L’Homme a besoin d’un Compagnon

Le téléphone sest mis à vibrer au son dun premier appel timide, puis sest transformé en une sonnerie insistante, ininterrompue. « Encore ? »

Le bruit faucha le silence de la chambre comme du verre. Sébastien Ferraz ferma les yeux. Cétait encore elle. Celle dont le prénom sort tout droit des romances à leau de roseOcéane. Elle à qui il navait vu que deux fois le visage et, par une étincelle de bêtise ou de faiblesse passagère, avait échangé leurs numéros. Qui dautre aurait pu appeler? Ces derniers temps, personne ne le contactait. Le monde semblait lavoir rayé de sa liste damis. Il se retrouvait seul avec cette mélodie envahissante et ses propres pensées.

Il enfonça la tête dans loreiller, tentant détouffer le son agaçant. Il aurait bien jeté le téléphone à la fenêtre, le faire ricocher sur le trottoir jusquà nen rester quun amas de verre et de plastique. Si lon ne peut pas réparer sa vie, on peut toujours détruire ce qui la relie au monde extérieur.

Mais le téléphone ne se tut pas.

Sébastien se leva, poussé par le bruit. Lappareil, comme sil sentait son approche, sonna encore plus fort, provocateur. « Allez, décroche! » pensa-t-il, comme entraîné par un instinct ancestral, et il répondit.

Allô?

Cest moi! lança une voix jeune et pétillante, éclatante de désinvolture. Pourquoi tant de temps?

Je suis occupé, grogna Sébastien.

Alors pourquoi tesviens? demanda Océane, et il crut voir son sourire se faufiler comme un rictus.

Parce que mes nerfs ne sont pas en acier! rugitil. Questce qui tintrigue? Tes appels me tapent sur les nerfs!

Et je sens que tu es chez toi que tu vas mal.

Et questce que tu ressens dautre? réponditil dun ton mordant, empoisonné dironie.

Que tu attendais mon appel.

Moi? Attendre?! sifflat-il.

Lenvie de balancer le combiné, de pester avec les jurons les plus sales, le saisissait. Ces trois semaines de coups de fil quotidiens lavaient mené au fond du panier de sa vie, au moment où rien ne lattirait: travailler, paresser, manger, boire. Tout ce quil voulait, cétait disparaître. Sévaporer. Cesser dêtre un grain de sable dans le grand broyeur indifférent de lexistence.

Écoute, sa voix saplatisse, lasse. Questce que tu veux de moi? Quoi?

Un bref silence sinstalla dans le fil.

Rien. Jai limpression que tu as besoin daide.

Arrête de penser à ma place. Et ton aide, je nen veux pas du tout.

Mais je ressens!

Alors ne ressens pas! sécrasa son patience. Qui estu pour sentir? Une sainte? La sauveuse des âmes perdues? Va plutôt aider les grandmères à traverser la rue, nourris les chats errants. Et de moi, dégage! Daccord? Lâchemoi.

Le silence du combiné devint lourd, épais. Puis, de courts bips. Océane raccrocha.

« Super, traversa son esprit. Elle sest invitée là où on ne lappelle même pas. »

Ce jour-là, plus aucun appel. Pas le lendemain non plus. Océane ne rappela pas le jour suivant, ni la semaine daprès.

Et le silence tant désiré se cramponna à ses oreilles, rugissant, absolu, insoutenable. Aucun réconfort, juste une solitude qui pèse. Le soir, il se surprenait à fixer son téléphone, lœil rivé, à attendre. Une espérance ridicule et humiliante grandissait en lui: «Juste un instant»

Il cessa même de sortir le soir, de peur de manquer un appel éventuel. «Et si elle appelait et que je nentends rien? Elle penserait que je lignore, se fâcherait pour toujours.» Le mot «pour toujours» le terrifiait plus que les chiens errants qui, du coin de la rue, semblaient flairer sa vulnérabilité.

Puis vint le besoin de se déverser. De déverser ce noir, collant qui saccumulait à lintérieur. Mais à qui? Au voisin? Celui qui vit dun salaire, du foot et de femmes. Un homme heureux.

Alors Sébastien se mit à parler à haute voix avec lui-même, dans son appartement vide. Sa voix résonnait creuse, artificielle.

Pourquoi elle nappelle plus? interrogeatil son reflet dans la fenêtre sombre.

Cest toi qui las repoussée, brutalement, sans cérémonie.

Mais elle appelait chaque jour! Insistait! Alors ça ne pouvait pas être indifférent?

Et tu lui as dit que sa présence ne servait à rien. Tu as tiré la main tendue dans le pire moment.

Il débatta, argumenta, se mit en colère contre luimême. Finalement, son alterego lemporta, le poussant à avouer une vérité crue: ces appels lui manquaient. Comme une bouffée dair pour un noyé; comme la preuve quil existait encore pour quelquun dans ce monde. Quil nétait pas un fantôme.

Océane ne rappelait toujours pas.

Les soirées, Sébastien restait planté devant le téléphone, le silence se compressant en un cri muet. «Allez, appelle sil te plaît» murmuraitil.

Le combiné resta muet.

Il finit par seffondrer dans son lit bien après minuit, sans miracle. Senfonçant dans un sommeil agité, il crut entendre de nouveau cette sonnerie.

Il ouvrit les yeux en sursaut. Le téléphone vibrait réellement, la même sonnerie tenace. Il saisit le combiné.

Allô? sa voix tremblait.

Salut, résonna lautre bout la voix quil avait presque oubliée. Tu mas appelée?

Sébastien ferma les yeux. Un sourire se dessina lentement sur son visage, le premier depuis des semaines. Amer, épuisé, mais soulagé.

Oui, soufflatil. Je crois que oui.

Un silence sinstalla, mais différent: plus léger, moins chargé de reproches. Il entendait son souffle, le battement irrégulier de son cœur.

Je bégayatil, cherchant des mots qui ne soient ni excuse ni nouvelle pique, juste la vérité. Je suis resté à attendre, chaque soir.

Je le savais, répliqua Océane dune voix douce mais ferme, sans la moindre pointe de triomphe. Moi aussi jétais mal. Mais jai décidé de ne plus être la première à appeler. Cest à toi de décider.

Il limagina, elle aussi avec le téléphone à la main, luttant contre lenvie de composer son numéro. Limage le toucha dune façon inattendue.

Pardon, lâchatil. Cétait le mot le plus difficile à prononcer, brûlant la gorge comme du charbon rouge. Davoir été un crétin.

Accepté, sa voix laissa passer un petit rire, léger et pardonnant. Cétait vraiment rude. Jai failli faire exploser la bouilloire de rage.

Il éclata de rire, bref, libérateur. Cette petite anecdote quotidienne le ramena finalement à la réalité.

Il il va bien? demandatil, plus sérieux.

Oui. Je le garderai comme la prunelle de mes yeux.

Ils restèrent silencieux, mais le silence était désormais partagé. Ils lécoutaient ensemble.

Sébastien repritelle, grave. Que se passetil vraiment? Dismoi.

Il ferma les yeux. Avant, cette question aurait déclenché sa colère. Maintenant, il ne ressentait quune étrange faiblesse et lenvie de enfin se déverser.

Tout. Et rien, il seffondra sur le sol, le dos appuyé contre le canapé. Le boulot qui fout le feu, les dettes qui sempilent comme un bonhomme de neige, la sensation de courir au bord du précipice, prête à basculer. Et un vide comme si je métais consumé de lintérieur. Je nai plus envie de rien. De personne.

Il parlait longtemps, en bouts de phrases, sans pleurer, comme un médecin qui pose un diagnostic. Pour la première fois depuis des mois, quelquun lécoutait, sans interrompre, sans conseils du genre «reprendstoi» ou «ça ira». Simplement écouter.

Quand il se tut, il ny avait plus que le souffle dans le combiné.

Merci, conclut finalement Océane. Davoir parlé.

Tu comprends maintenant pourquoi jétais à côté de la bordure? lançatil, avec un sourire amer.

Je comprends. Mais ce nest pas une excuse pour les grosses bêtises, rétorquatelle, résolue. Au moins, je sais à qui jai affaire maintenant. Cest mieux que de deviner.

Et tu vas faire quoi? demandatil, curieux.

Dabord, ditelle avec assurance, tu vas à la cuisine, tu mets la bouilloire à chauffer, tu ouvres la fenêtre au moins cinq minutes. Un peu dair frais, ça fait du bien au cerveau, et il semble quil te manque grave.

Sébastien se leva, le téléphone collé à loreille.

Jy vais, annonçatil.

Bravo. Pendant que tu fais ça, je reste à lautre bout du fil. Puis on parlera de ton taf, de tes dettes, de ce gouffre. Pas de pitié, pas de flonflons. Juste une vraie discussion.

Dans sa voix, il ny avait ni pitié, ni chichi. Juste de la constance, solide comme le roc, et une énergie qui manquait cruellement à Sébastien.

Il alla à la cuisine, fit chauffer la bouilloire, grinça la fenêtre coincée, la laissa sinonder dun air frais, parfumé de pluie et de bitume parisien. Il fit ses premiers pas, timides mais décidés, vers la vie.

Et il comprit que ce nétait que le début dun long dialogue, peutêtre même dune rencontre. Mais, pour la première fois depuis longtemps, il ne se sentait plus seul dans sa forteresse en ruine. Quelquun tendait la main depuis lextérieur, et il était enfin prêt à la saisir.

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Grâce à un petit détail dans l’hôtel, j’ai découvert la vraie nature de mon petit ami