prit les tickets, les parcourut.
«Du pain à quarantehuit euros?Pourquoi si cher?»
«Cest du pain ordinaire, Serge»
«Ordinaire, ça coûte trente euros!Tu as trop dépensé!Gaspilleuse!»
Élise mordit sa lèvre, le visage crispé. Encore un scandale à propos de quelques centimes. Chaque jour, la même scène.
Il y a longtemps, tout était différent. Ils sétaient rencontrés au bureau. Serge était le nouveau directeur, élégant, sûr de lui, ambitieux. Il avait remarqué Élise, lavait courtisée.
«Léa, vous êtes charmante. On se retrouve ce soir dans un café?»
«Avec plaisir.»
«Sans parler travail. Je veux vous connaître autrement.»
Charmeur, il offrait des fleurs, faisait des compliments. Élise, après deux relations ratées, se laissa séduire. Serge semblait lhomme idéal.
Ils se marièrent rapidement, six mois après leurs premiers regards. Élise, sûre davoir trouvé son destin, était radieuse.
Les premiers mois étaient doux. Serge était attentif, prévenant, même sil ponctuait ses remarques étranges.
«Léa, cette robe ne te va pas, elle est trop vive.»
«Je laime»
«Cest bien, mais tu ressembles à une caricature. Mets du gris.»
Élise changeait de tenue, voulant plaire à son mari.
Puis vinrent les critiques culinaires.
«La soupe est trop salée.»
«La viande est dure.»
«La salade est bizarre.»
Elle achèta des livres de cuisine, regarda des recettes, mais Serge trouvait toujours quelque chose à redire.
Un jour, il lui proposa de démissionner.
«Pourquoi travailler?Je gagne bien ma vie, je subvins à la famille.»
«Jaime mon travail»
«Tu ne gagnes que des miettes!Reste à la maison, occupetoi du foyer.»
Élise céda, quitta son emploi et devint femme au foyer. Au début, la liberté de ne plus se lever tôt était un régal. Mais Serge transforma rapidement son quotidien en enfer. Chaque jour, inspections, contrôles, reproches.
«Pourquoi la poussière sur létagère?»
«Pourquoi la chemise pas bien repassée?»
«Pourquoi le déjeuner à 13h et pas à 12h30?»
Élise courait partout, essayant de tout faire, mais rien nétait jamais suffisant.
Le pire était largent. Serge lui donnait une allocation fixe, trois euros par semaine, au maximum quatre, et exigeait le compte de chaque sou.
«Où sont les vingt euros?»
«Jai acheté un croissant»
«Un croissant?On a du pain à la maison!»
«Jai eu envie de sucré»
«On na pas de monnaie à gaspiller!Demande dabord!»
Élise, désormais adulte, devait demander la permission pour un simple croissant.
Elle chercha un emploi, passa plusieurs entretiens, mais Serge intervenait, déclenchant des disputes.
«Tu oses vouloir travailler?Qui rangera la maison?»
«Je ferai les deux!»
«Pas possible!Tu fais tout à moitié!Cest ta place: la maison!»
Il linterdisa de voir ses amies, les jugeant néfastes.
«Je veux aller à lanniversaire de Camille»
«Camille?Cette dévergondée?Elle a déjà été mariée trois fois!»
«Ce nest pas vrai, cest mon amie»
«Pas damie!Les amies soutiennent les familles, pas les adultères!Pas question.»
Élise ne se rendit pas à la fête. Avec le temps, les invitations cessèrent, les amies se sentirent blessées.
Camille, son amie de longue date, lappela à plusieurs reprises.
«Léa, questce qui tarrive?Tu as disparu!»
«Occupée»
«Tu restes à la maison!Prenons un café!»
«Je ne peux, Serge»
«À ta santé, tu es en pleine secte!»
Peutêtre étaitelle une secte, la secte de son foyer, et le gourou était Serge.
Les années passèrent, cinq, sept, dix. Élise devint une ombre, se mouvant silencieusement, parlant à voix basse. Ses seules bouées de sauvetage étaient les livres lus en cachette, les séries regardées quand Serge était au travail.
Un jour, alors quelle faisait ses courses, elle entendit une voix familière.
«Léa?Cest toi?»
Elle se retourna. Cétait Camille, son amie perdue depuis huit ans.
«Camille»
«Mon Dieu, tu vas bien!Où étaistu passée?Je tai appelée, écrit!»
«Je sais, désolée. Jétais occupée.»
Camille la fixa, remarquant sa pâleur, son maigre corps.
«Ça va?Tu es grise.»
«Tout va bien.»
«Non, ça ne va pas. Tu as perdu du poids, tu as lair épuisée.Questce qui se passe?»
Élise voulait plaisanter, fuir. Camille la saisit par la main, lentraîna dans un café de lautre côté de la rue.
«Assiedstoi, parlemoi.Ne discute pas.»
Dans le petit bistrot, Élise raconta, sans tout dévoiler, le drame quotidien : le contrôle, les piques, les comptes. Le visage de Camille se durcit.
«Léa, cest ce quon appelle de la violence domestique, psychologique.»
«Violence?Il ne me frappe pas»
«Pas besoin de frapper!Il te détruit moralement, il surveille chacun de tes pas.»
«Peutêtre il est juste exigeant.»
«Exigeant!Elle frappa la table du poing.Réveilletoi!Il te traite comme une bonne à tout faire!Tu es humaine ou machine?»
«Humaine»
«Alors pourquoi le permetstu?»
Élise resta sans réponse. Pourquoi? Par amour? Mais lamour était mort depuis longtemps, il ne restait que lhabitude et la peur.
«Camille, comment partir?Où?Je nai rien!»
«Tu as tout!Tu as toimême!Tu trouveras un travail, un logement.»
«À quarantecinq ans, qui me veut?»
«Tu es comptable, tu as de lexpérience!Je connais des gens, je taide.»
Camille tint parole. Une semaine plus tard, elle appela Élise : «Il y a un poste de comptable dans une petite société, le salaire est correct, les horaires flexibles.Vasy, je connais le directeur.»
Élise, secrètement, déclara quelle allait au supermarché. Lentretien se déroula bien, le directeur, homme de cinquante ans, sympathique, lut son CV, posa quelques questions.
«Élise Martin, pourquoi cette interruption?»
«Des raisons familiales, le foyer»
«Compris. Vous avez lexpérience, vous vous intégrerez vite. Prête à commencer lundi?»
«Oui.»
Ravie, elle rentra chez elle, le cœur léger pour la première fois depuis une décennie. Un emploi, son argent, sa liberté.
Le soir, Serge rentra, lair grognon.
«Serge, il faut quon parle.»
«De quoi?» il ne leva même pas les yeux de son téléphone.
«Je prends un emploi.»
Le silence sépaissit. Serge leva lentement la tête.
«Questce que tu dis?»
«Je commence lundi, comme comptable.»
«Sans mon autorisation?»
«Serge, je suis une adulte, je nai pas besoin de ton feu vert.»
Il se leva brusquement, sapprocha, le visage rouge de colère.
«Non, cest moi qui décide!Tu es ma femme, tu dois me demander!»
«Jai déjà signé le contrat.»
«Tu vas annuler!»
«Non.»
«Quoi?»
«Je dis non!» sécria Élise, étonnée de son audace. «Ça suffit!Dix ans jai supporté!Tes contrôles, tes critiques!Assez!»
«Tu te révoltes?» saisitil ses épaules. «Qui estu sans moi?Personne!Je te nourris, je thabille!»
«Tu me donnes trois euros par semaine!Cest à peine assez pour du pain et de leau!»
«Assez!Tu te gaveras!»
«Je ne me suis pas faite acheter de nouveaux vêtements depuis cinq ans!Je porte des haillons!Et toi, chaque mois, tu tachètes des nouveautés!»
«Je dois avoir lair présentable au travail!»
«Moi aussi!Je suis humaine!»
Serge brandit le poing. Élise ferma les yeux, sattendant au coup. Il ne frappa pas, il se détourna, claqua la porte si fort que les vitres tremblèrent.
Élise resta, les genoux tremblants, le corps tremblant, mais une étrange légèreté lenvahissait. Elle venait dexprimer, pour la première fois depuis dix ans, ce quelle pensait.
Lundi, elle arriva au bureau. Serge resta muet, ne la salua même pas, mais ne lempêcha pas non plus.
Le travail était nouveau : bureaux, collègues, dossiers. Au début, elle se sentait déplacée, puis, petit à petit, elle sy adaptait, rappelant ses compétences, apprenant de nouveaux logiciels.
Parmi les collègues, Irène, femme de son âge, aussi comptable, devint son alliée.
«Léa, comment ça va?Tu tiens le coup?»
«Jessaie. Jai un peu oublié avec les années.»
«Pas de souci, ça revient vite. Si tu as besoin, je suis là.»
Après un mois, elle toucha son premier salaire : vingtcinq mille euros. Pour certains ce nétait rien, pour elle cétait une fortune. Elle tenait lenveloppe, incrédule, ses propres sous.
Elle alla au supermarché, acheta un joli pull couleur pastel, des produits de meilleure qualité, même un petit gâteau, sans raison particulière.
Serge, en rentrant, remarqua les sacs.
«Questce que cest?»
«Des courses, et le pull.»
«Doù vient largent?»
«Je lai gagnéÉlise, le cœur enfin libéré, traversa la ville sous la pluie dautomne, souriant à linconnu qui lattendait, prête à écrire le prochain chapitre de sa vie.







