Le Bonheur Tardif de Catherine

Le Bonheur Tardif de Catherine

Les ombres s’allongent, épaisses et profondes, quand le bus, après sa route quotidienne depuis la ville bruyante et poussiéreuse vers la tranquillité des campagnes, s’arrête avec un sifflement pneumatique devant le poteau familier, marqué d’une plaque bleue écaillée. La porte s’ouvre, et Catherine en descend. La fatigue de sa garde de vingt heures comme aide-soignante à lhôpital pèse sur ses épaules comme du plomb, et une douleur sourde lui tenaille les reins. Lair, chargé du parfum des foins coupés et de la fumée des cheminées, est le premier baume pour son âme épuisée.

Et lui, le second.

Il est là, comme toujours, jour après jour, année après année. Sa silhouette haute et robuste semble faire partie du paysage, un repère vivant et immuable. Étienne. En la voyant, son visage habituellement sévère et concentré sillumine dune lumière intérieure, si chaude et sincère que même les ombres du soir semblent reculer.

Silencieux, avec une tendresse presque chevaleresque, il lui prend sa sacoche usée. Leurs doigts se frôlent, et ce contact fugace suffit à effacer une partie de sa fatigue. Ils marchent lentement sur le chemin de terre qui mène à leur maison, leurs pas en parfaite harmonie, comme une mélodie discrète et rassurante de leur vie partagée.

Quel beau couple, murmure lune des commères assises sur le banc, profitant des derniers rayons du soleil, avec un soupçon denvie. Lui, notre Étienne, un vrai géant sorti dun conte, des épaules à porter le monde, un regard droit. Et elle une vraie beauté, même si les années ont passé. Et doù tire-t-elle cette force, après de telles journées ? Elle en rayonne.

Catherine a de la chance, cest sûr, renchérit une autre en plissant les yeux. Elle a trouvé un homme bien plus jeune, et il la regarde comme si elle était tombée du ciel. Ils ne sont même pas assortis, regardezil doit avoir dix ans de moins, au moins !

Valérie, la sémillante voisine et amie de Catherine, ny tient plus.

Olga, Marie, quand allez-vous vous taire ? Ça ne vous fatigue pas, tant de médisance ? Ils vivent heureux depuis dix ans ! Dix ans ! Et chaque jour, Catherine rajeunit à ses côtés, pendant que vous, vous vous aigrissez de jalousie !

Catherine et Étienne sont déjà loin. Sa main repose dans la sienne, solide, son épaule une forteresse où elle peut sappuyer à tout instant.

Quinze ans plus tôt, sa vie était un chemin boueux où elle senlisait. On ne lappelait plus Catherine, mais « Cathy, la femme de livrogne ». Son premier mari, jadis un beau gars, sétait noyé dans lalcool. Elle avait lutté : vidé les bouteilles, supplié, pleuré, caché largent. En retour, des coups, des insultes, la honte.

La dernière goutte fut le soir dune querelle où, ne trouvant pas dargent pour boire, il brisa le vase préféré de sa mère et menaça leur fils. Cette nuit-là, elle lexpulsa. « Va chez ta mère. Tu nes pas un homme, tu es un poids. » Il disparut en ville, comme tant dautres avant lui.

Elle resta avec ses enfants : Paul, quinze ans, dont le regard adolescent sétait durci trop tôt, et Marion, onze ans, une petite fille aux yeux effrayés. Ils ne méritaient pas cette vie. Elle leur jura quils vivraient, dignement.

Elle était de la terre, et la terre ne trahit pas ceux qui travaillent. Elle prit la hache de son mari, apprit à fendre le bois, les mains en sang au début. Elle agrandit le potager, y planta des pommes de terre. Acheta une truie, puis des poules, une vache. Son petit royaume.

Paul devint un homme trop tôt. Ensemble, ils réparèrent la maison, achetèrent une vieille camionnette. La vie reprenait, lentement.

Quand Paul partit à larmée, son absence fut un vide. À son retour, il trouva un travail stable. Puis un soir dété, il amena un ami. Étienne. Grand, mince, les yeux clairs et tristes.

« Pauvre garçon, il doit mal manger chez lui », pensa Catherine en dressant la table.

Pour Étienne, ce fut un choc : « Quelle est belle. Ses yeux sont fatigués, mais si doux. »

Il devint un visiteur assidu. Il aidait, réparait, bricolait. Catherine le trouvait précieux. Puis, quelque chose changea. Elle sentait son regard, rougissait. Dans ses yeux, une tristesse nouvelle, une question muette.

Il vint moins souvent. Elle ne pouvait plus chasser ses pensées. Entre eux, lair était électrique.

Le village, comme un aquarium, vit tout. La famille dÉtienne fulmina : « Elle pourrait être ta mère ! »

La confrontation avec Paul fut violente, mais honnête.

Quest-ce que cest que ça, Étienne ? Ma mère. Explique-toi.

Je laime, Paul. Comme la femme la plus forte, la plus belle.

Ils se battirent, puis rirent, sanglants.

Allez, arrêtez de vous cacher. Mais si tu la fais pleurer, je te tue.

Étienne emménagea. Le village sétouffa. Marion, seize ans, se rebella. Ils patientèrent. Elle finit par comprendre en tombant amoureuse à son tour.

Paul se maria aussi.

Puis, linouï : à quarante-trois ans, Catherine fut enceinte. Sa belle-fille aussi. Elles allèrent aux consultations ensemble, sous les sourires attendris des médecins.

Elles accouchèrent dans la même chambre. Catherine eut un fils, Michel. Deux jours plus tard, sa belle-fille lui donna un petit-fils, Stéphane.

Le village en frémit détonnement.

Ils se marièrent enfin, tranquillement.

Pourquoi des papiers ? Tu ne vas pas téchapper, dit-elle en riant.

Je veux être ton mari. Officiellement.

Dehors, il la serra : « Pour toujours, Cathy. »

Ils marchaient comme dix ans plus tôt. Lui, fort, protecteur. Elle, lumineuse. Dans sa main, son sac de travail. Dans son cœur, un bonheur tardif, mais entier.

Leur histoire inspira le village.

Le matin, devant ses enfants et son mari, Catherine savait : le bonheur na pas dâge. Il suffit de laccueillir.

Et dans leur maison régnait enfin la paix dont elle avait rêvé.

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Le Bonheur Tardif de Catherine
Когда любовь важнее денег, а не только материального