Je me souviens, comme si cétait hier, du soir où javais lu une annonce dans le journal de LAiglelesBains. Une troispièces se vendait dans le quartier qui nous plaisait, exactement ce que nous cherchions. «Nous avons assez déconomies pour lacheter», me disaitelle, les yeux brillants dimpatience, tandis que mon mari, Serge, ne faisait que hausser les épaules, épuisé.
«Pas aujourdhui», me réponditil dune voix lasse. «Jai fini le rapport à minuit hier, et je ne rentrerai sûrement pas avant tard ce soir.» Il prit son café, saisit les clés de la voiture et un dossier, sortit sans un mot de plus.
Je soupirai, ne voulant pas contester Serge. Depuis quelque temps il rentrait rarement, travaillait même le weekend, mais son salaire était bon. Javais toujours rêvé dhabiter à la ville, près de notre fille, Anaïs, et de travailler au Grand Palais des Arts. Nous avions mis des années de côté, déposant chaque euro de Serge sur un livret dépargne, tandis que nous vivions de la pension de sa mère, Madame Nadine, et de mon salaire de directrice du Centre culturel de la petite commune. Cétait dur, mais lidée dune vie citadine me soutenait.
Serge et moi nous étions rencontrés à la préfecture de la Loire. Il était alors étudiant en cinquième année dingénierie, moi à lÉcole supérieure de danse. Nous nous aimâmes tellement que, dès lobtention de son diplôme, nous nous mariâmes et nous installâmes chez lui, dans un hameau entouré de champs. Javais abandonné mes études un an avant la fin, mais je ne regrettais rien: mon époux était désormais mon mari légitime, et je savais que notre bonheur était assuré.
Les premiers mois furent toutefois tumultueux. À peine arrivés que Serge fut rappelé pour un service militaire dun an. La perspective de la séparation me pesait déjà, et la mère de Serge, Nadine, nen était pas moins hostile. Dès quelle eut vu que son fils revint avec une épouse, elle le méprisa, le remercia dun «Tu avais promis!» et refusa de parler à ma femme. Jessayai de gagner son affection, de laider, de prendre nimporte quel travail, mais rien ny faisait.
«Pourquoi nastu pas prévenu ta mère?», me demandaitelle un jour, la voix tremblante. Serge mexpliqua alors que, deux ans plus tôt, sa sœur était morte dans un accident de moto, après sêtre éprise dun ancien détenu. Sa mère, bouleversée, avait exigé que Serge ne se marie jamais sans son accord. Serge avait promis, puis sétait marié quand même, ce qui avait envenimé les choses.
Malgré tout, je persistai. Je fis entrer dans le cœur de Nadine grâce à ma bonne humeur, ma diligence et mon sens de lhumour. En quelques semaines, elle reconnut que jétais une épouse digne pour son fils. Je lui révélai que ma propre mère était décédée il y a onze ans et que mon père, veuf, venait de se remarier avec une femme qui, à peine adulte, nous avait mis dehors, nous obligeant à subvenir seules à nos besoins.
«Je ne me suis pas mariée par obligation», déclaraije, rougissant sous le regard sévère de Nadine. «Jai reçu une bourse détudes grâce à mes résultats, jai un logement étudiant, mais sans Serge je ne peux vivre.» Nadine, dabord mécontente, finit par métreindre en pleurant, ses larmes mêlant tristesse et soulagement.
Un an plus tard, Serge revint du service, prit un poste au centre de la préfecture et je devins animatrice du club de danse du Centre culturel. Nos revenus étaient modestes, mais nous eûmes la joie daccueillir Anaïs. Les fins de mois étaient serrées, mais Nadine nous soutenait, nous gardant compagnie et partageant tout ce quelle pouvait.
Peu à peu, Serge fut recruté par une grande société, obtint des missions à létranger, gravit les échelons et vit son salaire multiplier. Le petit club devint une vaste Maison des Arts, où je fus nommée directrice, tout en continuant danimer mon cours de danse. Nous achetâmes une belle berline, rénovâmes notre maison, partîmes en vacances sur la côte dAzur.
Tout allait bien jusquà ce quAnaïs parte étudier à Lyon et se marie. Je sentais le vide, et, rappelant mon rêve dœuvrer au Grand Palais, proposai à Serge déconomiser pour acheter un appartement à Lyon, de vendre notre maison et daider Anaïs à rembourser son prêt. Serge réfléchit, puis accepta avec enthousiasme, soulignant que notre société avait une succursale à Lyon où il pouvait être muté. Il mavertit cependant que ma rémunération serait mise sur un compte bloqué, et que nous devrions vivre des pensions de Nadine et de mon salaire.
Nous nous lançâmes dans lépargne. La vie devint plus dure, mais je ne me plaignis pas ; jai toujours été indépendante. Serge commença à rentrer tard, prétextant des charges supplémentaires. Un soir, épuisée, je lui demandai sil pouvait rester plus souvent à la maison. Il éclata:
«Je travaille du matin au soir pour gagner plus! Tu veux que je reste à la maison pendant que tu te plains? Décidetoi: veuxtu que je sois à tes côtés ou que nous ayons un appartement à Lyon?»
Je me tus, mais mon cœur battait la chamade. Trois nuits daffilée, Serge rentra chez nous aux petites heures du matin. Un jour, il arriva à deux heures du matin, épuisé, et je lui déclarai que je ne voulais plus déménager, que je voulais que nous partagions nos soirées, que nous allions chez des amis, que nous dormions comme deux amoureux. Il mécouta, se déshabilla et alla se coucher, dos tourné contre le mur. Le lendemain, il revint encore tard.
Puis, un matin, Serge disparut. Il partit au travail et ne revint jamais. Son téléphone resta coupé, aucun collègue ne le connaissait, il navait jamais parlé de son emploi. Après avoir appelé les morgues et les hôpitaux, je décidai daller à Lyon, à lentreprise où il travaillait. Nadine, dans le couloir, pleurait, incapable de dormir.
«Maman, ne vous inquiétez pas, il reviendra, je le sais,» dis-je en la serrant. Les larmes roulaient, mais je me répétais: «Il est vivant, il reviendra».
À la gare, une amie me croisa. «Tu viens en ville? On ira ensemble. Tu veux acheter une nouvelle voiture?» Je restai muette, horrifiée lorsquelle me confia que Serge aurait retiré une grosse somme dargent à la banque quelques jours auparavant. En arrivant à Lyon, je découvris quil avait été licencié, sans quon sache où il était allé. Jallai au commissariat pour porter plainte. Le policier, incrédule, me demanda:
«Pourquoi ne mavezvous pas dit que vous aviez divorcé il y a trois mois?»
Il me montra alors une copie dun jugement de divorce et un acte de naissance du mariage. Jétais sous le choc. De retour, jexpliquai tout à Nadine, qui éclata en sanglotant.
«Cest ma faute, papa», sanglotat-elle. «Serge ma dit que des procédures judiciaires vous étaient destinées à cause dun crédit frauduleux. Il a voulu que je les cache, pour ne pas vous inquiéter. Il a même fait signer le divorce sans que je le sache.»
«Il ma trompée?», murmuraije, assise sur le canapé, le cœur brisé.
Nadine, les larmes aux yeux, confessa quelle avait reçu un message le matin même: Serge était parti avec une autre femme, un mariage était prévu, il avait emporté tout son salaire. Elle avait même prévu de transférer sa maison de retraite à mon nom, espérant que je la pardonnerais.
Je me levai, sortis dans la cour, le corps tremblant comme si le froid venait de lintérieur. Je me rappelais les lilas et les bouleaux que nous avions plantés près de la barrière, devenus des arbres imposants, plus solides que notre union. Je revoyais Serge nous poussant Anaïs en luge, le petit cochon qui séchappa de la ferme et que nous avions chassé en riant.
«Je ne vous laisserai pas partir, maman», déclaraije avec fermeté, retournant à lintérieur. «Serge ma trahie, mais vous nêtes pas responsable. Je vous aime comme une mère, je sais que vous nauriez jamais voulu me blesser.» Je le pris dans mes bras, en pleurs.
Cette nuit-là, Nadine et moi appelâmes Anaïs, qui, horrifiée, déclara ne jamais pardonner son père. Elle proposa alors à ses grandmères de venir vivre avec nous. «Nous attendons un deuxième bébé, des jumeaux», annonçat-elle. «Nous avons besoin de vous, alors vendez votre maison, achetez un appartement de trois pièces, vous y aurez assez de place.»
Nadine et moi, les yeux embués, acceptâmes.
Serge revint un jour à Lyon, mais Anaïs ne le laissa même pas franchir le seuil de son appartement. Peutêtre voulaitil revenir auprès de sa famille, peutêtre non. Quoi quil en soit, plus personne ne lattendait, pas même sa mère.







