Cest quoi «jai jeté»? Tu te rends compte? Cétait de la confiture de framboises! sest exclamée Madeleine, en agitant les bras au point de presque faire tomber les lunettes suspendues à son cordon.
Maman, ces bocaux traînaient dans le placard depuis cinq ans! Cinq ans! a soupiré Élodie, en passant la main dans ses cheveux. Tout y a déjà moisi, tu le vois?
Aucun moisi! Je vérifie toujours mes conserves. Cétait une excellente confiture, celle que nous avions cueillie à la campagne chez Valérie, la voisine de mon mari. On ne trouve plus aujourdhui des framboises aussi rouges!
Victor, le mari dÉlodie, a repoussé un léger souffle et a tenté de se glisser hors de la cuisine. Les disputes entre bellemaman et épouse étaient devenues monnaie courante depuis que Madeleine sétait installée chez nous après le décès de son mari. Mais là, le silence nallait pas durer.
Et toi, où tu vas? Madeleine a immédiatement tourné son regard vers le gendre. Tu crois que ça ne te regarde pas? Qui a rangé les étagères du placard le mois dernier? Qui a décidé de se débarrasser de tout le «vieux»?
Victor est resté figé dans lembrasure de la porte, comme un gamin pris au piège. Il avait bien proposé de trier le placard où sentassaient des dizaines de bocaux de confiture, de cornichons et de marinades, mais il navait pas prévu que ce nettoyage déclencherait une vraie tempête familiale.
Madeleine, je voulais juste mettre de lordre. Dans certains bocaux la couleur a changé, a tenté de se justifier Victor.
La couleur a changé? a répliqué la bellemaman, les yeux plissés, présage de rien de bon. Et toi, tu te crois expert en conserves? Jai quarante ans dexpérience! Quarante! Jétais déjà là quand ta femme passait sous la table à pied, je connaissais déjà tous les secrets de la mise en conserve!
Élodie a levé les yeux au ciel. Cet argument, elle lentendait depuis toujours, tout comme les anecdotes sur les pénuries dautrefois, quand les conserves maison sauvaient la famille.
Maman, calmetoi. Je nai jeté que ce qui était clairement détérioré. Le reste est intact, a tenté de rester posée Élodie, même si à lintérieur elle bouillonnait.
Et qui ta donné le droit de décider? a insisté Madeleine, les mains enfoncées dans les hanches. Ce sont mes bocaux! Je les ai remplis!
Dans notre appartement! Dans notre cuisine! Et stockés dans notre placard! na pu retenir Élodie.
Un lourd silence sest installé. Minou, le chat endormi sur le rebord de la fenêtre, a entrouvert un œil, a évalué la scène, puis a cherché un coin plus tranquille.
Alors, voilà, la voix de Madeleine sest faite étrangement douce. Si cest «votre» appartement et «votre» placard, je nai plus vraiment ma place ici.
Elle a quitté la cuisine dun pas décidé. Au bout dune minute, on a entendu le cliquetis des tiroirs quelle tirait: signe indéniable quelle commençait à emballer ses affaires.
Élodie sest effondrée sur une chaise, la tête entre les mains.
Encore une fois, a murmuréelle. Maintenant elle doit aller chez sa sœur à Orléans. La troisième fois ce moisci.
Victor a posé une main rassurante sur son épaule.
Peutêtre que cette fois elle part réellement? son ton était plus plein despoir que de certitude.
Tu la connais, a soupiré Élodie. Elle fait ses valises, commence à raconter les galères du trajet, puis raconte que la petite Lucie na plus de place Et le soir, tout sefface jusquà la prochaine dispute.
Dans la chambre de Madeleine, un fracas a retenti, suivi dune tirade sur les enfants ingrats qui ne savent plus apprécier les soins dune mère.
Cette fois, ça paraît plus sérieux, a noté Victor. Cest son «stock stratégique», tu sais bien comme elle saccroche à ses conserves.
Élodie a de nouveau soupiré. Pour sa mère, la confiture était plus quun simple sucrerie: cétait une fierté, un moyen de montrer son affection, un lien avec le passé. Chaque pot avait une histoire: celuici des baies cueillies lors dun weekend à la Vallée de la Loire, celuilà des pommes «Blanc de Flandre» de la ferme de la tante Lucile.
Je vais lui parler, a décidé Élodie, en se levant de la table.
En entrant dans la chambre de sa mère, elle a vu la valise ouverte sur le lit et Madeleine, en train de la remplir méthodiquement.
Maman, ça suffit. Parlons calmement, a commencé Élodie.
De quoi parler? Tout est clair. Je vous gêne. Ma confiture occupe trop de place dans votre précieux placard, a souligné Madeleine, en insistant sur le mot «votre».
Personne na dit que tu nous dérangeais. Cest juste que certains pots sont là depuis si longtemps que le contenu nest plus mangeable, a répliqué Élodie.
Cest ce que tu crois! sest emportée la mère. Lan passé, jai ouvert un pot de confiture de dix ans et il était encore parfait! Tu sais combien de produits industriels ils mettent dans les confitures du commerce? La mienne, cest du 100% naturel!
Élodie sest assise au bord du lit, cherchant les mots qui nallumeraient pas une nouvelle dispute.
Maman, je comprends que ces bocaux ne sont pas que de la nourriture pour toi. Mais notre placard est vraiment trop petit, et certaines conserves restent intactes depuis des années.
Elles ne sont pas consommées parce que vous ne voyez pas leur valeur! a rétorqué Madeleine. Vous êtes habitués à vos confitures industrielles avec conservateurs. Et si jamais il faut le besoin, ce sera la maisonfaite qui servira!
Que vatil arriver, maman? Une guerre? Une inondation? sest laissée emporter Élodie.
Rire, rire, a secoué la tête Madeleine. Mais je me souviens des années 80, quand grâce à mes conserves on a survécu. Tu te rappelles la boîte de confiture de cerise à Noël, alors que les magasins étaient vides?
Élodie se souvenait. Elle se rappelait aussi la fois où sa mère avait échangé le dernier pot de cornichons contre des cahiers décole. Mais les temps avaient changé.
Maman, aujourdhui les produits sont disponibles toute lannée. Il ny a plus besoin de stocker autant.
Exactement! Cest pour ça que vous ne respectez pas le travail! a crié Madeleine, refermant la valise dun claquement. Jai passé tout lété à la cuisinière, à faire bouillir, à mettre en bocaux, et vous vous jetez tout!
Des larmes ont perlé dans ses yeux, et Élodie a senti une pointe de culpabilité. Pour sa mère, chaque pot était un petit exploit, une façon de prendre soin de la famille.
Je nai pas tout jeté, maman. Seulement ce qui était vraiment impropre, a dit doucement Élodie. Tu veux que je te montre ce quil reste?
Madeleine a hésité, puis la curiosité a prévalu. Elle a suivi Élodie jusquà la cuisine, puis au placard.
Voilà, a indiqué Élodie, en désignant les étagères. Tout ce qui est encore bon. Et ces bocaux je comptais les ouvrir.
Elle a sorti quelques pots dune confiture dabricot doré.
Tu te souviens, tu lavais faite il y a trois ans? Théo ladore.
Théo, le fils de quatorze ans, évitait dhabitude les expériences culinaires de sa grandmère, préférant les burgers. Mais la confiture dabricot de Madeleine était une exception: il la mangeait à la cuillère.
Madeleine a examiné les bocaux, comptant à voix basse.
Et les framboises? Jen avais six, il ne devrait en rester que trois. Et le myrtille? Il en manque!
Élodie a senti son cœur se serrer. En effet, elle avait discrètement jeté quelques pots, ne voulant pas contrarier sa mère. Certains étaient envahis par des insectes, dautres montraient des traces de moisissure.
Les framboises on les a mangées, a menti Élodie, espérant que la mère ne creuserait plus.
Les trois? En une semaine? a demandé Madeleine, méfiante.
À ce moment, Théo est apparu, les cheveux en bataille.
Vous faites du bruit? a demandéil.
La grandmère cherche les framboises, a répondu Élodie, jetant un regard accusateur à son fils.
Théo a rapidement trouvé une excuse.
Ah, les framboises a commencéil. Je les ai partagées avec mes copains qui venaient réviser la physique. Elles étaient délicieuses, grandmère!
Madeleine a haussé un sourcil, mais lenthousiasme de son petitenfant la convaincue.
Vraiment? a-t-elle demandé. Daccord, on en fera encore lannée prochaine.
Bien sûr, maman, a ajouté Élodie. Mais peutêtre pas autant? On na plus vraiment de place.
Pas assez de place, a grogné Madeleine, perdant un peu de son énergie. Et le myrtille?
Euh a bafouillé Élodie, à court dune histoire plausible.
Jétais dans la cuisine la nuit et jai fait tomber le pot, est intervenu Théo. Il sest cassé, jai tout ramassé et jai oublié de le dire. Pardon, grandmère.
Madeleine a secoué la tête, mais le ton a changé: la tempête sétait calmée. Son petitenfant était son point faible.
Ah, la jeunesse toujours maladroite, a murmuréelle sans amertume.
Elle est retournée à sa valise, à la recherche dun moyen de la boucler rapidement. Élodie la remerciée dun sourire.
Merci, ça ma sauvé, a dit Théo.
Pas de problème, a haussé les épaules Théo. La prochaine fois, avant de jeter tes conserves, assuretoi que cest bien la boutique de ta tante Lucie, et laisseles au moins deux jours.
Victor, qui observait depuis le couloir, a laissé échapper un petit rire.
Le lendemain matin, en entrant dans la cuisine, Élodie a découvert les mêmes bocaux quelle avait jetés, alignés sur la table. Madeleine était assise, le visage illuminé.
Bonjour, a-t-elle salué dune voix trop enjouée pour une heure matinale. Regarde ce que jai trouvé!
Où? a demandé Élodie, stupéfaite, en pointant les pots quelle se souvenait avoir mis à la poubelle.
Dans la poubelle, bien sûr! Je suis montée tôt, jai vérifié. Tout était intact, a tapoté Madeleine le couvercle du pot de framboise. Rien ne sest passé, tout est parfait.
Elle a ouvert le pot; une odeur légèrement fermentée, mêlée à une fine pellicule blanche, sest répandue.
Maman, il est avarié, a murmuré Élodie, en retenant son souffle.
Ce nest pas une avarie! Cest la cristallisation naturelle du sucre, a insisté Madeleine. Autrefois on la laissait ainsi pour que la confiture dure plus longtemps.
Élodie a compris que la discussion était de nouveau dans une impasse.
Daccord, maman. Garde les pots, je verrai ce quon peut faire, a ditelle, pensant déjà à les mettre au rebut quand la mère ira à son club de dames.
Mais Madeleine a deviné son intention.
Je men occuperai moimême. Je ferai du compote.
De la compote? Avec de la vieille confiture? a été surprise Élodie.
Pourquoi pas? On ajoute de leau, on porte à ébullition. Ça fera une excellente compote, a déclaré Madeleine, en cherchant une grande marmite.
Élodie a dû improviser un plan de secours. Consommer ces pots était risqué, mais convaincre sa mère du danger semblait impossible.
Tu sais, maman, a-t-elle commencé doucement, et si on achetait des fruits frais et quon refaisait la confiture ensemble? Comme quand jétais petite.
Madeleine sest figée, la marmite en main.
Ensemble? at-elle demandé, incrédule. Tu dis toujours que tu nas pas le temps pour les conserves.
Pour une occasion spéciale, le temps sarrange, a souri Élodie. Tu te souviens quand tu mapprenais à trier les baies, à préparer les bocaux, le sucre à doser?
Les yeux de Madeleine se sont allumés.
Bien sûr que je men souviens! Tu étais toujours une élève assidue, a déclaré fièrement. Aujourdhui, les jeunes préfèrent les conserves du commerce.
Alors prouvonsleur que le fait maison reste meilleur, a repris Élodie, ravie que la conversation séloigne des pots avariés. On fera même participer Théo, quil apprenne.
Théo? a ri Madeleine. Il ne connaît que son ordinateur.
Pas du tout! Hier, il a dit vouloir apprendre à cuisiner quelque chose de vrai, de maison.
Cétait un mensonge: Théo aurait préféré un cours de maths à la cuisine de grandmère. Mais pour sauver la paix familiale, Élodie était prête à de petits stratagèmes.
Très bien, a accepté Madeleine, puis a ajouté, les fraises du marché sont excellentes en ce moment. André le maraîcher ma parlé de son lot, gros et sucré.
Parfait! On y va cet aprèsmidi? a proposé Élodie.
Jy vais, a confirmé Madeleine, avant dajouter, Et ces elle a pointé les vieux pots, peutêtre quon ne les utilise pas. Hier, Tamara ma appelé: sa petitefille a été malade à cause dune confiture vieille de trois ans.
Élodie a laissé échapper un soupir de soulagement.
Oui, la sécurité avant tout, a soutenuelle.
Madeleine a rangé les bocaux dans un sac, décidée à les jeter ellemême.
Je les jetterai, sinon vous penserez que je les ai pris par méchanceté, a déclaré.
Ce nest pas ça, maman, a souri Élodie. Je sais que tu prends soin de nous.
Après le déjeuner, ils sont allés au marché et ont acheté quatre kilos de fraises. De retour, Madeleine sest mise à la tâche avec enthousiasme. Théo, entendu parler de lachat, sest proposé pour aider, surtout pour goûter les fruits avantLorsque les bocaux enfin rangés, le parfum des fraises fraîchement confites emplit la cuisine, rappelant à tous que le vrai goût du foyer réside dans les souvenirs partagés autour dune marmelade maison.







