**La vie est passée**
Tante Zoé, où est Michou ?
Quest-ce que tu lui veux ?
On devait aller cueillir des fraises ce matin.
Il est parti, avec les gars.
*Parti ?* Les lèvres de la fillette tremblent. *Il mavait promis*
Écoute, Tomette, pourquoi tu taccroches à ce garçon, hein ? Bientôt, il faudra que tu courres après les hommes, et toi, tu tentêtes avec un gamin. Va donc traîner avec les filles, laisse Michou tranquille, gentiment.
Zoé ne supportait pas cette grande bringue aux lèvres trop rouges, aux jambes interminables comme une héronne dans les marais. Rien quà la voir, elle se crispait. *Une gamine, et pourtant si désagréable*
Les lèvres de Tomette tremblent, des larmes perlent dans ses yeux saillants.
Pfuit, quelle calamité, marmonne Zoé en haussant les épaules avant de séloigner. *Quest-ce quelle lui trouve, à ce garçon ?*
À cet instant, son fils, Michou, surgit de lécurie.
Où ça ?
Dans les bois.
Tas nettoyé lenclos des cochons ?
Oui, maman.
Tas donné de la paille aux lapins ?
Oui, maman.
Et les poules, il faut
Maman, jai travaillé depuis ce matin, cest les vacances. On devait aller en forêt, cest pour ça que je me suis levé tôt. Les copains mattendent.
Quels copains ?
Maman, quoi ? Les habituels : Valou, Vince, Sébastien, Pierrot et Gégé.
Tas oublié personne ?
Non, maman, faut que jy aille.
Et cette grande bringue, elle vient aussi ? Une fille avec des garçons ?
Maman, arrête, hein ? Quest-ce que Tomette ta fait ? Cest mon amie.
Ton amie ? Méfie-toi, Michou. Zoé lattrape par lépaule et murmure : Ne traîne pas avec elle, mon fils. Elle te mènera en bateau, tu vas tattirer des ennuis. Écoute-moi.
Maman, de quoi tu parles ? Le garçon se dégage et senfuit sans se retourner, saute sur son vélo.
Tomette, Tomette ! Zoé entend la voix joyeuse de son fils. Elle sassied et pleure. *Pourquoi elle sacharne après lui ? Quest-ce quelle veut ? Dans deux ou trois ans, ils seront en âge de se marier, et il va me ramener cette grande bringue en disant : « Maman, papa, jépouse Tomette, aimez-la comme moi. » Non, ça narrivera pas.*
Zoé essuie ses larmes, se lève dun coup et se dirige vers le portail. Elle hésite un instant, puis sengage résolument dans la rue.
Près de la clôture, des enfants jouent dans le sable. Zoé en interpelle un, ébouriffé et têtu.
Andoche, ta mère est là ?
Oui, répond le gamin, concentré sur son trou.
Appelle-la.
Mman ! hurle-t-il.
Zoé grimace. *Toute la famille est pareille.*
Oui ? répond une voix derrière la haie.
Viens, ya tata Zoé qui te demande.
Apparaît alors la mère dAndoche et de Tomette, une femme tachée de son, aux lèvres pulpeuses, aussi grande que sa fille.
Annick, viens ici.
Bonjour, Zoé. Quest-ce quil y a ? Un problème avec les enfants ? sinquiète-t-elle en sessuyant les mains sur son tablier.
Non, que le ciel tentende. Mais ça pourrait arriver Occupe-toi de ta Tomette, cest une fille, quand même.
Quoi ?
Elle colle aux garçons, elle harcèle mon Michou.
Zoé, tas mangé de la belladonne au petit-déj ? Ce sont des enfants, ils jouent ensemble. On faisait pareil, non ? Cueillir des champignons, des baies, nourrir les lapins
Toi, peut-être. Moi, non.
Oh, regarde-moi ça. Et qui courrait après mon frère Jacquot ? Qui se faisait chasser par ta mère à coups de baguette ? Jai que quatre ans de moins que vous, je me souviens de tout. Les cigarettes derrière la grange, les images cochonnes, les baisers volés Ou tu vas dire que cest pas vrai ?
Je tai dit ce que javais à dire. Surveille ta gamine, ou elle finira enceinte.
Et toi, tu létais ? Peut-être que Paolo, le fils de Jacquot, cest le tien ?
Espèce de sotte ! Je nai que des enfants de mon mari. Toi, par contre
Moi ? Quest-ce que tu insinues ? Jai un mari qui maime, on est heureux. Le tien reste par peur, parce que personne ne voudrait dune harpie comme toi. Jacquot ta laissée tomber, alors tas attrapé le premier venu.
Zoé savait quAnnick avait la langue bien pendue. Même elle évitait de laffronter.
Pendant ce temps, les enfants, après avoir cueilli des baies, courent vers la rivière, se déshabillent en route, plongent en riant, éclaboussant tout. Ils ne font pas la différence entre garçons et filles, ils sont purs, insouciants.
Dis, Pierrot, tu feras quoi plus tard ?
Moi ? Comme mon père, mécanicien.
Et toi, Tomette ? Chanteuse ?
Pourquoi chanteuse ?
Ben, toutes les filles veulent être artistes, chante Gégé en imitant une diva.
Pfuit, rétorque Tomette. Devenez-en, si ça vous chante. Moi, je serai pilote ou scientifique.
Hah ! Ils prennent pas les filles.
Si, Gégé, dit sérieusement Sébastien.
Zoé se battit pour éloigner Michou de cette grande bringue. Elle souffla quand son fils partit à larmée. Elle évitait Tomette, jusquau jour où celle-ci arriva en larmes.
Tante Zoé, Michou na pas écrit ?
Si, hier. La postière me la apporté.
Pas à moi Ses lèvres tremblent.
Ben, il veut pas técrire, visiblement.
Mais il a toujours écrit.
Quest-ce que tu veux que jy fasse ?
La jeune fille sen va, courbée.
Il en a une autre, là-bas murmure Zoé dans son dos.
*Mariage, mariage* Gégé, lami de Michou et Tomette, danse de joie. Il nen revient pas : Tomette est venue pleurer dans ses bras et lui a proposé de lépouser, à condition de partir en ville après. Il accepte tout pour elle. Elle ne lavait jamais remarqué, trop occupée à tourner autour de Michou depuis lenfance. Elle lavait pleuré trois jours quand il était parti. Lui, Gégé, était toujours là. Larmée lavait refusé pour raisons médicales.
Zoé se réjouit : enfin, elle lâchera son fils
Michou écrivait à sa mère, demandant pourquoi Tomette ne répondait pas. Zoé mentait : *Je la vois tous les jours, elle va bien. Pourquoi elle nécrit pas ? Aucune idée.*
Elle savait pourquoi.
Tomette écrivait. Mais la postière, redevable envers Zoé, interceptait les lettres. *Une mère sait ce qui est bon pour son fils. Il est trop jeune.*
Michou revient de larmée. Tomette nest plus là.
*Mariée à Gégé, partie en ville.*
Zoé a une autre fille en tête pour lui, la fille de Nadine, une bonne famille.
Tu la connais, la petite Lucie. Son père est directeur dusine, il te placera.
Maman je ne laime pas.
Pfuit, lamour Regarde ce que ça a donné.
*Mariage, mariage* Le marié est triste comme un pierrot. *Ça passera*, pense Zoé. *Il vivra bien, et le père fera tout pour sa fille.*
Le temps passe.
Dix ans.
Michou rend visite à sa mère avec sa famille. Tomette et Gégé aussi. Ils se croisent, échangent des banalités, mais ne peuvent se quitter.
Le soir, Michou veut sortir.
Où ça ? bloque Zoé.
Je vais fumer, voir Sébastien.
Chez elle, la louche ? Fais attention.
Maman
Lucie, accompagne-le.
Non, Zoé, il va voir un ami.
Ses pieds le mènent au bord de la rivière. Le deuxième jour aussi. Le troisième, alors quil sapprête à partir, il voit une silhouette.
Elle est venue.
Ils ne se reprochent rien, ne discutent pas. Juste là, sous le cerisier quils adoraient enfants, malheureux et amoureux. La lune se cache derrière un nuage, comme pour préserver ce moment.
Elle sen fiche, la lune. Elle voit juste deux êtres qui saiment.
Encore dix ans. Puis vingt.
Ils nont jamais franchi la ligne.
Était-ce de lamour ?
Oui. Mais aussi le sens des responsabilités.
Michou, veuf depuis trois ans, se tient devant la tombe de sa femme. Sa mère lui a tout avoué. Il a pardonné.
Michou ?
Il se retourne. Tomette est là, toujours mince comme une jeune fille, un foulard autour du cou.
La vie est passée, Michou
Elle est passée à côté, Tomette.
Pourquoi à côté ? Parce quon na pas été ensemble ? Cétait écrit Ne garde pas rancune à Gégé. Il ma sortie de mon désespoir. Et puis je lai aimé.
Par gratitude ?
Non. Pour sa douceur, son amour. Il a tant supporté Je taimais, Michou. Mais des années côte à côte changent les choses.
Elle sen va avant quil ne puisse répondre.
Le soir, on lappelle au téléphone.
Allô ?
Allô, mon vieux Gégé sanglote. Tomette elle est partie.
Où ça ? Mais il comprend.
Jarrive. Tiens bon.
Deux amis, unis par la vie et la perte, restent assis côte à côte.
Elle était malade depuis un moment. Elle ne voulait pas quon le dise Et toi, ta femme ?
Trois ans
Cest dur.
Oui. Toute une vie ensemble.
Restons proches. Qui nous reste ? Sébastien et Théo
La vie a filé comme un jour. Pourtant, quand jy pense ce sont des années. On courait encore cul nu dans leau, et maintenant
Pareil, mon vieux.
Michou songe : *Peut-être que maman sentait quelque chose Mais à quoi bon juger maintenant ?*
*La vie nest pas un champ à traverser,*
*Elle a ses hauts, ses bas, ses tourments,*
*Et les erreurs, lourdes comme des pierres,*
*Qui encombrent le chemin.*
Bonne journée, mes chers.
Je vous embrasse, vous envoie des rayons de tendresse.
Toujours vôtre.







