La lumière de la salle d’enregistrement était pâle, comme épuisée. Les néons blancs accrochés au plafond diffusaient une lueur impersonnelle, sans chaleur. Derrière les larges baies vitrées, un ciel gris et uniforme s’étirait, marquant cette période indécise entre deux saisons. Des traces de pluie séchées striaient les vitres de l’entrée. La file d’attente serpentait entre les rubans délimitant les couloirs, s’étirant avec lenteur. Les voyageurs consultaient machinalement les écrans d’affichage ou leur montre.
Élodie se tenait au milieu de cette foule, un petit bagage à roulettes devant elle et un sac en bandoulière. À quarante-cinq ans, elle sentait ce fragile équilibre où tant de choses semblent derrière soi, tandis que l’avenir reste incertain. Elle avait toujours pris ses décisions seule, mais ces derniers temps, cela lui coûtait davantage. Ce voyage n’était pas anodin : ce déménagement, mûri depuis des mois, était désormais inévitable. À Lyon, lattendait un studio vide et un contrat précaire. Ici, à Paris, elle laissait derrière elle des rues familières et quelques visages du passé.
La file avançait par à-coups. Plus loin, un homme discutait âprement avec lhôtesse à cause dun excédent de bagages. Derrière, des voix murmuraient des bribes sur les correspondances et les horaires. Élodie vérifia son téléphone dun geste automatique : le message de lagence immobilière restait non lu depuis deux heures.
Derrière elle se tenait une femme dune soixantaine dannées, vêtue dune veste sombre boutonnée jusquau cou, un foulard enroulé avec soin autour de son cou. Une valise de voyage, ornée dune étiquette de compagnie aérienne, reposait près delle. Son regard errait entre les écrans et les visages anonymes de la file.
Leurs yeux se rencontrèrent alors que la queue simmobilisait de nouveau.
« Pardon Vous prenez quel vol ? » demanda la femme doucement, inclinant la tête vers lécran.
Élodie baissa les yeux vers son billet :
« Le vol 248 pour Lyon, ce soir. Et vous ? »
« Le même Je ne mhabitue jamais à toutes ces formalités », répondit-elle avec un sourire tendu.
Un silence sinstalla entre elles, comme souvent entre inconnus partageant lattente. Mais la foule était dense, et rien ne pressait. Des voix sélevaient alentour : un jeune homme se plaignait au téléphone dun retard, un autre ajustait la sangle de sa valise.
La femme derrière Élodie se rapprocha imperceptiblement :
« Je mappelle Colette Excusez-moi de vous déranger, mais je my perds toujours dans ces aéroports »
Un léger sourire effleura les lèvres dÉlodie :
« Cest normal Tout le monde est un peu perdu ici. Moi-même, je me sens étrangère à chaque fois. »
Un bref répit. Le simple échange de paroles les soulageait toutes deux, perdues dans cette masse anonyme.
La file progressa de quelques pas. Le jour déclinait derrière les vitres, plus vite quelles ne lauraient souhaité. Mars cédait déjà la place à avril sans résistance.
Lécran afficha soudain une annonce : leur vol était retardé de vingt minutes. Des soupirs sélevèrent dans la salle.
« On va encore devoir patienter », murmura Élodie sans y penser.
Colette répondit dune voix apaisée :
« Jai toujours peur en avion Surtout cette fois. »
Son regard dépassait les têtes devant elle, comme si elle cherchait quelque chose au loin.
Élodie perçut son hésitation et osa demander :
« Quelquun vous attend là-bas ? »
Un hochement de tête.
« Mon fils. On ne sest pas vus depuis des années Je ne sais pas comment il va maccueillir. Jai longtemps pensé quil valait mieux ne pas déranger sa vie. Et pourtant, me voilà. »
Élodie écouta sans interrompre. Une résonance en elle, non pas de la peur, mais de lattente insaisissable. Elle sentit soudain le besoin de se confier :
« Je déménage. Cest effrayant. Je laisse tout ici mes habitudes, mes proches. Je ne sais même pas si je saurai recommencer. »
Colette eut un rire doux :
« On laisse toutes quelque chose aujourdhui. Vous, votre passé. Moi, peut-être ma fierté. Ou ma rancune. »
Élodie acquiesça, sentant un lien invisible se tisser entre elles non par pitié, mais par reconnaissance.
Les haut-parleurs annoncèrent un nouveau délai. La foule grogna.
Colette ajusta son foulard, comme pour se donner du courage :
« Jai mis du temps à me décider. Mon fils nécrivait plus. Je ne savais pas ce quil pensait de moi. Parfois, il semble plus simple de ne rien changer que de risquer dêtre rejetée à nouveau. »
Élodie eut envie de la rassurer, ne serait-ce que par un regard :
« Parfois, le changement est la seule façon de se sentir vivante. Jai peur, moi aussi. Peur déchouer, que tout soit vain. Mais si on nessaie pas, il ne reste que les regrets. »
Un silence. Lair se fit plus frais. Des voyageurs senveloppèrent dans leurs écharpes.
Colette reprit, plus fermement :
« Jai toujours cru que la force, cétait de ne jamais demander. Mais peut-être que la vraie force, cest doser faire le premier pas, même quand on a peur. »
Élodie la regarda, reconnaissante :
« Moi, jai toujours eu peur de paraître faible. Mais la faiblesse, cest peut-être de refuser le changement. Merci de me le rappeler. »
La file séclaircit. Entre elles, le silence était désormais paisible.
Colette consulta lécran une dernière fois, puis sourit à Élodie, sincère cette fois :
« Merci davoir écouté. Parfois, un inconnu comprend mieux que personne. »
Un haut-parleur annonça enfin lembarquement. La salle sanima.
Élodie sentit un frémissement dans ses doigts non plus de peur, mais danticipation.
Colette sortit son téléphone. Un message non envoyé à son fils saffichait : « Jarrive bientôt ». Elle ajouta : « Si tu veux me retrouver à la sortie, jen serais ravie. » Son doigt hésita, puis elle pressa « envoyer ». Son visage parut soudain plus léger.
La file sébranla. Les voix se mêlèrent aux annonces.
Élodie leva les yeux vers lécran : Lyon brillait toujours en jaune, mais cette fois, linconnu lui semblait moins effrayant. Elle avait lâché lancre du passé peut-être grâce aux mots de Colette, peut-être par sa propre résolution.
Elles approchèrent du contrôle.
« On se reverra, peut-être ? » murmura Colette, la voix tremblante.
Élodie sourit :
« Pourquoi pas ? Si vous voulez appeler ou écrire »
Elle griffonna rapidement son numéro sur un ticket de carte dembarquement.
Colette lenregistra, puis létreignit brièvement :
« Merci pour cette soirée. »
Un geste suffit en réponse.
Après le contrôle, elles se perdirent dans la foule. Colette reçut un message : « Je tattends ». Elle ralentit un instant, puis franchit la passerelle sans se retourner.
Élodie sarrêta près dune vitre. Laéroport sétendait derrière le reflet des voyageurs. Elle respira profondément, sortit son téléphone, et écrivit à un vieil ami : « Je pars. » Un point final, sans hésitation.
Derrière elles, la salle se vida peu à peu. Les lumières séteignirent aux comptoirs. Les dernières silhouettes franchirent les portes.
Et toutes deux disparurent parmi les voyageurs, emportant avec elles cet apaisement fragile, vers laube qui se levait au-delà des vitres nocturnes.







