Tu cuisineras aussi pour la famille de ma sœur,» déclara son mari d’un ton autoritaire — mais il allait vite le regretter.

**« Tu vas aussi cuisiner pour la famille de ma sœur », déclara son mari dun ton autoritaire. Il allait vite le regretter.**

Élodie se tenait à la fenêtre, observant une fourgonnette surchargée entrer dans la cour. Son cœur se serra dangoisseelle savait ce que cela signifiait. Depuis trois jours, Antoine arpentait lappartement avec un air coupable, visiblement préparant une discussion sérieuse.

« Lolo », commença-t-il prudemment la veille, « tu te souviens que jai parlé des problèmes de logement de Claire ? »

Élodie sen souvenait. La sœur dAntoine louait un deux-pièces en banlieue depuis quatre ans. Elle y vivait avec son mari, Julien, et leurs deux enfantsLéo, dix ans, et Camille, six ans. Lappartement était correct, la propriétaire raisonnable, mais voilà : la fille de cette dernière se mariait, et les jeunes mariés avaient besoin du logement. Les locataires devaient partir

« Ils ont demandé à rester chez nous quelque temps », poursuivit Antoine, évitant son regard. « Le temps quils trouvent autre chose »

Élodie hocha silencieusement la tête. Que pouvait-elle dire ? Claire était la seule sœur de son mari, ils étaient proches ; on nabandonne pas sa famille. Et le problème, elle le reconnaissait, était sérieuxon ne jette pas une famille avec deux enfants à la rue.

« Combien de temps ? » demanda-t-elle.

« Deux, trois semaines maximum », répondit-il rapidement. « Ils cherchent activement. Julien a même contacté une agence. »

Maintenant, en voyant les cartons, valises, vélos denfants et une cage à chat descendre de la fourgonnette, Élodie comprit que « deux ou trois semaines » semblait bien optimiste.

Les enfants entrèrent en premierLéo avec son sac à dos et un ballon, Camille traînant une peluche géante tout en racontant quelque chose à son frère. Les adultes suivirentClaire avec le chat, Julien avec les valises, Antoine avec les cartons.

« Lolo ! » sexclama Claire en franchissant le seuil. « Merci infiniment de nous accueillir. On partira dès que possible »

Élodie létreignit, compatissante. Claire était une femme gentille, un peu dépassée. Mariée jeune, mère de famille, son monde tournait autour du foyer. Elle travaillait en freelancedans le graphismemais cétait Julien qui prenait la plupart des décisions.

« Maman, on dort où ? » demanda Camille, regardant autour delle.

Le deux-pièces dÉlodie et Antoine était cosy mais petit. La chambre principale était leur espace, le salon servait aussi de coin détente avec canapé et fauteuil, la cuisine faisait dix mètres carrés, la salle de bains et les toilettes étaient séparées. Pour deux, cétait parfait ; pour six

« On prendra le canapé du salon », dit Claire rapidement. « Et les enfants peut-être des matelas par terre ? »

« Il y a déjà le canapé dans lentrée », fit remarquer Antoine. « Les enfants tiendront. »

« Et le chat ? » sinquiéta Camille.

« Le chat restera dans lentrée », décida Julien. « On mettra sa litière là-bas. »

En deux heures, lappartement sétait transformé en une colonie de vacances bruyante. Les affaires des enfants envahissaient le salon, les valises des adultes encombraient le couloir, le chat sétait réfugié dans la salle de bains« temporairement, le temps quil shabitue ». Lair était chargé dodeurs étrangères, de nourriture différente, dune autre vie.

Élodie regardait son espace personnel disparaître. Ce qui la frappait le plus, cétait la facilité avec laquelle tout le monde sinstallait, comme si cétait un territoire commun.

« Lolo, où ranges-tu le papier toilette ? » demanda Claire, entrant dans la salle de bains avec une trousse de toilette.

« Sous lévier. »

« Je peux prendre une serviette ? On na pas tout emmené. »

« Bien sûr. »

Le soir, il était clair que leur vie davant était terminée. Les enfants couraient partout, le chat miaulait, les adultes discutaient des recherches dappartement.

« Demain, on va à lagence de la rue de Rivoliil y a une conseillère sympa », expliquait Julien. « Après-demain, on fera le tour du quartier. »

« Rien de trop cher », soupira Claire. « Notre budget est serré. »

« On trouvera », assura Antoine. « Au pire, vous restez un peu plus longtemps. »

Élodie tourna brusquement la tête vers son mari. Plus longtemps ? Elle croisa son regardil avait lair gêné et détourna les yeux.

« Bon, je vais préparer le dîner », annonça-t-elle en se dirigeant vers la cuisine.

Machinalement, elle sortit des provisions, calculant les portions. Dhabitude, elle cuisinait pour deux, avec un peu de rab. Là, ils étaient six, dont deux enfants qui mangeaient autant que des adultes.

« Quest-ce quon mange ? » demanda Léo, passant la tête dans la cuisine.

« Je ne sais pas encore », répondit-elle honnêtement.

« À la maison, Maman faisait des steaks hachés avec de la purée », enchaîna Camille.

« On na pas de steaks hachés », constata Élodie en ouvrant le congélateur.

Pour six personnes, elle avait un poulet, des pâtes, quelques légumes, et les restes de la soupe de la veille. Est-ce que ça suffirait ?

« Lolo, ne tinquiète pas », dit Claire en entrant. « On nest pas difficiles. On mangera ce quil y a. »

« Oui, mais il ny aura pas assez pour tout le monde. »

« On fera les courses demain. »

Élodie hocha la tête et commença à découper le poulet. Elle sentait que les courses, elles aussi, lui reviendraient.

Le dîner fut frugal. Un poulet et des pâtes pour six, ce nétait pas la même chose que pour deux. Les enfants mangèrent avec appétit, les adultes firent semblant dêtre rassasiés.

« Cétait délicieux, merci », dit Claire avec gratitude.

« Oui, excellent », renchérit Julien.

Après le repas, chacun se retira. Élodie fit la vaisselle seuleles autres soccupaient des enfants ou sinstallaient pour la nuit.

« Ça va ? » demanda Antoine en entrant dans la cuisine.

« Ça va », répondit-elle sèchement.

« Ne ten fais pas, ils trouveront vite un logement. »

« Hum. »

Antoine sentit le froid dans sa voix mais préféra ne pas insister.

Au matin, Élodie se réveilla aux rires des enfants et au bruit de petits pas dans le couloir. Il était six heures et demie. Dhabitude, elle se levait à sept heures, mais aujourdhui, les enfants avaient décidé de commencer plus tôt.

« Chut, chut », chuchotait Claire. « Tonton et Tatie dorment encore. »

Trop tardÉlodie était réveillée.

Dans la cuisine, une pile de vaisselle sale lattendaitun des adultes avait pris un thé tardif, les enfants avaient mangé un goûter.

« Bonjour ! » lança Claire. « Je voulais faire la vaisselle, mais je ne savais pas où ranger. »

« Je men occupe », répondit Élodie automatiquement.

Le petit-déjeuner tourna au casse-tête. Antoine avala son café en vitesse, Julien était pressé, Claire nourrissait les enfants, et Élodie courait entre eux, essayant de tous les satisfaire.

« Lolo, il reste des céréales ? » demanda Claire.

« Je crois. »

« Et du yaourt ? »

« Un seul. »

« Camille, mange des céréales », dit Claire à sa fille.

« Je veux un yaourt, comme à la maison », bouderait la petite.

« Camille, il ny en a quun, et vous êtes deux », expliqua patiemment Élodie.

« Alors Léo nen prend pas ! »

« Moi aussi jen veux ! » protesta le garçon.

« Les enfants, ça suffit », intervint Claire. « Vous mangerez des céréales, un point cest tout. »

Quand les hommes partirent travailler et que les enfants se calmèrent, Élodie avait limpression davoir couru un marathon. Et ce nétait que le premier matin.

« Claire, tu ne travailles pas ? » demanda-t-elle.

« Si, mais à distance. Je vais my mettre. Les enfants regarderont des dessins animésils sont calmes comme ça. »

Élodie acquiesça et se retira dans la chambrele seul endroit où subsistait un semblant de sa vie davant.

Mais trente minutes plus tard, sa tranquillité fut interrompue.

« Tatie Élodie », frappa Camille. « Je peux boire ? »

Elle donna un verre deau à lenfant et retourna dans la chambre.

Vingt minutes plus tard :

« Tatie Élodie, je dois aller aux toilettes. »

Encore trente minutes :

« Tatie Élodie, Maman dit de demander si on peut faire une machine. »

À midi, Élodie comprit quil était impossible de travailler dans ces conditions. Les enfants réclamaient sans cesse, le chat miaulait, Claire parlait à des clients au téléphone.

« Lolo, on mange quoi ? » demanda Claire à treize heures.

« Je ne sais pas. Quest-ce que vous mangez dhabitude ? »

« Oh, on improvisera. Tu as des pommes de terre ? »

« Oui, mais pas beaucoup. »

« Et de la viande ? »

« Du poulet au congélateur. »

« Parfait, on fera du poulet avec des patates. »

Élodie remarqua que Claire disait « on », mais nallait pas vers les plaques.

« Tu vas cuisiner ? » demanda-t-elle.

« Oh, oui, bien sûr », répondit Claire distraitement. « Mais je dois rendre un projet avant quinze heures. Tu peux commencer, et je viens après ? »

Élodie partit sans un mot.

Le soir, elle était à bout. Elle avait cuisiné, fait la vaisselle deux fois, calmé le chat, répondu aux enfants. Elle navait pas pu travailler.

Quand les hommes rentrèrent, latmosphère était tendue.

« Ça va ? » demanda Antoine.

« Ça dépend », répondit Élodie froidement.

Au dîner, Julien fit le point sur les recherches :

« On a vu deux appartements aujourdhui, mais rien de bien. Lun est trop cher, lautre en mauvais état. On en verra dautres demain. »

« Ne vous pressez pas », dit généreusement Antoine. « On a de la place. »

Élodie lui lança un regard noir. De la place ? Dans un deux-pièces pour six ?

« Enfin, on ne reste pas éternellement », hasarda Claire.

« Bien sûr, mais prenez votre temps. »

Après le dîner, quand les enfants furent couchés et les autres installés devant la télé, Élodie emmena Antoine dans la cuisine.

« Antoine, il faut parler. »

« De quoi ? »

« De la situation. Cest plus dur que je ne pensais. »

« Comment ça ? »

« Impossible de travailler, je cuisine pour une foule, je nettoie après tout le monde »

« Lolo, patiente un peu. Cest ma sœur. »

« Je comprends. Mais pourquoi tout retombe sur moi ? »

« Qui dautre ? Claire soccupe des enfants, les hommes travaillent. »

« Et moi, je ne travaille pas ? »

« Enfin, tu es à la maison »

« Être à la maison ne veut pas dire être disponible ! »

Antoine se tut, puis soupira :

« Daccord, je vais parler à Claire. Elle doit aider davantage. »

« Et Julien aussi. »

« Et Julien. »

Mais le lendemain, rien ne changea.

Le troisième jour, Élodie craqua.

« Écoutez », dit-elle au dîner. « On instaure un tour de rôle pour la cuisine. Là, je suis la seule à cuisiner. »

« Oui, bien sûr », acquiesça Claire. « Je cuisinerai demain. »

« Et on alterne pour la vaisselle », ajouta Élodie.

« Évidemment », approuva Julien.

Mais le matin, Claire annonça quelle avait du travail urgent et demanda à Élodie de « la remplacer ». Julien partit tôt, Antoine était occupé.

« Donc cest encore moi », conclut Élodie.

« Désolée, cest les circonstances », sexcusa Claire.

Le soir, Élodie explosa.

« Antoine, ça ne peut plus durer. »

« Quoi donc ? »

« Je suis devenue la bonniche de la famille. Je cuisine, je nettoie, je moccupe des enfants. Les autres vivent ici comme à lhôtel. »

« Tu exagères. »

« Vraiment ? Qui a préparé le petit-déj ce matin ? »

« Toi. »

« Le déjeuner ? »

« Toi. »

« Le dîner ? »

« Toi aussi, mais »

« Qui a fait la vaisselle ? »

« Lolo, ça suffit. Je comprendscest dur pour toi. »

« Dur ? Non, cest injuste ! Pourquoi je dois subvenir aux besoins de toute une famille ? »

« Subvenir ? Ils ne resteront pas éternellement ! »

« Ça fait une semaine. Et aucun progrès. Claire a même dit que les bons plans napparaîtraient pas avant un mois. »

« Un mois, deux moisce nest rien. »

« Rien pour toi ! Tu pars le matin et tu rentres pour un dîner prêt. Moi, je »

« Et toi tu es à la maison, ce nest pas si dur »

« Stop ! » Élodie pâlit de colère. « À la maison ? Je travaille ! À distance, mais je travaille ! Et je ne peux pas, parce que je nourris, nettoie, moccupe des enfants ! »

Antoine réalisa quil avait dépassé les bornes.

« Daccord, demain je parle sérieusement à Claire. On répartira les tâches. »

« Et à Julien aussi. »

« Et à Julien. »

Mais le lendemain, la discussion se limita à des promesses vagues.

Le soir, un incident fit déborder le vase.

Élodie préparait le dîner quand Antoine arriva :

« Au fait, demain les enfants reprennent lécole et la crècheils sont inscrits ici temporairement. Il faudra préparer le petit-déj plus tôt. »

« Daccord. »

« Et leur faire des gamelles. »

« Hum. »

« Et Claire dit quils nont plus de vêtements propres. Tu pourrais faire une machine ? »

« Elle ne peut pas le faire elle-même ? »

« Elle ne sait pas comment marche notre lave-linge. »

« Elle apprendra. »

Antoine hésita, puis ajouta :

« Et comme on est plus nombreux maintenant, il va falloir cuisiner davantage. »

Élodie se tourna vers lui.

« Comment ça ? »

« Ben, ils mangeront ici tout le temps maintenant »

« Et ? »

« Tu vas aussi cuisiner pour la famille de ma sœur », dit-il dun ton péremptoireet le regretta aussitôt.

Élodie posa lentement le couteau quelle tenait. Elle fit face à son mari, un regard glacé quil ne lui avait jamais vu.

« Répète ça », dit-elle calmement.

« Répéter quoi ? »

« Ce que tu viens de dire. Sur le fait que je vais cuisiner. »

Antoine comprit quil avait fait une erreur. Trop tard. Élodie ne dit rien. Elle retira son tablier, le posa sur le plan de travail, et sortit de la cuisine. Une minute plus tard, ils lentendirent fermer la porte dentrée. Antoine resta figé, le regard fixé sur la poignée encore chaude. Dehors, la pluie avait commencé à tomber. Personne ne parla. Le chat miaula. Le dîner brûlait.

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