Ce sera une autre existence
À vingt ans, Capucine nimaginait pas ce qui lattendait. Elle était étudiante à la Sorbonne, aimait son fiancé Étienne, rêvait du jour où ils suniraient, car leurs conversations tournaient déjà autour du mariage.
Étienne était plus âgé, vétéran du service militaire, et avait croisé le bal dautomne de son lycée alors que Capucine était en première. Elle se souvenait encore du premier regard : «Quel bel homme!» sécria-t-elle intérieurement en lapercevant.
Il pénétra la salle, scruta les visages, rencontra le regard de Capucine, sourit. Elle tomba immédiatement sous son charme, comme si le monde sétait suspendu.
«Bonjour, je suis Étienne, et vous?», ditil en sapprochant. Capucine rougit, les joues empourprées, et il la prit par la taille, linvitant à danser.
«Capucine»
Elle sentit ses pieds quitter le sol, comme un vol sans gravité, tandis quÉtienne la guidait avec assurance, chaque geste gravé dans son âme.
«Capucine, on dirait que vous dansez sur un nuage,» ricanatil.
Toute la soirée, ils ne se quittèrent pas. Ils convinrent quÉtienne la raccompagnerait à la sortie. Ils marchèrent longtemps, refusant de se séparer, mais Capucine comprit quil fallait rentrer, sa mère lattendait.
Après le lycée, elle entra à la faculté, Étienne travaillait déjà. Il ne connaissait ni lennui ni la morosité ; son optimisme contagieux électrisait tous ceux qui lentouraient. Il avait une ribambelle damis et Capucine le rejoignait souvent, que ce soit à des mariages ou à des soirées.
Même en plein hiver, Étienne lui offrait des roses, transformant chaque rendezvous en petite fête. Souvent ils sinstallaient dans un café, puis sévadaient dans la nature, seuls ou en petite troupe.
Au troisième semestre, il lexcita dune façon nouvelle.
«Pour les vacances de Noël, on part au domaine skiable des Alpes, jai déjà acheté deux forfaits. Des moniteurs excellents, ils vous apprendront vite.»
«Youpi, Étienne, tu es le meilleur!» sécriatelle, se blottissant contre son cou, avant de lâcher, «Oh, je suis une poule mouillée, jai peur des hauteurs!» et éclata de rire.
Le séjour fut inoubliable. Capucine découvrit la glisse avec extase, regrettant que le rêve sachevât. Puis arriva le 8 mars. Étienne apparut à la porte, deux bouquets de roses à la main.
«Bonne fête des femmes,» offritil à la mère de Capucine, puis à elle : «Pour ma belle,» murmuratil en lembrassant sur la joue.
«Étienne, pourquoi tant de dépenses?» sinquiéta sa mère.
«Ce nest rien, jirai travailler sur les lignes à haute tension en Auvergne, la paie est bonne. Cela me servira pour notre mariage et pour acheter une voiture,» répliquatil.
Capucine protesta, implorant quil ne parte pas.
«Je ne serai pas absent longtemps, trois ou quatre mois, puis je reviendrai. On se parlera, jai envie dune belle cérémonie, tu aussi,» insistatelle.
«Je veux une union simple, tant que nous restons ensemble,» répondittelle, la voix légèrement tremblante.
Étienne, déjà décidé, ne revint pas. Il partit avec ses amis, le salaire était substantiel, et ils restèrent en contact régulier.
Un jour, pendant un cours, Capucine ressentit une angoisse passagère. La veille, elle avait parlé avec Étienne, donc elle nattendait pas son appel. Le soir, son cœur bourdonnait. Elle le composa en premier, mais le téléphone resta muet, son cœur martelait comme un tambour douloureux.
«Pourquoi Étienne ne répond pas?» tourbillonnait la pensée, elle recomposa cinq fois, sans réponse.
Elle chercha le numéro de son ami Vianney, le composa, respira un souffle de soulagement.
«Vianney, où est Étienne?»
Une voix familière répondit, «Il ny a plus dÉtienne»
«Comment ça?» demandatelle, mais seuls des bips retentirent.
«Maman!» hurlatelle, les larmes inondant son visage.
Ce qui suivit fut un cauchemar. Elle apprit quÉtienne avait été foudroyé sur un pylône. Madame Léontine, sa mère, pâle de chagrin, ne parlait presque plus. Elle attendait le retour du père dÉtienne et de son frère Romain. Les funérailles, les veillées, une obscurité sans fin sabattirent sur elle.
Capucine sombra dans le choc, visitait Léontine en silence, ou se rendait à la tombe dÉtienne. Léontine ne la laissait pas partir, linvitant à passer plus souvent, surtout pendant les vacances dété. Elles allaient à léglise, partageaient un thé.
«Capucine, prenons la mer,» proposa un jour la mère dÉtienne.
Capucine accepta, même si elle ne savait plus pourquoi, tant Étienne était parti. Elles passèrent une semaine au bord de la Méditerranée. Le matin, elles prenaient le soleil, laprèsmidi, elles se reposaient dans la chambre. Léontine sétait un peu remise. Capucine, les yeux rivés sur son téléphone, ne voulait pas dormir, elle ne faisait jamais la sieste le jour. Léontine somnolait.
La vie fourmillait autour, mais elle se sentait seule. Elle quitta la chambre, marcha jusquau rivage, où la mer se confondait avec le ciel. Un petit bateau à vapeur glissait à lhorizon, les mouettes criaient, les voitures klaxonnaient, les enfants hurlaient, les conversations sentremêlaient en rires.
«Quel beau tableau, mais si triste,» entendittelle une voix masculine.
Elle se retourna, vit un jeune homme au regard familier, le visage rappelant Étienne, mais il ne pouvait être.
«Le bonheur ne sourit pas toujours aux beaux,» répondittelle tristement.
«Je ne suis pas daccord,» répliquatil, «je suis Gaspard.»
«Gaspard, je suis Capucine.»
Ils échangèrent quelques phrases, puis elle tourna les talons et séloigna. Gaspard la suivait du regard depuis plusieurs jours, attendait le moment où elle serait seule.
Il restait deux jours avant leur départ. Léontine dormait après la plage. Capucine se rendit au supermarché ; en sortant, elle recroisa Gaspard, qui saisit son sac de provisions.
«Je taide, si ça ne te dérange pas,» proposatil.
«Aidemoi si tu veux,» répondittelle.
«Capucine, parlons, jai des questions importantes. Si tu le veux bien,» ditil, pointant du doigt un petit café dété près du magasin, linvitant à sasseoir.
«Je repars dans trois jours,» annonça Gaspard, «et toi, tu restes longtemps?»
«Non, nous partons demain soir, les billets sont en main.»
«Ah, je le sentais» murmuratil. «Où habitestu?»
Capucine mentionna la ville ; Gaspard, étonné, déclara : «Je vis là aussi»
«Quelle coïncidence, on ne se perdra pas,» sourittil.
Gaspard était diplômé de luniversité où étudiait Capucine, travaillait dans un bureau détudes de la mairie. Célibataire, il avait rompu avec sa compagne, sétait enfui à la campagne pour oublier son échec amoureux, et lavait rencontrée, tombé sous le charme dès le premier regard.
Elle lui confia son deuil, la présence oppressante de Léontine.
«Pourquoi restestu avec la mère de ton défunt amoureux?Habituellement les familles ne saccrochent pas ainsi,» sinterrogeatil.
«Je ne sais pas, je ne veux pas la blesser,» répondittelle.
Ils séchangèrent leurs numéros, se promirent de se retrouver dans leur ville.
Soudain, Léontine chercha Capucine.
«Capucine, où étaistu?»
«Au magasin, puis je me suis baladée,» répliquatelle.
Être près de Léontine devenait de plus en plus lourd, presque insupportable. Sa propre mère la pressait de se libérer de ce fardeau. Mais la bonté de Capucine lempêchait de quitter la vieille amie qui lavait emmenée à la mer.
Elle sentit que la situation ne pouvait perdurer. Elles rangèrent leurs affaires, discuterent, planifièrent de rentrer, de commencer une nouvelle vie.
Léontine, dun regard étrange, déclara :
«Alors une autre vie Oui, tu as tout devant toi, pour moi tu restes comme une fille. Jespérais que tu sois enceinte, que vous ayez un enfant, que mon fils»
Capucine comprit pourquoi elle était retenue, la colère monta.
«Je nai besoin de personne, encore moins du frère dÉtienne,» répliquatelle, faisant pleurer Léontine pour la première fois depuis les funérailles, et se sentant soudain plus légère.
Capucine décida : sa nouvelle existence ne la laisserait plus de place à Léontine.
«Rentrer, rentrer», résonna une voix dans ses tempes. «Et peutêtre que Gaspard ma ouvert les yeux.»
La rentrée des classes commença. Capucine sortit avec Gaspard, et un jour, seule, elle se rendit à la tombe dÉtienne.
«Adieu, Étienne,» murmuratelle à peine audible. «Nous avons été heureux, merci pour toutes les joies. Tu es parti trop vite, mais je dois continuer. Je suis différente maintenant, je vivrai une autre existence sans toi.»
Elle franchit le portail du cimetière, rentra vers la voiture où lattendait Gaspard. Sa vie était vraiment devenue une autre, grâce à lui elle respirait à nouveau. Elle ne revit plus souvent Léontine, leurs chemins ne se croisaient que par hasard. Quelques mois plus tard, elle épousa Gaspard et attendait la naissance de leur enfant.







