– Ne touche pas à mes tomates ! C’est tout ce qu’il me reste, criait la voisine par-dessus la clôture.

«Ne touche pas à mes tomates! Cest tout ce qui me reste,» crie la voisine à travers la clôture.
«Madame Dubois, pourquoi ne faitesvous pas un petit tour chez vos voisins?», répond Zélie Lefèvre en tendant une tarte aux pommes encore fumante. «Dans un hameau, on ne peut pas rester isolé; on ne sait jamais si le robinet fuit ou si le courant saute.»

Élise Dubois sessuie les mains sur son tablier, saisit le lourd plat. Le parfum de cannelle et de pommes cuites envahit la petite cuisine de la vieille maison de campagne quelle a héritée de sa mère.

«Merci, Zélie, mais je suis un peu réservée,» sourit Élise, embarrassée. «Je suis venue ici pour chercher le calme et trier les affaires de maman.»

«Je comprends, ma petite,» acquiesce la vieille dame, remet sa mèche grise sous le foulard. «Cest le domaine de Martine Legrand, la bonne femme qui a tout donné. Mais il faut quand même saluer Valentine Dupont de lautre côté de la clôture. Elle habite à côté depuis trente ans. Vous ne vous connaissez pas, mais les voisins sentraident toujours.»

Élise hoche la tête, même si elle simagine déjà en train de boire son thé en solitaire, feuilletant le vieil album photo de sa mère. Après son divorce, elle obtient enfin un congé de son agence de publicité et décide de le passer dans ce hameau de la Bourgogne, à trois cents kilomètres de Paris, pour mettre de lordre dans lhéritage, remettre le jardin en état et guérir ses blessures intérieures.

Lorsque Zélie sen va, Élise enfile son vieux jean et son tshirt, noue un foulard sur la tête et sort dans le jardin. Le terrain de sa mère est envahi de mauvaises herbes depuis presque un an. Il faut tailler les pommiers, remettre les platesbasses et réparer la clôture branlante.

Armée dun sécateur, elle commence à couper les ronces du framboisier qui bordent le terrain. Les épines grattent ses vêtements et ses doigts, mais le travail la calme dune façon étrange ; la fatigue physique apaise la douleur du cœur.

Soudain, un bruissement surgit de lautre côté de la clôture, suivi dune voix aiguë :

«Qui êtesvous? Que faitesvous sur le terrain de Martine?»

Élise se redresse et découvre une vieille femme au visage ridé, le regard perçant, un foulard en lin délavé sur la tête, des cisailles de jardin à la main.

«Bonjour,» répond Élise poliment. «Je suis Élise, la fille de Martine Legrand. Jai hérité de cette maison.»

La femme plisse les yeux, scrute Élise.

«Une fille? Je ne savais pas que Martine avait une fille. Elle ne men a jamais parlé.»

Un pincement transperce le cœur dÉlise. Sa relation avec sa mère était déjà compliquée. Après le divorce de ses parents, elle a vécu avec son père à Paris, tandis que sa mère venait sinstaller ici, dans la maison familiale. Elles se voyaient à peine, se téléphonant seulement les fêtes.

«Nous nétions pas très proches ces dernières années,» murmure Élise. «Vous êtes Valentine Dupont? Zélie ma parlé de vous.»

«Zélie?» ricane la voisine. «Cette commère tourne le village en rond avec ses tartes pour récolter les ragots. Oui, je suis Valentine. Jhabite ici depuis que ta mère était encore une petite fille aux couettes.»

Élise sourit, imaginant sa mère jeune.

«Enchantée. Je crois que je vais rester un moment, remettre ce jardin en ordre.»

Valentine regarde les platesbasses envahies.

«Martine a laissé le jardin à labandon lan dernier, trop malade pour sen occuper. Jai aidé ce que jai pu, mais mon dos ne supporte plus rien.» Elle se renfrogne. «Ne touche pas trop au framboisier ; il sest enraciné contre ma clôture. Si tu le découpes, mon framboisier en souffrira et je naurai plus de fruits pour lhiver.»

«Daccord, je ferai attention,» répond Élise, surprise par le ton brusque de Valentine.

Toute la journée, elle balaie les sentiers, taille les branches sèches, arrache les mauvaises herbes. Au crépuscule, ses mains bourdonnent de fatigue, mais son esprit se sent plus léger. Il y a quelque chose de réconfortant à travailler la terre, à revenir à ses racines.

Le lendemain matin, elle se réveille au bruit dun cliquetis. En regardant par la fenêtre, elle voit Valentine qui saffaire près de la clôture. Elle se hâte de sortir.

«Bonjour,» salueelle. «Vous avez perdu quelque chose?»

Valentine se fige, tenant une bouteille en plastique à moitié découpée.

«Ce sont les slimes,» grogneelle. «Ils rampent du ton terrain et dévorent mes fraises.»

«Je nai pas encore traité le jardin,» sexcuse Élise. «Je men occupe tout de suite. Vous voulez que je vous aide à les éliminer?»

«Je men débrouille,» rétorque Valentine. «Surveillez votre clôture, elle tient à peine. Sinon mes tomates vont tomber.»

Élise regarde la clôture de bois, quelques planches pourries, les poteaux qui penchent. Derrière, Valentine cultive des plants de tomates, attachés à des piquets.

«Je la réparerai,» prometelle. «Vous avez un bon menuisier à recommander?»

Valentine adoucit son ton. «Appelezlui Pierre Martin, il habite rue de la Fontaine, il fait tout à bon prix et avec honnêteté.»

Les jours suivants, Élise range la maison, trie les affaires de sa mère, sarrête parfois pour feuilleter le vieil album ou simplement sasseoir, les yeux dans le vide, se rappelant les souvenirs. Chaque matin, elle croise Valentine qui bichonne ses tomates, leur parle doucement, les attache soigneusement, les arrose dun mélange secret.

«Quelles belles tomates vous avez,» remarque Élise en arrosant ses platesbasses. «Je nen ai jamais vu de si grosses.»

Valentine se redresse, fière. «Cest la variété «Cœur de Bœuf», un vieux cultivar. Martine jalousait toujours mes plants, elle navait pas la main verte.»

«Pourriezvous me dire comment les entretenir?Je voudrais essayer lan prochain,» demande Élise.

Valentine hausse les épaules, un brin sceptique. «Tu vas rester ici un an seulement, non? Qui soccupera delles quand tu repartiras à Paris?»

«Je ne prévois pas de revenir tout de suite,» répondelle doucement. «Après mon divorce, je veux reprendre ma vie, peutêtre ici.»

Un éclair de compréhension traverse le regard de Valentine. «Très bien, je te montrerai tout si tu veux. Viens ce soir, on boira un thé.»

Le soir même, Élise, portetelle une part de tarte aux pommes de Zélie, se rend chez Valentine. La maison de Valentine est aussi ancienne que celle de sa mère, mais impeccablement entretenue : le porche fraîchement peint, les rideaux repassés.

Autour du thé, Valentine raconte la culture de ses tomates avec la même passion que si elle parlait de ses enfants. «Il faut une bonne semence. Je la trempe dans une solution de permanganate, puis je la fais germer au chaud. Les plantations se font selon le calendrier lunaire»

Élise écoute, fascinée par les connaissances encyclopédiques de la voisine. La conversation glisse ensuite sur des sujets plus personnels.

«Et votre mari?» lance Valentine. «Pourquoi navezvous quun enfant? Tout le monde a deux ou trois enfants de nos jours.»

Élise prend une profonde inspiration. «Serge et moi avons vécu quinze ans. Nous voulions des enfants, mais rien na fonctionné. Il a ensuite rencontré une collègue plus jeune, qui est tombée enceinte immédiatement. Il vit maintenant avec sa nouvelle famille et une petite fille.»

«Quel imbécile,» sexclame Valentine. «Tu as le cœur bon, les mains travailleuses. Perdre une femme comme ça, cest du lourd.»

Un sourire sincère naît sur le visage dÉlise. La franchise de Valentine la réchauffe.

Le jour suivant, elle engage Pierre le menuisier pour réparer la clôture. Pendant quil travaille, Élise soccupe des platesbasses, sapprochant peu à peu de la limite du terrain de Valentine. Soudain, plusieurs plants de tomates de Valentine penchent sous le poids des gros fruits, leurs branches se cassent.

«Valentine!» crieelle. «Je peux aider à les attacher?»

Valentine ne répond pas. Élise prend des baguettes de bambou quelle a trouvées dans le cabanon, glisse la main à travers la fissure de la clôture et tente de soutenir les branches.

Un cri perçant retentit :

«Ne touche pas à mes tomates! Cest tout ce quil me reste!» hurle la voisine à travers la clôture, se précipitant de lautre côté.

Élise retire sa main, se griffant le pouce sur un clou.

«Je ne voulais faire que aider»

«Pas besoin de ton aide!» crache Valentine, le visage rougi de colère. «Jai toujours tout fait moimême, je le ferai encore!»

Pierre, qui pose son marteau, secoue la tête : «Ne toffense pas, ma fille. Pour Valentine, ces tomates sont comme ses enfants. Depuis que son fils est mort dans un accident, elle ne vit plus que pour elles.»

Élise regarde la voisine, qui arrange encore ses plants en murmurant des mots doux. La scène prend une toute autre dimension.

La nuit, elle ne parvient pas à dormir, repensant à Valentine et à ses tomates. Au matin, elle revient, résolue.

«Valentine Dupont, pardonnezmoi pour hier,» ditelle, les yeux fixés sur le visage tendu de la vieille femme. «Je ne voulais pas vous contrarier, je craignais seulement que les tomates tombent.»

Valentine reste muette, les lèvres serrées.

«Je pensais que, comme votre dos vous empêche de vous pencher, je pourrais venir vous aider à arroser et désherber. Vous pourriez me montrer comment prendre soin des tomates correctement.»

Valentine reste silencieuse un moment, puis accepte : «Très bien, demain à six heures du matin. Mais faistout comme je te le dis, pas de bêtises.»

Ainsi commencent leurs matins communs au potager. Valentine se montre une enseignante sévère, corrige chaque geste, réclame la perfection, mais peu à peu ses remarques sadoucissent, et parfois un hochement de tête approuve le travail dÉlise.

Un jour, après avoir attaché de nouveaux rameaux, Valentine raconte :

«Mon fils, Michel, était ingénieur. Il a acheté une moto, sest écrasé sur la route à vingttrois ans.»

Élise écoute, silencieuse, redoutant de briser le moment.

«Mon mari est mort dune crise cardiaque un an après lenterrement.» poursuit Valentine. «Je ne sais plus pourquoi je reste. Au départ, je pensais que je ny survivrais pas, puis le printemps est arrivé, jai planté ces tomates, pensant que ce serait la dernière fois. Elles ont grandi, elles ont survécu et tant quelles poussent, jai une raison de vivre.»

«Je comprends maintenant pourquoi vous les protégez tant,» murmure Élise. «Elles sont plus que des plantes pour vous.»

Valentine acquiesce. «Ta mère et moi nétions pas très proches, nos caractères différaient. Mais quand je suis tombée malade il y a trois ans, elle venait chaque jour arroser mes tomates pendant que jétais à lhôpital. À son retour, les plants étaient encore sains, et cest là que nous nous sommes réconciliées.»

Élise sourit, se rappelant sa mère dans le jardin de la voisine.

«Jai trouvé le journal de ma mère. Elle écrivait à ton sujet :«Valentinetêtue comme un âne, mais le cœur dor, et ses tomates sont un miracle.»»

Valentine éclate en sanglots, essuyant les larmes avec le bord de son tablier. «Elle était bonne. Dommage que vous ne vous soyez pas davantage parlé.»

«Vraiment?» sétonne Élise. «Je pensais quelle mavait oubliée»

«Pas du tout, ma petite!» répond Valentine. «Elle était fière de toi, racontait à tout le monde à quel point tu étais brillante, que tu travailles dans une grande agence à Paris. Elle nosait pas venir te voir, pensant que tu étais trop occupée et que ton petit appartement ne pouvait laccueillir.»

Élise sent une boule monter à la gorge. Tant de mots non dits, tant doccasions manquées…

«Allons prendre le thé,» propose soudain Valentine. «Jai fait une tarte aux cerises hier.»

Autour de la tarte, elles parlent de la mère dÉlise, du passé, de la vie rurale. Valentine raconte des anecdotes sur Martine Legrand, et Élise découvre sous un nouveau jour la femme qui la élevée.

«Et si vous veniez dormir chez moi demain?» suggère Valentine. «La pleine lune approche, cest le moment idéal pour tremper les semences pour lan prochain. Je te montrerai comment choisir les meilleures graines pour tes propres tomates.»

«Lan prochain?» sétonne Élise. «Vous pensez que je pourrai le faire?»

«Pourquoi pas?» ricane la vieille femme. «Ta mère était Martine, tu as ses mains. Tout le monde apprend, il suffit de pratiquer.»

Élise sourit. Pour la première fois depuis longtemps, elle sent quelle a trouvé sa place. Ici, dans la vieille maison de sa mère, à côté de la voisine grincheuse mais au grand cœur, parmi les pommiers et les platesbasses.

«Je crois que je vais rester ici pour de bon,» déclareelle. «Je peux travailler à distance, et le weekend je vais à Paris pour mes dossiers. Ma mère serait fière.»

Valentine hoche la tête, comme si la décision était évidente. «Bien sûr, reste. Une maison sans propriétaire se vide, et jai besoin daide pour les tomates, cest déjà dur toute seule. Et qui sait, tu pourras peutêtre cultiver les tiennes, pas moins belles que les miennes.»

De lautre côté de la clôture, on voit les plants de tomates «Cœur de Bœuf» de Valentine, gros, rouges, fierté du potager. À côté, de petites tomates vertes que les deux femmes ont plantées ensemble il y a un mois.

«Lan prochain,» dit Valentine en les regardant avec tendresse, «nous aurons une récolte qui fera envier tout le village.»

Élise regarde ses mains, maintenant calleuses à force de travailler la terre, la terre de jardin incrustée sous les ongles. Des mains qui tapotaient autrefois les touches dun clavier savent aussi maintenant planter, désherber, arroser. Des mains qui ressemblent à celles de sa mère.

«Merci, Valentine Dupont,» murmureelle. «Pour les tomates, pour les souvenirs de ma mère pour tout.»

Valentine lève la main, un sourire timide se dessine. «Quoi, nous sommes voisins. On doit sentraider. Ta mère le comprenait bien.»

Elles restent au bord de la clôture, qui nest plus une barrière mais un lien entreEnsemble, elles contemplèrent le coucher du soleil, persuadées que leurs tomates avaient semé une amitié qui perdurerait à travers les générations.

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