Ma femme, Élodie, était en train de remuer la soupe sur le feu quand, soudain, je lai interrompue :
Ma mère pourra rester chez nous. La tienne, quelle aille à la maison de campagne, aije déclaré dun ton décidé.
Tu sais, si on allait au théâtre samedi ? a proposé Élodie, en jetant un regard vers le four. Il y a une nouvelle pièce, Larissa en a parlé.
Jai détaché les yeux du téléviseur, où se jouait un match de football, et je lui ai répondu :
Le théâtre ? Je ne sais pas, je suis trop fatigué cette semaine.
Tu es toujours fatigué, a soupiré Élodie. Ça fait six mois quon nest jamais sortis ensemble.
Daccord, on verra, a grogné Pierre, avant de replonger dans lécran.
Élodie a pinçé les lèvres. « On verra, plus tard, dune façon ou dune autre » Voilà le refrain quelle entendait depuis quinze ans de mariage, mais entendre ces mots ne signifiait pas accepter.
Pierre, la appelée en éteignant la cuisinière, il faut vraiment quon parle.
De quoi ? il na pas détourné les yeux du match.
De ma mère. Elle a appelé aujourdhui. Sa toiture fuit à la suite de la pluie, il faut la réparer. Je pensais quelle pourrait venir chez nous pendant deux semaines pendant que les ouvriers termineraient le travail.
Pierre a froncé les sourcils :
Ma mère a aussi appelé. Elle commence des rénovations et veut se loger chez nous.
Élodie sest assise à la table :
Alors, quelles restent toutes les deux. Il y a assez de place.
Non, a secoué la tête Pierre. Deux mères sous le même toit, cest trop. Elles vont se chamailler.
Elles ne se chambreront pas, a rétorqué Élodie. Elles sentendent bien.
Pierre sest levé, est allé à la cuisine, a bu de leau, puis sest retourné vers Élodie :
Ma mère vivra chez nous. Ta mère ira à la maison de campagne, a tranché lhomme.
Élodie a senti le froid sinsinuer en elle :
Tu veux dire quoi ? Ma mère restera sous une toiture qui fuit, et la tienne, ici ?
Exactement, a haussé les épaules Pierre. Ma mère a bientôt soixantecinq ans, elle ne peut plus se déplacer sur les chantiers. La tienne est plus jeune, elle sen sortira.
Ma mère a deuxsiècle et six, pas soixantedeux, sest indignée Élodie. Quelle différence de trois ans ?
Il y en a une, a insisté Pierre. De toute façon, ma mère est malade, elle a besoin de repos.
Élodie sest levée :
Et la mienne, elle est en pleine forme ? Sa tension monte, son dos lui fait mal !
Tout le monde a ses maux, a écarté Pierre. Bref, cest décidé. Ma mère arrive aprèsdemain, la tienne peut rester à la campagne.
Il sest retourné vers le téléviseur. Élodie, bouche bée, ne pouvait croire ce quelle venait dentendre. Sans discussion, sans compromis, il avait tout imposé.
Pierre, on na pas fini, a-t-elle insisté.
Jai plus rien à dire, il a changé de chaîne. Cest réglé.
Ce nest pas réglé ! a explosé Élodie, la colère montant comme une vague. Cest mon appartement aussi ! Jy vis, jai mon mot à dire !
Lappartement est à mon nom, a répondu froidement Pierre. Cest moi qui décide.
Élodie est restée muette, réalisant que, puisque lappartement était à son nom, il se considérait comme le maître. Son avis navait plus de valeur.
Parfait, a sifflé Élodie entre les dents. Très « parfait ».
Elle sest retirée dans la chambre, a fermé la porte, sest assise sur le lit et a enfoui son visage dans ses paumes. La rancœur et la rage bouillonnaient en elle, lenvie de crier, de pleurer, de briser la vaisselle était là, mais elle est restée silencieuse.
Le soir, aucun mot na été prononcé. Élodie a dressé la table en silence, Pierre a mangé en silence, puis est retourné à la télévision. Quand ils se sont couchés, chacun a tourné le dos à son mur.
Le lendemain matin, Pierre est parti au travail sans même dire au revoir. Élodie a appelé sa mère :
Maman, désolée, mais tu ne pourras pas venir. Pierre il a aussi besoin de sa mère, il ny a plus de place.
Ce nest rien, ma fille, a répondu calmement Suzanne Dupont. Je resterai à la maison de campagne, que vaisje faire sinon ?
Mais le toit fuit ! les larmes ont trillé dans la voix dÉlodie.
Peu importe, jétendrai une bâche, je mettrai des seaux, je men sortirai, a rassuré Suzanne. Ne tinquiète pas.
Élodie a raccroché, les yeux embués de larmes. Sa mère allait rester sous une toiture qui fuit, tandis que la bellemère sinstallerait confortablement dans leur appartement. Pierre ne semblait sen soucier que de sa propre mère.
Une heure plus tard, Pierre a rappelé :
Ma mère arrive ce soir. Prépare la chambre dami.
Daccord, a répondu brièvement Élodie avant de raccrocher.
Elle a rangé la pièce, a mis du linge frais, a disposé des fleurs, tout en exécutant les gestes mécaniquement, sans réfléchir.
Le soir, la bellemère, Antoinette Fédor, une femme corpulente au visage crispé, est arrivée :
Bonjour, ma petite, la-t-elle baisée sur la joue. Quelle journée! Le chauffeur était grossier.
Bonjour, Antoinette, a accueilli Élodie en laidant à ôter son manteau. La chambre est prête.
Antoinette a alors lancé :
Mon fils! elle a enlacé Pierre. Comme tu mas manqué!
Pierre souriait, câlinait sa mère, lui posait des questions sur le voyage. Élodie observait la scène, sentant son cœur se serrer.
Au dîner, Antoinette a vanté le prix des travaux :
Imagine, les ouvriers demandent cent mille euros pour tout! Cest du vol! Je leur ai dit daller voir ailleurs.
Maman, cest le tarif habituel, a commenté Pierre.
Tarif habituel! a rétorqué Antoinette. De nos jours, on ne peut même plus acheter un appartement pour ça!
Élodie mangeait son bœuf bourguignon en silence, tandis que la bellemère continuait à se plaindre du gouvernement, du climat et des voisins. Pierre acquiesçait, compatissant.
Pourquoi tu ne ris pas, Élodie? a demandé Antoinette. Tu as lair maussade.
Je suis juste fatiguée, a répondu Élodie.
Fatiguée? sest moquée la bellemère. Tu restes à la maison toute la journée et tu te plains! Moi, à ton âge, je travaillais trois emplois, et je nai jamais râlé!
Élodie a gardé le silence. Contester Antoinette était inutile; elle aurait fini par tout imposer.
Après le repas, Antoinette est allée dans sa chambre, Élodie a fait la vaisselle. Pierre sest approché :
Pourquoi tu es si fâchée ?
Je ne le suis pas, a répondu Élodie sans se retourner. Je suis contrariée.
Parce que tu nas même pas demandé mon avis, a-t-elle enfin regardé Pierre. Tu as simplement décidé que ma mère resterait ici et que la tienne mouillerait sous la pluie.
Ce nest pas si grave, sest contorselé Pierre. Ta mère sen sortira.
Et si cétait linverse? a répliqué Élodie en essuyant ses mains. Si je disais que ma mère vient et que la tienne reste chez nous?
Ce nest pas la même chose, a grogné Pierre.
Quelle différence? a insisté Élodie. Trois ans, cest tout!
Pierre a haussé les épaules et est reparti. Élodie, seule dans la cuisine, a fini son thé tiède et sest demandée si elle ne devrait pas simplement partir, rejoindre sa mère à la campagne, en laissant Pierre avec sa « précieuse » maman.
Mais elle sest retenue : où aller? Pourquoi? Cest aussi son domicile.
Le matin suivant, Antoinette sest levée tôt et sest mise à ranger la cuisine. Élodie a été réveillée par le bruit des casseroles.
Bonjour, a annoncé Antoinette en savançant.
Bonjour, a répondu Élodie, lair grognon.
Élodie, où est la passoire? Je veux préparer de la bouillie.
Dans le placard à droite, en haut.
Antoinette a fouillé le placard, sortant vaisselle et ustensiles :
Mon Dieu, cest le bazar! Comment trouvestu quoi que ce soit?
Je trouve, a répondu Élodie calmement.
Il faut tout réorganiser, a insisté la bellemère. Aujourdhui je men charge.
Pas besoin, a dit Élodie en prenant sa main. Je suis à laise comme ça.
À laise! a raillé Antoinette. Tu aimes le chaos! Et tu ne comprends pas pourquoi Pierre est toujours insatisfait!
Élodie a serré les poings. Elle a respiré profondément et a parlé :
Antoinette, cest ma cuisine. Jy cuisine depuis quinze ans, je sais où tout se trouve, et cela me convient.
Daccord, daccord, ne te mets pas en colère, a fait la bellemère. Je veux simplement aider.
Élodie est sortie, est allée à la salle de bain, sest regardée dans le miroir : des cernes, un visage fatigué, la tension visible. Elle était épuisée.
Pierre était parti au travail, et Élodie était restée avec Antoinette qui passait la matinée à critiquer :
Ces rideaux sont vieux, il faut en acheter de nouveaux. Le canapé est affaissé, il faut le remplacer. Le papier peint du couloir se décolle, pourquoi ne pas le recoller? Le tapis est poussiéreux, quand lavezvous nettoyé pour la dernière fois?
Élodie écoutait en silence, se rappelant que sa propre mère, lorsquelle venait leur rendre visite, était toujours discrète, ne se mêlait jamais de leurs affaires.
Au déjeuner, Antoinette a annoncé :
Je vais préparer mon fameux potage! Pierre ladore!
Elle a envahi la cuisine, remplissant le plan de travail de casseroles, poêles et bols. Élodie a tenté daider :
Je peux couper quelque chose?
Non, je le fais moimême! a répliqué Antoinette. Tu ne le ferais jamais comme il faut!
Élodie est montée sur le balcon, a appelé sa mère :
Maman, comment ça va?
Bien, ma fille, a répondu Suzanne avec entrain. Jai mis des seaux, jai tendu une bâche, la pluie a cessé, il ne goutte plus.
Maman, Élodie a senti les larmes monter, tu ne veux quandmême pas venir? On pourra sarranger
Non, ma chérie, a rétorqué la mère, je sens que tu te débrouilles. Ne tinquiète pas, je tiendrai le coup.
Élodie a raccroché, les larmes coulant sur ses joues. Sa mère resterait à la campagne, sous une toiture qui fuit, tandis que la bellemère profiterait du confort de leur appartement. Étaitce juste?
Une heure plus tard, Pierre a appelé :
Ma mère arrive ce soir. Prépare la chambre dinvité.
Très bien, a répondu Élodie brièvement, avant de raccrocher.
Le soir, la bellemère Antoinette, déjà installée, a accueilli Pierre avec un cri joyeux :
Mon fils! Jai préparé ton potage préféré!
Au dîner, Pierre a loué le potage :
Mmm, quel délice! On nen a jamais eu daussi bon!
Élodie a mangé en silence. Son propre plat semblait désormais moindre. Elle a crié :
Quoi? Mon potage nest pas à la hauteur? Jai cuisiné chaque semaine pendant quinze ans, Pierre na jamais protesté. Et maintenant, le potage de ma mère est le meilleur.
Pierre, surpris, a répliqué :
Ce nest pas que ton potage soit mauvais, cest simplement que le sien a un goût denfance pour moi.
Élodie a posé la cuillère, sest levée, est allée à la chambre et sest assise sur le lit, fixant le plafond. Elle sest dit que, désormais, elle était la servante de deux mères, jamais reconnue.
Une semaine plus tard, Antoinette sest installée définitivement, a réorganisé la cuisine à sa façon, a suspendu ses serviettes dans la salle de bain, a pris une place dans le frigo. Elle se levait tôt, faisait du bruit avec les casseroles, préparait le petitdéjeuner pour « mon fils », critiquait chaque détail de la vie dÉlodie.
Élodie, pourquoi la chemise de Pierre estelle froissée? Tu ne sais pas repasser?
Élodie, il y a du savon sur le carrelage! Quand astu nettoyé?
Élodie, tu mets trop de sel dans la soupe! Comment peuxtu manger ça?
Élodie gardait le silence, supportant les reproches, serrant les dents.
Puis son téléphone a sonné : cétait sa mère.
Ma fille, jai de la fièvre, jai attrapé un froid, je vais me reposer, a dit Suzanne, voix faible.
Quelle température? a demandé Élodie, inquiète.
Trentehuit degrés, rien de grave, a répondu la mère, en toussant. Ne ten fais pas.
Élodie a mis le combiné, est allée voir Pierre, qui était devant son ordinateur.
Pierre, ma mère est malade. Elle a besoin de soins, il faut la ramener, a-t-elle dit.
Où la ramener? il na pas détourné les yeux de lécran. Chez nous elle vit déjà.
Fais partir ta mère! a explosé Élodie. Ma mère a besoin daide!
Ma mère ne partira pas, a répondu froidement Pierre. Ses travaux ne sont pas terminés.
Et si ma mère tombait malade à la campagne? a crié Élodie, la colère bouillonnant. Tu comprends ce que tu dis?
Pierre a enfin levé les yeux :
Je comprends, mais ta mère exagère, comme dhabitude. Trentehuit degrés, ce nest même pas de la fièvre.
Elle a soixantedeux ans! a crié Élodie. Elle a du hypertension, son cœur! Elle ne doit pas être exposée au froid!
Ne me crie pas, a rétorqué Pierre, se levant. Jai dit non, point final.
Élodie la regardé, réalisant quelle ne le connaissait plus après quinze ans de vie commune. Elle était une étrangère dansAinsi, Élodie décida de ne plus jamais laisser les décisions dautrui écraser sa propre voix et reprit le chemin de sa maison de campagne, libre enfin de choisir son destin.







