La lumière du soleil de laprèsmidi inonde le couloir de lhôpital SaintLouis. Clémence ferme les yeux un instant. Lorsquelle les rouvre, son cœur sarrête, puis reprend à toute allure.
Il avance vers elle. Son mari. Celui dont le sourire reste gravé jusque dans les plus fines rides autour des yeux. Mais cela ne peut pas être, car cela fait trois longues années quil nest plus sur terre.
«Les fantômes me jouent des tours», ricane la pensée dans sa tête, et elle serre la poignée de son sac comme pour se raccrocher à la réalité.
Lhomme sapproche, et il devient évident quil ressemble terriblement à son époux. Taille, démarche, traits du visage Seul le regard est plus sévère, plus retenu. Pourtant il la fixe droit dans les yeux, sans détour, avec une étonnement qui semble dire quil voit aussi un spectre.
Clémence sent ses joues senflammer dun rouge chaud. Elle baisse les yeux, passe discrètement à côté de la chambre de sa tante. Elle na personne dautre à côté delle, et après lopération la tante a besoin dune attention particulière.
La prochaine rencontre avec le «fantôme» se passe à la salle de pansement.
Clémence pousse un brancard vide quand elle laperçoit. Il porte une blouse blanche et parle à voix basse avec une infirmière. En entendant le grincement des roues, il lève la tête et reste figé. Son regard est aussi direct et scrutateur quhier.
«Docteur Dubois», lance linfirmière dune voix claire, brisant le silence gêné. «Cest tout?»
«Oui, merci», répond le médecin en hochant la tête, mais ses yeux restent fixés sur Clémence.
Rougissante, elle pousse le brancard plus loin, se sentant aussi ridicule quune écolière.
Les jours à lhôpital sécoulent lentement. Ils continuent de se croiser dans les couloirs. Chaque fois quelle le voit, Clémence ressent un frisson dallégresse: une joie enfantine envahit son âme. Le docteur rend parfois visite à la tante, toujours poli et professionnel, mais son regard trouve invariablement Clémence et sy attarde une seconde de plus que nécessaire.
Un soir, alors que son fils Théo doit bientôt rejoindre le service de garde nocturne, Clémence descend dans le hall pour boire de leau. Là, près de la fenêtre, le docteur Dubois observe la ville qui sassombrit.
«Votre fils?», demandetil doucement en se retournant. «Le jeune homme qui rend visite à Madame Anne?»
«Oui», acquiesce Clémence, étonnée quil connaisse le nom de sa tante. «Théo. Il est un peu farceur, mais cest un or. Il a du cœur.»
Le médecin sourit. Ce sourire lui est douloureusement familier.
«Il vous adore. On le voit dans vos yeux.»
Un frisson parcourt le cœur de Clémence, un tremblement quelle avait oublié. Le corps vieillit, mais les sensations restent vives et aiguës comme dans la jeunesse.
«Oui,», répondelle avec un léger rougissement. «Ne le dites pas à mon fils, il se la joue trop.»
Il rit, un rire chaleureux et vivant.
«Je mappelle Alexandre Dubois.»
«Clémence,», répondelle.
À ce moment, Théo fait irruption dans le hall, brandissant un sac de viennoiseries.
«Maman, bonjour! Docteur! Jai apporté les biscuits comme promis! Pardonnez le chou qui reste.»
Alexandre prend une pâtisserie avec gratitude, et Clémence sent le regard de son fils, rapide, évaluateur, compréhensif, se poser sur elle.
Le lendemain, les infirmières bavardes annoncent que le docteur Dubois est malade et en congé maladie. Un poids tombe dans lâme de Clémence. «Ce nest pas le destin,» pensetelle avec une amère résignation. «Tout se passe comme il faut. Peutêtre que cest mieux: aucune gêne lors de la séparation, aucun regret de ce qui aurait pu être. Seuls les bons souvenirs restent.» Mais même ces souvenirs la rassurent: le deuil nest pas éternel, il y aura donc des jours meilleurs.
Sa tante sort de lhôpital trois jours plus tard. En rangeant ses affaires, Clémence sefforce de ne pas penser au vide qui lattend au-delà des murs de létablissement. Elle fait ses adieux non seulement à ce lieu, mais aussi au fantôme dune possibilité qui na jamais vu le jour.
En chargeant les bagages dans la voiture, Théo lance soudain :
«Tu sais, le docteur Dubois est veuf. Sa femme est morte dans un accident il y a trois ans.»
Clémence sarrête, figée comme une statue. Trois ans. Coïncidence? Destin?
«Comment le saistu?», demandetelle à voix basse.
«On a parlé en mangeant les biscuits,», répond Théo en haussant les épaules. «Il demandait des nouvelles de son père, très poli. On voyait quil était seul. Et il vous regarde pas comme un médecin, mais comme un autre.»
Clémence monte en silence dans la voiture, lespoir renaissant dans son cœur.
Chez elle, le silence lattend. Elle prépare du thé et sassied à la fenêtre, observant la cour familière. Soudain, son regard se pose sur une enveloppe posée sur la table. Elle ne se souvient pas lavoir mise là. Peutêtre Théo.
À lintérieur, une carte postale montre une vieille clinique, semblable à celle quils viennent de quitter. Les doigts tremblants, Clémence louvre.
«Clémence,
Je sais que cela peut sembler fou. Je regrette profondément dêtre tombé malade et de ne pas avoir pu dire au revoir. Mais je ne peux pas vous laisser disparaître. Il y a trois ans, jai perdu mon amour. Quand je vous ai vue dans le couloir, jai eu limpression que le soleil se levait une seconde fois dans la même journée.
Je ne suis pas votre mari. Je suis un autre homme, avec sa propre douleur et son histoire. Mais peutêtre que nos histoires pourraient se rejoindre.
Si cela ne vous paraît pas totalement absurde, je serai demain à dixcinq heures au café «Les Rives», en face du parc.
Avec espoir, Alexandre.»
Des larmes jaillissent des yeux de Clémence, mais ce sont des larmes de bonheur. Elle nest pas seule dans ce sentiment étrange. Il ressent la même chose et a le courage de franchir le pas qui la terrifiait.
Le lendemain, vers seize trente, elle se tient devant le miroir, ajustant nerveusement sa robe.
«Maman, tu es magnifique!», crie Théo depuis la cuisine. «Ne questionne pas trop le passé, daccord? Lavenir compte plus.»
Elle sourit.
Le café «Les Rives» est cosy, embaumé de pâtisseries fraîches. Alexandre est déjà installé, assis près de la fenêtre, le regard concentré sur le menu. À la vue de Clémence franchissant la porte, il se lève, et son visage séclaire dun sourire à la fois familier et nouveau.
«Javais peur que vous ne veniez pas,», ditil en tirant une chaise.
«Javais peur que vous regrettiez votre lettre,», avoue Clémence en sasseyant.
«Pas une seconde,», répondil en secouant la tête. Ses yeux sont sérieux. «Vous savez, la première fois que je vous ai vue cétait comme un miracle, un rappel que la vie ne sarrête jamais.»
«Je ressens la même chose,», murmuretelle. «Comme un vent chaud du passé, mais ce nest pas le passé. Cest quelque chose de nouveau.»
Il tend la main à travers la table, elle la saisit. Sa paume est chaude.
«Essayons, Clémence,», proposetil. «Sans précipitation. Juste essayer dêtre heureux.»
Elle, les yeux plongés dans les siens ceux dun homme qui a traversé la même douleur, mais qui na jamais cessé despérer hoche la tête. Pour la première fois depuis trois ans, elle ne ressent plus de tristesse pour ce qui est parti, mais une attente joyeuse, vibrante, de ce qui vient. Cest le début dun heureux final qui, en réalité, nest quun nouveau commencement.







