Capucine entra sans frapper dans le bureau de son mari et frissonna en entendant un bout de conversation téléphonique.
« Il faudrait changer les rideaux, » lança-t-elle en fixant la grande baie vitrée du salon. « Ceux-ci ont perdu toute leur couleur. »
Victor, qui venait de lever le nez de son journal, jeta un œil à la fenêtre.
« Moi, ils me semblent tout à fait corrects. Pourquoi les remplacer ? »
« Victor, ils sont suspendus depuis huit ans! » soupira Capucine. « Il est grand temps de les renouveler. »
« Daccord, achèteles si tu veux, » grogna Victor avant de replonger dans son journal.
Capucine se dirigea vers la cuisine pour préparer le dîner. Le soir était ordinaire, les discussions banales. En vingtdeux ans de mariage, ils avaient débattu de tout, et maintenant leurs conversations ne tournaient plus quautour de la routine du quotidien.
Elle découpait les légumes pour la salade, mit les pommes de terre à bouillir, sortit la viande du frigo. Les gestes étaient familiers, répétés depuis des années. Parfois, elle se surprenait à vivre en pilote automatique: travail, maison, cuisine, ménage, le tout en boucle.
« Capucine, tu veux du thé? » lança Victor depuis le salon.
« Plus tard! » répliquaelle.
Victor était ingénieur en chef dans une grande usine de la banlieue parisienne. Ces derniers mois, il rentrait tard, lair épuisé. Capucine attribuait cela à la charge de travail il avait expliqué que le nouveau projet était sur le point de décoller.
Le téléphone de Victor sonna. Il se leva dun bond, se dirigea vers son bureau, referma la porte derrière lui. Capucine perçut un murmure étouffé, mais les mots restèrent incompréhensibles.
Ce nétait pas dans leurs habitudes. Victor avait toujours parlé au téléphone à voix haute, jamais en se cachant. Or, depuis une semaine, cétait la troisième fois quil se retirait dans son bureau pour parler.
Capucine fronça les sourcils. Quelque chose clochait. Elle essaya de chasser les pensées sombres, mais elles revenaient sans cesse. « Et si? » non, des bêtises. Victor nétait pas du genre à tromper. Après tout, ils étaient mariés depuis tant dannées.
Les doutes la rongeaient. Elle se souvenait de la semaine précédente, lorsquelle avait remarqué une trace de rouge à lèvres sur la chemise de Victor. Il avait expliqué que la collègue Natalia, lors dun séminaire, lavait enlacé un peu trop fort. Capucine, qui voulait bien croire, avait acquiescé.
Depuis, il se regardait plus souvent dans le miroir, avait acheté un nouveau parfum et prenait soin de son allure. Il disait que le code vestimentaire de lusine était devenu strict, il fallait être présentable.
«Non, je dramatise,» se dit-elle. «Cest juste la fatigue, cest ça?» Victor était un homme respectable, aimant, père dune belle famille stable. Pourquoi changer quoi que ce soit?
Le dîner était prêt. Capucine dressa la table et appela Victor. Il sortit du bureau, lair pensif.
«Tout va bien?» demanda-t-elle.
«Oui, rien de spécial,» réponditil en sasseyant. «Juste du boulot.»
Ils mangèrent en silence. Capucine jetait des regards furtifs à Victor, qui semblait ailleurs. Avant, il partageait toujours les anecdotes de son travail, maintenant il restait muet.
«Comment avance le projet?» osat-elle.
«Normal,» répliquail brièvement. «Capucine, je peux me coucher tôt ce soir?Je suis vraiment fatigué.»
«Bien sûr,» acquiesçaelle, cachant sa déception.
Victor se retira dans la chambre, tandis que Capucine débarrassait la table. Elle lava la vaisselle, le cerveau en vrac. Pourquoi son mari étaitil si distant? Ils étaient autrefois si proches, si complices. Un mur semblait sêtre érigi entre eux.
Devraitelle le confronter? Elle redoutait de paraître paranoïaque ou de le froisser.
Le lendemain, Capucine rentra plus tôt du travail. Dhabitude, elle finissait à dixhuit heures, mais le patron avait libéré tout le monde une heure plus tôt à cause dune coupure délectricité. La lumière était encore allumée, il fallait donc croire que Victor était déjà rentré. Elle enleva son manteau, entra dans le salon, mais Victor était absent. La cuisine était vide, le bureau laissait échapper un murmure.
Elle hésita à frapper, mais le bureau était toujours ouvert. Elle poussa la porte et entra.
Victor était debout près de la fenêtre, téléphone à loreille. À lentente de ses pas, il se retourna brusquement, le visage crispé.
«Oui, on se rappelle plus tard,» ditil précipitamment et raccrocha.
Mais Capucine avait déjà entendu quelques fragments. Un frisson parcourut son dos.
«Tu sais à quel point cest important pour moi Non, je ne peux plus Je vais essayer de tout régler demain Elle ne doit rien savoir»
Cette dernière phrase la glaça. «Elle»? Qui? Que devaitelle ignorer?
Victor, visiblement embarrassé, tenta de plaisanter.
«Capucine, tu es rentrée trop tôt.»
«Le patron nous a libérés,» réponditelle, la voix étrangement calme malgré le tremblement intérieur. «Avec qui étaistu au téléphone?»
«Avec une collègue,» répliquail rapidement. «Pour le travail.»
«Pour le travail?» rétorquaelle en pénétrant dans le bureau. «Victor, jai entendu Tu as dit «elle ne doit rien savoir». De qui parlestu?»
Victor pâlit. Il ouvrit la bouche, ferma, puis rouvrit.
«Cest cest compliqué à expliquer.»
«Essaye,» ditelle, froide, les yeux brillants dune impatience nouvelle. «Jai du temps.»
Victor passa la main dans ses cheveux, visiblement mal à laise.
«Je ne voulais pas que tu lapprennes de cette façon.»
Le cœur de Capucine battait la chamade. La vérité devait bien exister.
«Quoi?» demandat-elle, la voix tremblante. «Victor, parle clairement. Tu as quelquun?»
«Quoi!» sécria Victor, stupéfait. «Comment ça «quelquun»?»
«Ne fais pas linnocent!» semportaelle, les larmes menaçant de couler. «Tu rentres tard, tu caches ton téléphone, il y avait du rouge à lèvres sur ta chemise, et maintenant ce secret!»
Victor resta muet, son regard perdu. Le silence était plus éloquent que nimporte quel discours. Capucine sentit le sol se dérober sous ses pieds.
«Mon Dieu,» murmurat-elle. «Cest vrai, jai quelquun.»
«Non, Capucine!» cria Victor, se jetant vers elle. «Tu te trompes!»
«Alors explique!» suppliaelle, reculant. «Qui étaitce «elle»?»
Victor seffondra sur une chaise, les mains couvrant son visage.
«Ce nest pas ce que tu imagines. Je jure, il ny a pas dinfidélité.»
«Alors quoi?!» sanglotaitelle. «Dismoi!»
Victor leva les yeux, une douleur indicible y brilla. «Je je ne peux pas tout te dire maintenant.»
«Comment ça «pas maintenant»?Je suis ta femme!Jai le droit de savoir!»
Victor se leva. «Donnemoi juste un peu de temps. Dici la fin de la semaine, je texpliquerai tout.»
«Combien de temps?Un jour? Une semaine? Un mois?»
«Jusquà samedi,» affirma Victor avec détermination. «Je te le dirai tout alors.Juste un peu de patience.»
Capucine le regarda longtemps, partagée entre la rage et la pitié. Elle savait que Victor était à bout, quil était sous pression.
«Très bien,» ditelle, épuisée. «Mais si tu mens, si vraiment il y a une autre femme je ne te pardonnerai jamais.»
«Il ny a aucune autre femme,» déclara Victor, prenant ses mains. «Je taime, Capucine. Seulement toi.Croismoi.»
Elle lobserva, cherchant la vérité dans ses yeux. Un doute subsistait, mais une lueur despoir perçait.
Les jours qui suivirent furent un véritable supplice. Capucine tentait de mener une vie normale, mais son esprit tournoyait. Elle ne dormait plus, repassant chaque scénario possible: et si Victor était endetté? Malade? En danger au travail?
Sa meilleure amie Léa, remarquant son air morne, lui demanda ce qui nallait pas. Capucine éclata en sanglots et raconta tout.
«Oh là là,» sexclama Léa, «Je ne resterais pas les bras croisés jusquà samedi. Jirais fouiller son téléphone, voir les messages.»
«Cest bas!» protesta Capucine. «Je ne veux pas trahir sa confiance.»
«Mentir à sa femme, cest bas aussi,» rétorqua Léa. «Tu as le droit de savoir.»
Capucine resta indécise. Fouiller le téléphone de Victor aurait été une trahison de leur intimité.
Jeudi soir, Victor parla longtemps au téléphone depuis son bureau. Capucine, affaiblie, resta près de la porte, essayant de capter quelques mots, puis se sentit honteuse. Elle nentendit que des fragments: «je pense quelle sera ravie il faut tout organiser samedi»
Ravie? De quoi? Ce nétait ni un amant, ni une maladie, ni un licenciement.
Le vendredi matin, Victor partit au travail très tôt, prétextant une réunion cruciale. Capucine, prise dune journée de repos, ne pouvait pas travailler. Elle errait dans lappartement, tentant de se distraire, mais les pensées revenaient sans cesse.
Le téléphone sonna, numéro inconnu.
«Allô?»
«Bonjour, Madame Capucine?Je suis Élise, une connaissance de votre mari. Jai besoin de vous rencontrer, cest important.»
«Daccord, où?»
«Dans une heure, au café «Rencontre» sur la rue de la Pompe. Je serai en manteau bleu.»
Capucine arriva en avance, sassit près de la fenêtre, jouant nerveusement avec une serviette. Le cœur tambourinait.
La porte souvrit, une femme dune quarantaine dannées, grande, élancée, manteau bleu Élise.
«Capucine?»
«Oui, entrez, sil vous plaît.»
Elles sassirent face à face. Élise sourit, dun air détendu.
«Merci dêtre venue, je sais que ce nest pas facile. Victor ma tout expliqué.»
«Tout expliqué?Quoi exactement?»
«Vous avez entendu son appel et vous avez mal interprété.» Élise sortit un dossier. «Il est directeur dune association de secours aux animaux sans abri. Victor a lancé un projet il y a trois mois.»
Capucine cligna des yeux, incrédule.
«Un refuge?Pour les animaux?»
«Exactement. Il a acheté un terrain en périphérie de Paris, engagé des artisans, investi toutes ses économies. Le chantier est presque fini.»
«Mais pourquoi ne men atil pas parlé?»
«Il voulait faire une surprise pour votre anniversaire, qui approche.» Élise montra des photos du futur refuge : enclos spacieux, clinique vétérinaire, salles pour les bénévoles. «Il a même prévu dappeler le projet «Refuge Capucine».»
Capucine fut submergée. Les mois dattente, les retards, le téléphone secret prenaient soudain tout leur sens.
«Alors la phrase «elle ne doit rien savoir»?»
«Cétait moi. Victor craignait que si vous le saviez avant, la surprise serait gâchée. Il savait que vous rêviez daider les animaux, mais pensait que les coûts étaient un frein.»
Les larmes coulaient, entre soulagement et honte.
«Je suis idiote,» sanglotatelle. «Je pensais quil me trompait.»
«Victor vous aime sincèrement,» confirma Élise. «Il a même prévu une inauguration samedi, avec ruban, champagne, et vous remettre la plaque «Refuge Capucine».»
Capucine essuya ses larmes.
«Jai tout gâché.»
«Pas du tout,» la rassura Élise. «Limportant, cest que la vérité soit sortie. Parlezen à Victor, il est anxieux.»
De retour chez elle, les jambes tremblantes, Capucine poussa la porte du bureau de Victor. Sur le bureau gisait le même dossier, ouvert: contrat dachat du terrain, devis, plans du refuge. Au milieu, une lettre. Elle la lut à voix haute:
«Ma chère Capucine,
Si tu lis ces lignes, cest que jai été découvert un peu trop tôt. Pardonnemoi les mystères, les nondites, tout ça Je voulais toffrir le plus beau des cadeaux: réaliser ton rêve daider les animaux. Ce refuge porte ton nom, pour tes 55 ans, pour nos 22 ans de vie commune, pour la femme la plus merveilleuse qui soit. Je taime. Victor.»
À ce moment précis, la porte souvrit avec fracas. Victor entra, la bouche bée.
«Capucine!Tu tu as lu?»
«Oui, et jai rencontré Élise.»
Victor baissa les yeux, honteux.
«Je suis désolé, la surprise a échoué.»
Capucine le prit dans ses bras. «Échec?Cest le plus beau cadeau que je puisse recevoir.»
Ils restèrent enlacés, et Capucine pensa : quelle chance jai davoir un mari qui sait encore me surprendre après tant dannées.
Victor, les yeux brillants, sexcusa encore : «Jai été stupide, je nai pas su te dire dès le premier mot. Mais maintenant, tu sais tout.»
Capucine rougit. «Je pensais je pensais le pire.»
Victor éclata de rire. «Capucine, jamais je ne trahirais. Tu es mon unique, ma seule.»
«Je le sais maintenant,» souritelle, les larmes de joie coulant.
Le soir, ils partagèrent un thé. Victor décrivit les défis du refuge : dimension des enclos, ventilation, température, les innombrables heures de lecture techniqueLe lendemain, main dans la patte, ils ouvrirent les portes du nouveau refuge, accueillant les aboiements enthousiastes des chiots comme la plus belle symphonie de leur amour retrouvé.







